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Alger, ville hypertrophiée et métastasée

jeudi 3 février 2005, par Hassiba

La construction, ou la déconstruction, c’est selon, d’Alger a été, de l’avis de nombreux architectes et urbanistes, un cas d’école. Pour preuve, on y retrouve les empreintes de la plupart des grands noms de l’architecture des deux siècles derniers.

De l’époque où elle s’appelait El Djazaïr et n’était qu’une Casbah à aujourd’hui, la ville n’a cessé de grandir et de se développer, sans trop prendre le temps de s’arrêter pour voir où elle allait ni ce qu’il advenait d’elle.

La ville sort de ses murs
Au début, il y avait la Casbah agrippée à la colline dominant l’anse et le port. La forteresse turque trônait sur la ville médiévale, tapie derrière ses murs d’enceinte et parcourue d’un entrelacement de ruelles et venelles. C’est cette Casbah qui enfantera, dans la douleur, Alger, la ville. A peine débarqués, les Français commencent à détruire le centre historique d’El Djazaïr pour s’installer militairement. Après avoir aménagé des percées dans la Casbah (rue de la Lyre et rue Randon), ils font le vide dans la Basse Casbah pour créer une place d’Armes (devenue aujourd’hui, la place des Martyrs) et, par étapes successives, la ville sortie de ses murs historiques, gagne le front de mer en mettant à bas maisons et palais.

Et durant un siècle et demi, sur proposition de l’architecte Frédéric Chassériau, un boulevard est créé le long de la mer. Ce boulevard avec des immeubles à arcades, qui est inauguré par Napoléon III en 1865, est relié au nouveau port par un système de rampes monumentales. C’est le boulevard Zighout Youcef. La gare ferroviaire est construite en contrebas et des immeubles emblématiques (préfecture, Banque de l’Algérie, casino-hôtel (l’ex-Aletti), opéra (TNA aujourd’hui), palais des Assemblées) jalonneront peu à peu ce nouveau front de mer derrière lequel se construit le quartier commercial d’Isly. Il faudra attendre le début du XXème siècle pour voir une nouvelle tendance architecturale poindre avec la vague néo-mauresque à Alger.

La Grande-Poste et les Galeries sont des modèles représentatifs de cette architecture « arabisante » dont les réalisations accentuent le déplacement du centre d’Alger vers l’est. C’est sur les terrains dégagés de l’est que Hennebique, entreprise pionnière du béton armé, réalisera ses expériences en construisant des immeubles à ossature métallique qui sont montés à l’assaut des collines environnantes où, hier encore, on pouvait voir de la verdure. La rue Didouche Mourad (ex-rue Michelet) défie la côte avec des épingles à cheveux qui lui vaudront de devenir une rue où le visiteur peut découvrir d’étonnantes séquences urbaines et d’originaux édifices d’angle. La bataille contre le relief est ainsi gagnée et plus rien ne saurait arrêter l’extension de la ville qui, avec sa frénésie d’urbanisation, phagocytera Birkhadem, Bir Mourad Raïs, à l’est. Certains urbanistes tenteront cependant d’unifier et d’organiser le développement de la ville qu’ils voient partir dans tous les sens alors que d’autres défendent l’idée de l’extension. Dès lors, la construction d’Alger devient le sujet de débats entre urbanistes et architectes qui souvent tournent à la polémique.

Le Corbusier, Pouillon, Nemeyer et les autres
C’est à cette époque que Le Corbusier arrive pour proposer, à partir de 1932, un réaménagement radical de la ville dans le cadre d’un plan général qu’il nommera Obus. Les plans de l’architecte prévoient la construction d’un quartier d’affaires sur le site de la Marine que surplombera une série d’immeubles curvilignes sur les hauteurs.

Quant à la Casbah, Le Corbusier, innovateur et avant-gardiste jusqu’au bout des ongles, n’y voit qu’un site secondaire qu’il se propose de surplomber avec un viaduc habité, véritable autoroute urbaine, qui courra sur les versants des collines alentour. Les projets de Le Corbusier seront, heureusement, tous refusés, même si certains sont en partie ressuscités par les architectes qui gagneront plus tard le titre de corbuséens. On peut citer parmi ces défenseurs du plan Pierre-André Emery, Jean de Maisonseul, Louis Miquel, un des auteurs de l’immeuble Aéro-habitat, ou Roland Simounet qui seront parmi les défenseurs de la vision urbanistique de Le Corbusier. Mais Jacques Chevallier, le nouveau maire d’Alger, est loin de partager cette vision. C’est à lui qu’Alger devra l’intervention de Fernand Pouillon, ennemi des corbuséens, et la construction des trois cités-dortoirs destinées aux populations musulmanes que sont Diar Es Saada, Diar El Mahçoul et Climat de France à Bab El Oued. Après l’indépendance, Alger continuera à s’agrandir vers l’est et atteindra El Harrach avant d’arriver aux marais asséchés de « Retour de la chasse » qui changeront de nom pour devenir Bab Ezzouar et le site d’accueil des projets des architectes Rachid Sidi Boumedine et Brahim Ould Henia. C’est là aussi que l’architecte brésilien Oscar Niemeyer proposera d’ériger de nombreux projets. Ils seront pour la plupart avortés et ne subsistera que l’université de Bab Ezzouar. Mais le peu de projets qui auront abouti suffiront cependant à faire sauter définitivement le cadre, laissant Alger déborder sur les terres agricoles de l’est qu’elle détournera de la manière la plus anarchique de leur vocation.

