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Cherie Blair l’inclassable

mardi 8 mars 2005, par Hassiba

La femme du premier ministre britannique mène de front sa carrière d’avocate et son rôle de "first lady". Non sans quelques difficultés et quelques gaffes.

La scène se passe à Londres, autour de Noël 1976. Deux jeunes avocats stagiaires déjeunent dans un pub de Covent Garden. Tony a 23 ans, Cherie, 22. Il est souriant, sûr de lui, frais émoulu d’Oxford. Elle est brillante, un peu timide et traîne un léger accent de Liverpool. Tous deux nourrissent d’immenses ambitions. A l’heure du dîner, ils sont encore là."Quelque chose avait dû arriver ", confiera-t-il, amusé, vingt ans plus tard. Elle donnera, fataliste et ravie, son explication : "Lorsqu’on a succombé à son charme, on ne s’en remet pas."

Entre Cherie Booth et Tony Blair, la rivalité aurait pourtant pu tuer l’idylle naissante. Car, dans le cabinet qui les emploie à l’essai, il n’y aura en fin d’année - ils le savent - qu’une place pour deux. "Ça ne me plaisait pas du tout, dira-t-elle. On m’avait promis que je serai seule candidate." Sortie major de sa promotion de juristes à la London School of Economy, elle est plus méritante que lui. Travailleuse opiniâtre, elle impressionne par son intelligence. A l’heure du lunch, elle avale des sandwichs, le nez dans les livres.

Tony la trouve "un peu difficile", mais "si différente" : "Elle était hors série." Le jeune homme obtiendra l’emploi convoité, mais l’amour, alors, aura déjà triomphé.

Lorsqu’ils se rencontrent, la politique intéresse Tony, et passionne Cherie. Il est travailliste par choix, elle l’est par identité. Le sang d’immigrants irlandais coule dans ses veines. Elle a grandi en terreau ouvrier : un grand-père mineur, un autre marin, un père ancien jeune gauchiste, une mère ex-employée dans un fish and chips. Elle a adhéré au Labour, à 16 ans, par attrait pour la "jeunesse socialiste" et "pour rencontrer plus facilement les garçons". Un an plus tôt, elle proclamait, à peine fanfaronne - ses amies d’alors s’en souviennent - vouloir être un jour la première femme à diriger le pays. Margaret Thatcher lui dérobera sa promesse.

Dieu est aux rendez-vous de Tony et Cherie. Ils sont fervents croyants : lui, anglican, elle, catholique, et leur foi chrétienne les rapproche. Ils se marieront en 1980 dans une chapelle anglicane d’Oxford, mais, plus tard, baptiseront leurs quatre enfants. Tony se décrit comme un "chrétien œcuménique". Sans se convertir à la religion de Cherie, il ira à la messe, et communiera en famille, "car il est important de prier ensemble". Elle demandera une audience à Jean Paul II. Il la recevra, et Tony avec elle, en février 2003, à la veille de la guerre en Irak. Insigne honneur, leur hôte dira pour eux une messe privée. Depuis Churchill, aucun premier ministre britannique, encore moins son conjoint, n’avait été reçu par un pape.

La jeune Cherie possède un titre de gloire, douteux à ses yeux : son père, Tony Booth, acteur célèbre d’une comédie télévisée, mais aussi alcoolique et volage. Après quelques fugues, il avait déserté le foyer lorsque Cherie avait 9 ans. Gale, mère courage, trimait pour ses deux fillettes élevées chez les grands-parents paternels. Le géniteur infidèle "donnera" à Cherie cinq demi-sœurs nées de trois autres lits. Elle gardera à vif cette blessure secrète infligée dans l’enfance, qui explique son sentiment, souvent irrationnel, d’insécurité affective et matérielle. Chez Tony Blair, elle décèle vite, sous le charme, le partenaire loyal, solide et protecteur qu’elle recherche.

Jeunes mariés, les Blair passent un pacte : le premier des deux élu député fera une carrière politique ; l’autre sera avocat et nourrira la famille. En 1981, elle convoite, en vain, un poste de candidat. En 1982, il est battu lors d’un scrutin législatif partiel. Tony Booth, au faîte de sa gloire, a été prié par sa fille d’assister aux meetings pour distribuer des autographes. Est-elle plus à gauche que son mari ? Un peu sans doute. Mais elle plaide, comme lui, pour un travaillisme modernisé, loin de la dérive gauchiste qu’incarnent les dirigeants d’alors, Tony Benn et Michael Foot. Elle est, au fond, blairiste avant l’heure.

