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At Yanni cherche son coin de ciel bleu

dimanche 8 août 2004, par Hassiba

Le village natal d’Idir et de Mouloud Mammeri est mal en point. L’artisanat, première activité économique ayant fait jadis la renommée d’At Yanni, est aujourd’hui victime de la conjoncture socioéconomique qui le tue à petit feu.

Les artisans-bijoutiers chôment. Leurs produits, ces fameux bijoux en argent, ne se vendent plus comme avant à cause du prix de revient qui atteint des pics à cause de la cherté des matières premières. L’agriculture de montagne, essentiellement basée sur l’exploitation et la production oléicoles, s’est fortement ralentie. Les oliviers ont vieilli et les petites parcelles de terre disputées à la rocaille de la montagne n’arrivent plus à assurer l’autosuffisance. Et les jeunes, qui ne peuvent même plus chercher refuge dans l’émigration comme l’avaient fait leurs aînés, ne savent plus quoi faire de leur vie aux horizons bouchés. At Yanni ne sait plus à quel saint se vouer.
Contrairement aux autres saisons de l’année, At Yanni s’épanouit en été, offrant aux regards la beauté de ses montagnes, dont Lala Khedidja et Thaletat (l’auriculaire en kabyle) ou « la Main du juif », qui dressent leurs cimes brisant l’horizon. Quant à la fraîcheur de ses nuits et la sublimité de ses couchers de soleil, elles sont aussi connues que son histoire, sculptée dans chaque bijou que fabriquent amoureusement les artisans.La fête du bijou que les habitants d’At Yanni ont organisée jusqu’au 6 août dernier pour la 6e fois attire encore plus de monde sur son sol, où reposent, au creux des hautes montagnes du Djurdjura, sept villages dont les plus importants sont At Lahcène, At Larbaa et Taourirt Mimoun.

C’est à Taourirt Mimoun qu’est revenu l’honneur d’accueillir la fête du bijou qui transformera thaderth en une véritable ruche où les visiteurs et habitants, curieux, font d’inlassables va-et-vient, piétinant presque sur l’espace de la route principale déjà envahie par les véhicules. Tout le long de cette route, s’alignent côte à côte des kiosques qui emplissent le ciel foncièrement bleu d’un melting-pot musical où on reconnaît le chant mélancolique de Matoub, les airs langoureux de Hasni et Joséphine de Réda Taliani pour rester dans l’air du temps. Ce mélange, pour le moins inattendu, fera sourire plus d’un visiteur. Des jeunes de tout âge déambulent sans but, apparemment. Car, en fait, ils sont pour la plupart en quête de l’âme sœur. Le regard en chasse, les yeux sont en quête d’une autre paire d’yeux à accrocher pour un petit échange préliminaire qui fera peut-être se dessiner le sourire complice espéré.

« La Fête du bijou est l’une des rares occasions où les jeunes d’At Yanni se rencontrent pour faire de beaux mariages ! », ironise l’un des jeunes. Le lieu privilégié pour ces « rencontres » est le CEM Larbi Mezani où se tient l’exposition des bijoux qui attire un monde fou. Donc, autant d’opportunités de rencontres. Les visiteurs se bousculent pour approcher les étals présentant broches, chaînes, boucles d’oreilles, bracelets et autres produits d’artisanat, dans un mélange de styles chatoyant et sobre. Tout en s’extasiant sur la qualité des produits, les visiteurs expriment aussi leur étonnement, voire leur désarroi devant les prix affichés, unanimement qualifiés d’inabordables. Les habitués de la fête et connaisseurs soulignent, eux, le nombre très réduit des exposants mais aussi des modèles par rapport aux éditions précédentes de la Fête du bijou. Approchés, les artisans-bijoutiers exposants justifient la hausse des prix de leurs produits par la cherté des matières premières nécessaires à leur fabrication.

Le bijou, une tradition qui se perd
Car, selon les différentes estimations, 1 kilogramme d’argent coûte plus de deux millions de centimes. L’émail n’est plus disponible depuis deux ans, sauf au marché noir où le jaune est vendu à deux millions de centimes et le bleu et le vert à 1 million de centimes. Quant au corail, le meilleur est exporté à l’étranger, en Italie notamment. Les artisans n’ont droit qu’aux « déchets », vendus, de plus, à des prix fort élevés ! Pour finir, l’estampille de garantie, qui a atteint les 5 000 DA, découragerait le plus ambitieux des artisans ! Du côté de l’APC, les représentants diront que « dans les années 1980 à 1990, il y avait 450 bijoutiers actifs ayant des ateliers. Aujourd’hui, il ne reste qu’environ 80 bijoutiers. Le reste préfère travailler dans un autre secteur, plus rentable ».
En fait, nombre de bijoutiers ont fini par rejoindre les rangs des travailleurs au noir. Ce qui leur permet de vendre le bijou au même prix mais sans payer toutes les taxes.Mais ce n’est là qu’un ersatz de solution qui n’en est pas une en réalité. La fabrication du bijou qui constitue la plus importante activité économique et ressource financière pour les habitants d’At Yanni, pour ne pas dire l’unique, a ainsi fini par amorcer la courbe plongeante de son déclin.

