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Béjaïa, eaux et lumière

mardi 4 mai 2004, par nassim

Vgayeth (Béjaia), la ville des martyrs, des saints et des sources, a de tout temps inspiré ses ardents admirateurs. L’archiduc d’Autriche, Louis Salvator de Habsbourg (1847-1915), n’en est pas le moindre.

Cet amoureux, si éperdu de la lumière qu’il choisit de passer sa vie aux Baléares, a, au cours d’un de ses fréquents mouillages dans la rade de Bougie, mis à profit une panne technique de son yacht pour immortaliser la ville et ses environs. Au cours de longues promenades sur terre et en mer, il effectue des esquisses d’une grande beauté et d’une exactitude photographique.

Ces illustrations ont ensuite été imprimées puis gravées sur bois par des artistes de Prague. Les 33 « prises de vue » sont accompagnées de descriptions méticuleuses d’où la verve lyrique n’est pas absente. Dans une brève introduction, l’archiduc explique le miracle du climat qui est dû aux remparts naturels que constituent la montagne Gouraya et le cap Carbon. Puis, l’auteur retrace les étapes de l’histoire de la ville depuis la Numidie de Massinissa à la fin du XIXe. Sont déclinés les différents noms de la cité, de Véga « l’accueillante » des Phéniciens, à Békaïa (ceux qui sont restés) des Arabes, devenue, selon lui, Vgayeth par prononciation kabyle. De Saldae des Romains à Bugia dont la fameuse « candéla di Béja » éclairait l’Europe du Moyen- Age. On y apprend que la région était surnommée El Adaoua (la région hostile) mais également Mekka es saghira par les Arabes. Edité à Prague en 1899, l’ouvrage est traduit de l’allemand cent ans plus tard par Viviane Jambert, fille et petite-fille de pieds-noirs. La préface est signée par Jacques Augarde, « dernier maire français de Bougie de 1947 à 1962 » et ex-ministre. Cette préface présente la personnalité « forte et singulière » de l’esthète autrichien en établissant sa biographie et témoigne également de la passion avec laquelle Viviane Jambert a effectué son travail de traduction qui revêt l’aspect d’une uvre à la mémoire de son père.

L’élu y livre sa propre version de l’histoire de la ville, puisée des écrits de gradés de l’armée coloniale et des historiens des siècles précédents. Ainsi pour le lecteur algérien ces documents ont-ils une double valeur : celle d’une approche picturale et poétique de la ville dont Ibn Arabi disait qu’elle était « conçue pour S’hab el hal », les initiés, familiers des illuminations mystiques ou celle d’une réédition de ce regard décidément fielleux que les colonisateurs ont posé sur ces contrées de miel. Les autochtones de Bougie sont désignés indifféremment par les termes de « indigènes, arabes, maures, barbaresques, l’ennemi » lorsqu’ils font de la musique, festoient ou « détalent devant les forces espagnoles ». Lorsqu’ils sont courbés par les travaux des champs ou juchés sur des petits ânes, ce sont des Kabyles et ils suscitent la sympathie. Ils ne sont des Bougiotes que pour lapider en 1314 le religieux chrétien Ramon de Lull. Cet épisode, pourtant reconnu d’une véracité douteuse et rejeté comme non prouvé par l’église catholique, revient à plusieurs reprises dans l’ouvrage.

Il est pourtant souligné que Béjaïa, florissante depuis l’antiquité, a été la résidence des arts, des sciences et des lettres, des mathématiques Mais ce passé si lointain n’a rien à voir avec le présent sanglant de la conquête, est-il suggéré. Ceux qui ont bâti le palais de la Perle, le château de l’Etoile, la tour du Feu et autres chefs-d’uvre qui servirent longtemps de modèle à ceux de Palerme et d’autres rives, sont présentés comme des étrangers avec carte de séjour. La cité sacrée appelée « petite Mecque » tant étaient nombreux les anachorètes, les soufis, les âmes illuminées qui y ont imprimé le sceau de leur bénédiction, la citadelle qualifiée de « Civitas splendissima » dès le IIe siècle de l’ère chrétienne et qui a écrit tant de précieuses pages de l’histoire de l’Algérie souveraine est étonnamment évoquée sans lien avec ses natifs issus pourtant de temps préhistoriques immémoriaux.

Source : Le Matin

Bougie, la perle de l’Afrique du Nord,
de Louis Salvator de Habsbourg, archiduc d’Autriche
Traduction de Viviane Jambert
Préface de Jacques Augarde
Editions l’Harmattan
154 pages, 390 DA