Aux législatives de 1983, il est "le mari de la candidate", un rôle de consort qu’il apprécie modérément. Par chance, il peut, tardivement, lui aussi briguer un siège, à Sedgefield, dans le comté de Durham. "Il est parti un jour vers le nord, dira-t-elle, et il n’est pas revenu." Il devient député. Pas elle. Cherie continuera à militer, mais sa décision est prise : un politicien au foyer suffit largement. En 1984, naît son premier enfant, Euan. La politique, pour elle, ne viendra désormais qu’au troisième rang, après la famille et le travail.

"J’ai commencé comme la fille de quelqu’un, je suis maintenant la femme de quelqu’un, plaisante-t-elle, je vais sans doute finir comme la mère de quelqu’un." Fausse modestie, bien sûr. Car, outre ses trois rôles, elle est aussi elle-même, Miss Booth, avocate de renom : "Nous les Booth, nous sommes des femmes fortes. Il le fallait."

Dans un livre qu’elle a coécrit, paru en 2004, The Goldfish Bowl, ("le bocal à poissons rouges"), Cherie raconte la vie à Downing Street des sept conjoints de premier ministre qui l’ont précédée depuis 1955. Aucun ne gagnait sa vie en travaillant. Elle est la première "first lady" salariée. Elle est aussi la première, depuis 1908, à élever une famille. Elle est enfin la première à avoir eu, à 45 ans, un enfant, Leo, né en 2000.

"Cherie Booth, Q.C.". (Queen Council : conseiller de la reine) a - joli jargon - "pris la soie" en avril 1995. Autrement dit, elle a atteint le top de la profession d’avocat à tout juste 40 ans. Après avoir planché sur les dossiers syndicaux, qui l’ennuyaient un peu, elle s’est spécialisée dans les droits de l’homme. Sa dernière cliente notoire s’appelle Shabina Begum, une étudiante qui vient d’obtenir le droit de porter à l’école le "jilbab", la robe musulmane traditionnelle.

En 1999, avec quelques collègues, elle avait fondé Matrix, un cabinet d’un nouveau genre, moins hiérarchisé, plus relax. Analyste hors pair, elle dissèque à merveille un dossier. Chaleureuse au bureau, elle est sur le qui-vive à l’audience, en toge, perruque et bavette blanche, entre sa boîte de Kleenex et sa bouteille de Volvic.

"Je ne suis pas Cendrillon", dit-elle. De fait, elle appartient plutôt à la catégorie "Superwoman triple C" : children, carreer, cash (enfants, carrière, argent). Cherie aime rappeler qu’elle a longtemps fait bouillir la marmite. Tony, un rien vexé, a glissé un jour : "Peu importe, mais elle ne gagnait pas tellement plus que moi." Elu de l’opposition, père affectueux et "moderne", il avait alors du temps pour s’occuper de leurs très jeunes enfants : "Ils me rendaient parfois fou, mais m’ont maintenu sain d’esprit. Mener une vie normale m’a aidé en politique."

Depuis mai 1997, à Downing Street, la famille Blair vit "au-dessus de la boutique". Non pas au numéro 10, mais aux 11 et 12, où l’appartement, réservé au ministre des finances, est nettement plus grand. Gordon Brown, ami et rival de Tony, que Cherie n’aime guère, avait d’avance consenti secrètement à cet échange. Pas facile de s’isoler, observe-t-elle, dans une maison où travaillent quelque 200 fonctionnaires. Cherie défend comme une tigresse l’intimité de ses enfants. Elle a demandé, en vain, que leur vie privée soit autant protégée que celle des princes William et Harry.

A cet égard, elle est parfois son pire ennemi. Par inexpérience, comme lorsque, au lendemain de la victoire de son mari, elle se présente en nuisette et non maquillée, sur le seuil de la maison familiale, à la grande joie des photographes. " Elle n’est pas du matin, c’est l’une de nos incompatibilités", plaisantera Tony. Plus tard, elle se révolte contre le strict contrôle de son image qu’impose l’entourage, mais elle n’a donné à ce jour que deux entretiens télévisés.

Cherie concilie mal son désir d’intimité et son attrait, qu’elle partage avec Tony, pour les "beautiful people", riches et célèbres - patrons, artistes ou sportifs - et hôtes discrets des week-ends aux Chequers, la résidence officielle du couple Blair lorsqu’ils sont à la campagne.

