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Benjamin Stora : « Mohamed Lamari était politiquement isolé »

jeudi 5 août 2004, par Hassiba

Benjamin Stora est historien, professeur à l’Institut des langues orientales. Il est notamment l’auteur, avec Mohammed Harbi, de La Guerre d’Algérie, fin d’amnésie aux éditions Robert Laffont et d’Imaginaire de guerres. Les images des guerres d’Algérie et du Vietnam, Poche Découverte, 2004.

Le Figaro. - Comment interprétez-vous la démission du général Lamari ?
Benjamin Stora : Le général Lamari était l’un des hommes clés du régime algérien. Il est apparu sur le devant de la scène politique algérienne en 1993, c’est-à-dire au plus fort de la lutte contre les groupes islamistes armés, dans laquelle il a joué, comme le général Nezzar, un rôle prépondérant. Sa démission ou son limogeage marque indiscutablement la fin d’une époque. Mais il est encore très difficile de dire ce qu’il en découlera.

Démission ou limogeage ?
Les deux sans doute. Bouteflika voulait reprendre les rênes de l’armée. Il avait déjà commencé à le faire en imposant sa politique dite de réconciliation nationale. L’amnistie proposée aux islamistes armés avait heurté les militaires, très engagés dans une politique éradicatrice. En même temps, il faut savoir que l’armée souhaitait depuis déjà un moment prendre ses distances avec le politique. Depuis 1998, elle souhaitait ne plus apparaître comme celle qui fait et défait les chefs d’Etat.

Faut-il en conclure que Bouteflika a mis l’armée au pas ?
C’est évidemment plus compliqué. Bouteflika connaît très bien l’armée. Il a joué un rôle important au sein de l’ALN (Armée de libération nationale), il fut membre de ce que l’on a appelé le groupe d’Oujda qui a pris le pouvoir après l’indépendance. Il était proche de Boumediene. Il fut même son émissaire auprès de Ben Bella en 1960. Bouteflika n’est pas un chef historique, comme Boudiaf, Ben Bella ou Aït Ahmed. C’est un homme sorti du sérail. Il ne veut pas d’un affrontement frontal avec l’armée et il sait très bien qu’il ne peut pas aller trop vite et trop loin. Cela signifie qu’il a trouvé des appuis au sein de l’armée. D’ailleurs, s’il a pu obtenir 85% des voix à l’élection présidentielle du 8 avril, c’est qu’il avait le soutien d’une partie importante de l’armée et donc que Lamari était déjà politiquement isolé. En fait, le sort du général Lamari a été scellé dès le 8 avril.

Pourquoi l’armée aurait-elle lâché Lamari ?
Parce que de jeunes officiers sont impatients de prendre la relève. Lamari a 65 ans. Il appartient comme le général Nezzar à l’ancienne génération. L’armée algérienne est contrainte aujourd’hui de se moderniser, tant au niveau de sa hiérarchie que de ses équipements devenus obsolètes. D’où les accords de coopération signés avec Paris et Washington.

Faut-il croire à cette volonté affichée depuis peu par l’armée de rester neutre ?
L’armée veut rentrer dans l’ombre. De là à dire qu’elle renonce à jouer un rôle politique, il ne faut pas exagérer. Encore une fois, je n’imagine pas que Bouteflika remporte 85% des suffrages à la présidentielle sans l’accord d’une partie de l’armée. Ce serait une véritable révolution ! D’ailleurs, rien ne dit que c’est Bouteflika qui a poussé Lamari à démissionner. Le président pouvait attendre.

Peut-on imaginer que les Etats-Unis aient « approuvé » la démission du général Lamari ?
Ce n’est pas impossible. Les attentats du 11 septembre ont conforté le régime algérien en légitimant sa lutte contre le terrorisme. Et les Etats-Unis comme la France ont intérêt à ce que la situation politique en Algérie se normalise. La violence n’a pas totalement disparu en Algérie, mais la lutte contre les groupes islamistes armés n’est plus une priorité. Le plus important maintenant pour Alger, c’est de reprendre l’initiative diplomatique sur la question du Sahara occidental qui bloque la construction de l’unité du Maghreb. Un autre défi est la situation sociale, très critique. Des émeutes ont encore éclaté cette semaine dans plusieurs villes du pays pour l’attribution de logements sociaux. Il y a aussi une crise politique, due aux divisions internes du FLN. Enfin, Bouteflika affronte aujourd’hui un adversaire beaucoup plus redoutable que l’armée, une force invisible qui s’est développée à la faveur de la guerre civile : les mafias locales qui se sont enrichies depuis une dizaine d’années en profitant de l’isolement de l’Algérie. Voilà l’enjeu décisif de la bataille que doit livrer Bouteflika.

Par Arielle Thedrel, www.lefigaro.fr