Les artisans ont du mal à vendre leurs produits, sauf dans les rares occasions que constituent les différentes manifestations culturelles dont la plus importante reste cette fête du bijou. Ce qui explique la volonté combative des organisateurs pour la relance et la renaissance de la manifestation. « En dehors de ces occasions, le client est pour nous un coup de chance. Il nous arrive de ne rien vendre durant des jours, voire des semaines. Les touristes sont rares dans la région », confie un artisan.Le terrorisme est évidemment l’une des raisons qui ont fait fuir les touristes, qu’ils soient étrangers ou algériens. Le drame sécuritaire a enfermé At Yanni pendant presque une décennie dans une coquille, ne recevant, comme visiteurs, que ses propres habitants vivant pour la plupart en dehors de la Kabylie. Certes, aujourd’hui, le terrorisme s’est atténué et At Yanni s’est ouverte aux étrangers. Cependant, le problème demeure le même pour les fabricants de bijoux qui, pour des raisons financières, n’arrivent pas à redresser la barre et relancer l’activité artisanale.

« On attend que l’Etat se manifeste. Le ministre de la PME et de l’Artisanat a promis de nous aider. Mais franchement, on n’espère pas grand-chose. Car des promesses, il y en a eu des tonnes ! », explique un élu de l’APC.En attendant cette aide qui tarde à venir, At Yanni n’a plus que la beauté de son paysage à offrir. Car mis à part ses atouts naturels, At Yanni n’a plus grand-chose à donner. « Ici, il n’y a ni boulot ni loisirs. Il y a juste des montagnes ! », dira un jeune.

Un chômage consommé !
En effet, à At Yanni, le chômage est consommé. Quant aux loisirs, ils sont quasiment inexistants. La jeune génération, très peu attirée par l’artisanat faute de formation, de prise en charge (l’unique école de l’artisanat de la région est fermée depuis les années 1990) et, surtout, d’avenir dans ce corps de métier, a le choix entre quitter la région pour explorer d’autres horizons ou s’exposer à l’oisiveté et tous ses avatars dont on a pu voir un échantillon durant la fête. Des galas qu’At Yanni a organisés dans le cadre de la Fête du bijou ont été perturbés par des groupes de jeunes. « Enflammés » par les effets de l’alcool ou du « haschich », ces jeunes qui ont débordé le service de sécurité ont chargé l’ambiance des galas d’hostilité. Leur comportement agressif a failli compromettre la fête. Les insuffisances et les lacunes du service d’ordre ont, heureusement, été vite comblées par la bonne humeur de la plupart des habitants d’At Yanni, décidés plus que jamais à retrouver la joie de vivre qui a fait leur réputation. « On a tout ici après tout. On a la beauté, le calme, la sérénité, la jeunesse et même la sécurité. Ce qui nous manque, c’est une bonne dose de loisirs et surtout du boulot ! », confie unjeune d’At Yanni.

