Tazmalt est un village hanté. Dans ce huis clos de maison de guingois qui escaladent la colline, un meurtre a été commis en plein jour, devant la moitié du village, y compris les gendarmes. Cinq mois plus tard, aucune arrestation ni inculpation n'ont été faites. « C'est le principe même du roman policier à l'algérienne », explique un juriste. « Tout le monde sait qui est l'assassin mais l'histoire consiste à tout faire pour éviter de tomber dessus. » C'était le 28 juin 1998. Ils étaient bien une centaine et presque tous avaient une pierre dans la main, au coin d'une rue de Tazmalt. Trois jours plus tôt, le chanteur berbère Matoub Lounès a été assassiné à moins de 50 km de là et, un peu partout dans la région, des émeutes spontanées de jeunes gens ont éclaté. Il est dix heures du matin, dans le quartier haut, lorsque Hamza Ouali salue son père Mustapha avant de rejoindre les manifestants : «Ici, chaque fois qu'il existe quelque chose de bien, comme Matoub, il faut que ce soit détruit. Nous sommes comme des gens qui ont soif. Nous approchons la bouche du robinet ouvert, nous nous apprêtons à boire et soudain quelqu'un coupe l'eau par derrière. On n'en peut plus.» Hamza Ouali, 17 ans, est lycéen. Une rafale. Un groupe de jeunes gens venus de tout le bourg arrive à 300 mètres de la Daïra (le siège de la sous-préfecture). Là se sont regroupés quelques notables, une cinquantaine de gendarmes, un escadron antiémeute. Dans la chaleur qui monte, les miliciens du village trottinent comme des cantinières, apportant à boire aux gradés.
Une voiture Lada grise traverse bruyamment la poussière. Elle s'arrête à la hauteur des uniformes. En sort Smaïl Mira, 45 ans, président de l'Assemblée populaire communale (APC, la mairie), chef des civils armés, l'homme le plus puissant de Tazmalt. « Je l'ai vu attraper la Kalachnikov d'un des gendarmes puis la porter à sa hanche, braquée vers le tas. Le tas, c'était nous», se souvient un jeune manifestant. On entend une rafale. Hamza Ouali s'écroule. Entre la panique et l'émeute, la foule semble devenue folle. On entend des cris: « Smaïl Mira, assassin. » Mains ostensiblement en l'air, un gradé de la brigade locale s'approche des manifestants. « Vous savez qui a tué, la famille sait qui a tué et nous savons qui a tué. Mais je vous en supplie, revenez au calme. » Depuis, le dossier d'instruction somnole. « En Algérie, la peur est devenue une façon de penser », commente un avocat. « Toute notre société s'est construite là-dessus, le raisonnement, les comportements, le langage. » Ne fût-ce que pour prononcer son nom, les voix baissent. En pleine conversation, on se retourne pour voir s'il n'aurait pas surgi, par on ne sait quelle magie. Mais non, personne, un vide avec des réverbères, superbes, incongrus, plantés en rangs serrés comme dans un verger. Incongrus, ils sont partout, illuminant même en plein soleil la poussière de ruelles en torsade. « Ces réverbères, vous verrez, ils sont devenus une obsession ici », lâche un passant. « Lampadaires ». Smaïl Mira, lui, est invisible. Dans la salle d'honneur de la mairie, son état-major offre des sodas d'un air désolé, répétant une nouvelle fois qu'«il est en mission, impossible de le rencontrer ». Lorsqu'on parle de lui, les doigts se tendent avec précipitation vers la fenêtre. «Vous ne voyez pas, là, sur la chaussée ? » Chacun hoche la tête. « Mais si, les lampadaires. » «Il n'y a pas pareil éclairage public dans toute la willaya (préfecture). Moderne, prestigieuse », s'émeut un autre notable. Ils sont prêts à en parler des heures, dissertent, se congratulent. Mais Smaïl Mira a-t-il tué le jeune Hamza Ouali ? Il y a d'abord un silence. Puis, tous en même temps, les notables s'exclament, se frappent la poitrine, rivalisent de rire sonores. Ils ont bien entendu quelque chose. « Mais c'est faux. De la jalousie. On veut lui prendre la mairie. » « Ou les lampadaires. » Smaïl Mira, c'est d'abord une gloire en héritage, celle du fameux commandant Mira, héros impitoyable pendant la guerre de Libération. La photo du cadavre paternel criblé de balles sert d'ex-voto dans la voiture du fils. L'histoire en étendard, la violence pour légende, Smaïl Mira se pose lui aussi en dur. « Etre un enfant de Chahid (martyr de l'indépendance) sert de clé à toutes les portes. C'est une espèce de privilège, de légitimité incontestée, peut être le seul consensus qui existe en Algérie. Tout le monde a voté pour lui et même les autres candidats étaient d'accord quand il s'est présenté la première fois », se souvient l'un d'eux. C'était en 1985, du temps du parti unique. En 1991, après l'annulation des élections remportées par le Fis (Front islamique du salut) et l'instauration de l'état d'urgence, les autorités nomment directement les responsables communaux.