Urbanisation anarchique lucrative
La suite, tout le monde la connaît. La capitale de 3 millions de citadins devant contenir de plus en plus d’habitants s’étend, dans le plus grand désordre et en urbanisant les riches terres agricoles de la plaine de la Mitidja, jusqu’au cap Matifou. Loin de s’arrêter là, la ville continue à grandir dans tous les sens et toutes les directions et à s’hypertrophier en avalant de plus en plus de terres agricoles. Bientôt, Dely Brahim qui n’était qu’un village de la périphérie, le premier affirme-t-on, devient un démembrement de la ville. D’autres suivront pour réduire encore la surface des terres agricoles autour de la cité. Pour, officiellement, répondre à la demande en logement en constante évolution, mais aussi pour faire des affaires, on lotit des terres de culture pour les vendre en terrains de construction.

Avec l’apparition du terrorisme, le détournement et le lotissement des terres agricoles s’accentuent et deviennent une pratique courante et une manière de s’enrichir, impunément, au détriment de l’Etat, de la collectivité et du bon sens. Occupé à maintenir les équilibres et à lutter contre les terroristes, l’Etat recule pour confier la gestion et la direction des communes à des délégations exécutives communales (DEC) dont nombreux seront les responsables qui géreront le patrimoine foncier communal comme une propriété privée acquise sans bourse déliée et vendue rubis sur l’ongle. La création d’un ministère pour l’aménagement de la capitale sera une tentative de réfréner ce commerce plus que lucratif des sols et cette défiguration de la ville.

Le ministre en charge d’Alger, Cherif Rahmani, initiera ce qu’il nommera le Grand Projet urbain (GPU) qui s’articule sur plusieurs axes dont les objectifs convergent vers la modernisation de la capitale en procédant à un réaménagement du tissu urbain. Un des axes qui visait l’excentration vers l’est du centre-ville congestionné prévoyait la destruction des immeubles et entrepôts en ruine du Hamma où devait s’élever un quartier d’affaires moderne. L’hôtel Sofitel, la Bibliothèque nationale du Hamma, les immeubles en verre et béton descendant la route longeant le ravin de la Femme sauvage et l’immeuble marquant le débouché de cette route, la porte vers la mer, matérialisée par le pont des Fusillés, faisaient partie de cet axe. Un autre axe du GPU prévoyait l’aménagement du port, de la Basse Casbah et du quartier de la Marine pour qu’« Alger rencontre la mer et ne lui tourne plus le dos ». Il était question de restaurer les voûtes d’Alger et de réaménager le quartier de la Marine de manière à faire passer la route du front de mer sous la place qui descendrait jusqu’au port pour faire se (re)rencontrer la Casbah avec la mer. Un avis d’appel d’offres international avait été lancé et le projet d’un bureau d’études italien avait été retenu. Mais tout tombera à l’eau.

Avec le départ du ministre qui était, entre-temps, devenu gouverneur à la tête d’Alger élevée, anticonstitutionnellement, au statut de Gouvernorat, le GPU comme le reste des projets seront jetés aux oubliettes d’où ils ne sont pas près de ressortir. Du moins pas sous la forme que leur a donnée l’ex-gouverneur qui, lui-même, en avait actualisé et adapté quelques-uns. C’est ainsi que le projet de la nouvelle ville de Sidi Abdellah qui devait inaugurer un autre projet plus monumental consistant en l’établissement d’une couronne de « villes satellitaires » autonomes autour de la capitale a été découplé pour devenir projet de construction d’une technopole. Le chantier de la restauration et de l’aménagement des voûtes a été, lui, tout simplement interrompu par le wali qui succédera au gouverneur. Quant au reste des projets, ils ont continué à croupir au fond d’un tiroir pendant que les administrateurs de la capitale poursuivaient leur œuvre de destruction de la ville et de son image par la construction anarchique de quartiers entiers apparus tout autour d’Alger comme les métastases d’un cancer urbanistique qui a élu domicile au cœur de la ville.

Aujourd’hui, on repense à la nécessité d’une politique de gestion de la ville et même désigné un ministre pour s’en occuper. Le pays a donc aujourd’hui un ministre de la Ville et un avant-projet de politique de gestion de la ville en gestation. C’est prometteur, nécessaire, mais loin d’être suffisant. Car, avant de parler de gestion, il faut d’abord repenser la ville en termes de construction et, surtout, de déconstruction. En clair, d’abord parler de ce qu’il faudra détruire pour que les tissus urbains de nos villes, et de la capitale en premier lieu, redeviennent sains, dans tous les sens.

Par Hassan Gherab, La Tribune