Cherie est un prénom dur à porter face à la presse la plus féroce du monde. Les tabloïds de droite ont fait d’elle leur cible favorite. Ils l’ont affublée, au fil des ans, de tous les surnoms aimables : "la Tsarine", "Lady Macbeth", "la Reine de Saba", "Cherie-Antoinette", et même "la Méchante Sorcière". Ils savent qu’en attaquant Cherie ils atteignent Tony. Deux proies pour le prix d’une. Elle représente ce que certains commentateurs détestent : une femme d’origine modeste ayant brillamment réussi et qui, de surcroît, reste de gauche. Lord Rothermere, propriétaire du Daily Mail, le tourmenteur en chef de Cherie, aurait, dit-on, été horrifié, un soir à Downing Street, lorsqu’elle sortit son sein pour nourrir le bébé Leo. Cherie s’estime, souvent avec raison, injustement vilipendée. Mais désarmer cette presse hostile est une tâche impossible.

Tout est prétexte à diatribe. Et d’abord son look : un pantalon trop voyant, un rouge à lèvres trop vif, ou un sourire en biais. Puis ses manières, ou sa prétendue absence de style : un chapeau oublié, un bâillement en public, une révérence refusée à la reine. Cherie fut longtemps mal dans sa peau : "Je me suis toujours vue comme un cerveau, pas comme une beauté." Après tout, elle est avocate, pas top model.

Pour se réconcilier avec son corps et " se vider la tête", elle s’est mise à la gym, trois fois par semaine. Elle a essayé la médecine douce et l’acupuncture, porté une boucle d’oreille idoine, goûté au bain de boue, expérimenté les cristaux et les aimants. Elle s’est confiée aux soins de plusieurs femmes successives, thérapeutes incertaines, autoproclamées " conseillères de vie".

L’une d’elles, Carole Caplin, est à l’origine de sa pire mésaventure, le "Cheriegate". A l’automne 2002, Cherie achète deux appartements à Bristol, dont l’un pour loger son fils, étudiant dans cette ville. En décembre, le Daily Mail révèle, preuves à l’appui, que la transaction s’est faite sur le conseil de Peter Foster, un escroc avéré, amant de Miss Caplin. Ce que Downing Street dément avec insistance depuis plusieurs jours. Le mensonge de Cherie devient alors affaire d’Etat. Elle est contrainte à un humiliant mea culpa, où elle regrette, les yeux embués, d’avoir fait confiance à un homme dont elle ne connaissait pas le passé, ce qui était vrai. Fidèle, elle gardera son amitié à Carole Caplin.

Cherie aime l’argent, c’est sa faiblesse. La peur de manquer la hante, venue de l’enfance. Depuis quelque temps, elle multiplie les occasions de "faire du cash" : grosse avance sur droits d’auteur (pour un livre qui s’est à peine vendu), conférences aux Etats-Unis, série d’allocutions en Australie et Nouvelle-Zélande pour lever des fonds en faveur des enfants malades du cancer et dont elle empochera plus du quart. Ses discours lui rapportent 11 livres (16 euros) par seconde.

La presse l’accuse - à juste titre - de jongler avec ses deux identités (Booth et Blair), et de mélanger les genres - charité et profit. Sans doute a-t-elle besoin, ajoutent les plus acerbes, de rembourser le crédit qui a permis aux Blair d’acheter récemment une maison de 3,6 millions de livres (5,2 millions d’euros) près de Hyde Park.

Vingt-cinq ans plus tard, même leurs ennemis en conviennent, Tony aime Cherie, et Cherie aime Tony. Pleins de regards et d’attentions mutuels, ils se prennent souvent la main et sont assez sûrs l’un de l’autre pour se taquiner en public. "Elle est, dit-il, le roc sur lequel j’ai construit ma vie."Conscient qu’elle lui a beaucoup sacrifié, y compris sa dernière ambition, devenir juge, il la protège, comme pendant le "Cheriegate", le plus dur moment du couple.

Il respecte sa liberté de parole et d’action, et lui pardonne ses gaffes politiques, par exemple lorsqu’elle critique, sur le sol américain, les détentions à Guantanamo, ou qu’elle semble excuser le terrorisme palestinien. On l’a dite hostile à la guerre en Irak, mais elle a démenti.

Une fonctionnaire de Downing Street, qui parfois voyage avec elle, est désormais chargée de la conseiller. A ceux qui lui prêtent une forte influence sur son mari, elle a répondu, une fois pour toutes, par une boutade : "La dernière chose dont j’ai convaincu Tony, c’est d’arrêter de fumer. C’était un quart d’heure avant notre mariage."

Par Jean-Pierre Langellier, www.lemonde.fr