A Tazmalt, Smaïl Mira, sans étiquette, est maintenu à la tête de la commune. « Désormais, il était clair pour nous tous qu'il avait le soutien du pouvoir et des amis au plus haut niveau », raconte un commerçant. « En Algérie, cela veut dire: tu peux tout faire. » La période s'y prête, sanglante, confuse. Réseaux d'influence. Même si Tazmalt, comme l'ensemble de la Kabylie, est relativement épargnée par les violences, l'ombre du conflit obscurcit tout et permet le reste. Partout dans le pays, les mairies se sont mises à gérer la distribution des anciens biens d'Etat, terres communales, patentes commerciales, logements. Sans contrôle ni recours, tout transite par les réseaux d'influence de l'APC - de l'obtention d'un prêt bancaire à l'attribution d'une allocation jeunes -, un pouvoir énorme dans un pays en proie à une crise économique sans précédent. « Mira a commencé à construire son royaume là-dessus. Il y avait ceux qui étaient servis et les autres faisaient les esclaves », dit un jeune chômeur. «Et lui, pendant ce temps, il fait des lampadaires pour son orgueil, comme un voile sur notre misère. »
Une voiture Lada grise traverse bruyamment la poussière. Elle s'arrête à la hauteur des uniformes. En sort Smaïl Mira, 45 ans, président de l'Assemblée populaire communale (APC, la mairie), chef des civils armés, l'homme le plus puissant de Tazmalt. « Je l'ai vu attraper la Kalachnikov d'un des gendarmes puis la porter à sa hanche, braquée vers le tas. Le tas, c'était nous», se souvient un jeune manifestant. On entend une rafale. Hamza Ouali s'écroule. Entre la panique et l'émeute, la foule semble devenue folle. On entend des cris: « Smaïl Mira, assassin. » Mains ostensiblement en l'air, un gradé de la brigade locale s'approche des manifestants. « Vous savez qui a tué, la famille sait qui a tué et nous savons qui a tué. Mais je vous en supplie, revenez au calme. » Depuis, le dossier d'instruction somnole. « En Algérie, la peur est devenue une façon de penser », commente un avocat. « Toute notre société s'est construite là-dessus, le raisonnement, les comportements, le langage. » Ne fût-ce que pour prononcer son nom, les voix baissent. En pleine conversation, on se retourne pour voir s'il n'aurait pas surgi, par on ne sait quelle magie. Mais non, personne, un vide avec des réverbères, superbes, incongrus, plantés en rangs serrés comme dans un verger. Incongrus, ils sont partout, illuminant même en plein soleil la poussière de ruelles en torsade. « Ces réverbères, vous verrez, ils sont devenus une obsession ici », lâche un passant. « Lampadaires ». Smaïl Mira, lui, est invisible. Dans la salle d'honneur de la mairie, son état-major offre des sodas d'un air désolé, répétant une nouvelle fois qu'«il est en mission, impossible de le rencontrer ». Lorsqu'on parle de lui, les doigts se tendent avec précipitation vers la fenêtre. «Vous ne voyez pas, là, sur la chaussée ? » Chacun hoche la tête. « Mais si, les lampadaires. » «Il n'y a pas pareil éclairage public dans toute la willaya (préfecture). Moderne, prestigieuse », s'émeut un autre notable. Ils sont prêts à en parler des heures, dissertent, se congratulent. Mais Smaïl Mira a-t-il tué le jeune Hamza Ouali ? Il y a d'abord un silence. Puis, tous en même temps, les notables s'exclament, se frappent la poitrine, rivalisent de rire sonores. Ils ont bien entendu quelque chose. « Mais c'est faux. De la jalousie. On veut lui prendre la mairie. » « Ou les lampadaires. » Smaïl Mira, c'est d'abord une gloire en héritage, celle du fameux commandant Mira, héros impitoyable pendant la guerre de Libération. La photo du cadavre paternel criblé de balles sert d'ex-voto dans la voiture du fils. L'histoire en étendard, la violence pour légende, Smaïl Mira se pose lui aussi en dur. « Etre un enfant de Chahid (martyr de l'indépendance) sert de clé à toutes les portes. C'est une espèce de privilège, de légitimité incontestée, peut être le seul consensus qui existe en Algérie. Tout le monde a voté pour lui et même les autres candidats étaient d'accord quand il s'est présenté la première fois », se souvient l'un d'eux. C'était en 1985, du temps du parti unique. En 1991, après l'annulation des élections remportées par le Fis (Front islamique du salut) et l'instauration de l'état d'urgence, les autorités nomment directement les responsables communaux.
A Tazmalt, Smaïl Mira, sans étiquette, est maintenu à la tête de la commune. « Désormais, il était clair pour nous tous qu'il avait le soutien du pouvoir et des amis au plus haut niveau », raconte un commerçant. « En Algérie, cela veut dire: tu peux tout faire. » La période s'y prête, sanglante, confuse. Réseaux d'influence. Même si Tazmalt, comme l'ensemble de la Kabylie, est relativement épargnée par les violences, l'ombre du conflit obscurcit tout et permet le reste. Partout dans le pays, les mairies se sont mises à gérer la distribution des anciens biens d'Etat, terres communales, patentes commerciales, logements. Sans contrôle ni recours, tout transite par les réseaux d'influence de l'APC - de l'obtention d'un prêt bancaire à l'attribution d'une allocation jeunes -, un pouvoir énorme dans un pays en proie à une crise économique sans précédent. « Mira a commencé à construire son royaume là-dessus. Il y avait ceux qui étaient servis et les autres faisaient les esclaves », dit un jeune chômeur. «Et lui, pendant ce temps, il fait des lampadaires pour son orgueil, comme un voile sur notre misère. »
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