L’après-fête inquiète les artisans-bijoutiers
Les organisateurs de la Fête du bijou d’At Yanni ont affiché leur satisfaction quant au déroulement de la fête. D’autant plus grande était leur satisfaction que cette sixième édition devait faire renaître la fête du bijou que la conjoncture sécuritaire a failli enterrer. La manifestation s’est finalement tenue tant bien que mal et est arrivée sans grands dommages à son terme pour un baisser de rideau, vendredi dernier, avec une cérémonie de clôture lors de laquelle les nombreux participants ont été conviés à une réception-collation et ont reçu des diplômes de participation de la part des responsables du comité communal des fêtes et du mouvement associatif local. Satisfaction également pour la population locale qui a contribué grandement au bon déroulement et à la réussite de cette manifestation qui a fait beaucoup de bien aux artisans-bijoutiers de la région. Ce sentiment du devoir accompli est d’autant plus grand que les organisateurs et la population avaient des appréhensions quant à l’orchestration de troubles qui visaient l’empêchement du déroulement de cette fête qui peine toujours à retrouver sa régularité annuelle.« Le bilan est satisfaisant dans la mesure où la fête n’a pas connu de troubles majeurs », dira un membre du comité organisateur qui ne manquera pas de signaler les quelque trente mille visiteurs ayant rejoint les deux sites d’exposition mis en place à l’occasion, à savoir le CEM Larbi Mezani et la maison de jeunes Keddache Ali de la localité. Les quatre bijoutiers récalcitrants, le jour de l’ouverture, ont finalement décidé de rejoindre les quarante-trois exposants aux côtés des 67 autres participants des autres produits artisanaux.Mais les artisans-bijoutiers, s’ils se disent contents du déroulement de la fête, pensent plutôt à l’après-fête et affirment attendre la mise en œuvre des engagements du ministre de la PME et de l’Artisanat qui a annoncé, lors de la cérémonie d’ouverture, un programme spécial pour le bijou d’At Yanni dans le cadre d’un programme pour l’activité artisanale avec 4,2 milliards de dinars dégagés. C’est notamment le cas de K. O., bijoutier installé au village At Larba qui regrette le temps où les clients montaient vers At Yanni pour acheter le bijou alors qu’aujourd’hui, c’est l’artisan lui-même qui doit se déplacer pour écouler sa marchandise.« Les temps sont durs », affirmera-t-il en citant le prix de la matière première (argent, corail) et les différentes taxes qui ont fait que de 400 artisans, At Yanni n’en compte plus que 31 avec registre du commerce. C’est là que notre interlocuteur dit espérer que « le programme annoncé par le ministre participera à la baisse du prix de l’argent et du corail, et celle des taxes. Car, ajoute-t-il, si cela continue, il y a un risque que j’abandonne mon registre du commerce comme tous les autres » pour travailler, comme certains, au noir.

L’histoire du bijou d’At Yanni
Contrairement aux autres régions de Kabylie qui se consacrent à la culture de la terre, At Yanni s’est trouvée une activité différente mais tout aussi florissante, du moins par le passé. Il s’agit de l’artisanat. Cette activité englobait par le passé l’armurerie, l’orfèvrerie, l’ébénisterie ainsi que l’estampillage de la fausse monnaie. Mais Eyanniouène sont surtout connus pour leurs bijoux émaillés. Une tradition dont l’origine est encore inconnue. D’après les historiens, la bijouterie émaillée est née en Iran, errant ensuite en Occident par les peuples germaniques. Elle est arrivée en Afrique par le biais de Byzance et de l’Espagne et a pu être conservée grâce aux artisans maures qui se sont réfugiés en Afrique, chassés d’Espagne par la Reconquista. Alors que dans d’autres cités maghrébines, le bijou émaillé fut oublié, à At Yanni, il subsiste et est bien implanté. D’autres sources historiques avancent l’hypothèse que l’orfèvrerie émaillée a pu être introduite à At Yanni par Béjaïa.

Comment fabrique-t-on un bijou berbère ?
Le bijou berbère passe par plusieurs étapes. Au début, il est sous forme d’une plaque d’argent. Pour transformer cette dernière en un bijou, l’artisan la prend, malléable, et lui donne la forme qu’il veut. Puis, il prend des files d’argent de différentes dimensions qu’il applique sur la surface lisse avant de placer son cadrage. Ensuite, il choisit un dessin qu’il étalera au creux du cadrage à l’aide d’un chalumeau. Il le trempera pour finir dans l’acide métrique avant de le sécher soigneusement. Entre-temps, l’artisan aura mis au four l’émail (le bleu et le vert à 95° et le jaune à 850°). La poudre de l’émail se transformera sous la chaleur en une sorte de pâte avec laquelle il couvrira les dessins. Quant au corail, il sera nettoyé et travaillé à la ponceuse avant d’être collé sur le bijou avec de la cire d’abeille. Une fois le bijou fabriqué, il sera enfin brossé, poli avant d’être exposé au fond de son écrin. Certains bijoutiers l’oxydent pour le noircir et lui donner l’apparence d’un bijou en vieil argent -qui coûte plus cher- destiné essentiellement aux touristes.

Histoire et géographie
Les habitants d’At Yanni seraient, selon les historiens, les descendants d’un certain Yani dont on ignore tout. Cependant, on affirme que le arch des Eyanniouènes appartient à l’ensemble des tribus nobles des Igawawen. La population, estimée à 6 832 (statistiques de 1998) habite thidhri (pluriel de thaderth) construites sur les quatre crêtes des collines entourées par des oueds et qui sont au nombre de sept : Tourirt El Hadjadj, Tourirt Mimoun, At Larba, At Lahcen, Agouni Ahmed, Tigzirt et Taçafth. At Yanni s’étend sur 35 km².

Par Farida Belkhiri, La Tribune