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En Algérie, Bouteflika veut amnistier la sale guerre

mardi 12 avril 2005, par Hassiba

Amnistie générale ou amnésie générale ? On veut nous faire croire qu’il n’y a rien eu, ni morts, ni disparus, qu’il faut tourner la page. » Interrogé à Constantine par téléphone, Latifa n’a pas le coeur à rire. Son mari a disparu, enlevé par les forces de sécurité pendant la sale guerre de la décennie 1990 contre les islamistes en Algérie.

Et, moyennant un arrangement financier appelé pudiquement « aide de l’Etat », Latifa devrait approuver, par référendum, l’amnistie générale voulue par le président algérien, qui, pour la première fois, vient d’admettre que ce conflit avait bien fait 200 000 morts.

Monnayer.
Le projet n’est pas nouveau. Mais Abdelaziz Bouteflika semble décidé à le boucler au plus vite ­ pendant l’été, dit-on ­ pour donner enfin l’image d’un pays pacifié et réconcilié. Officiellement, le président algérien justifie cette initiative par le fait qu’il n’existe pas d’« autre alternative pour venir à bout de l’insécurité et ancrer la réconciliation que la majorité des Algériens souhaite ». L’argument hérisse Abdennour Ali Yahia, le président de la Ligue de défense des droits de l’homme. « Une amnistie, rétorque-t-il, qui ne serait pas précédée par une recherche de la vérité sur les crimes commis n’est qu’impunité et conduira à l’échec de toute réconciliation. »

Mener à bien ce projet bute toutefois sur le problème le plus épineux de la sale guerre, le seul où la responsabilité de l’Etat est imprescriptible : celui des disparitions imputées aux forces de sécurité. Bouteflika sait qu’il est impossible de faire voter une amnistie sans résoudre cette question. D’août 2004 à janvier dernier, Alger s’y est donc employé en tentant de la monnayer, conseillant aux familles qui refusent une indemnisation de faire des procès et... des « pressions pour une justice plus indépendante » ! « On se moque de nous, lance Latifa : 90 % des plaintes déposées depuis dix ans ont abouti à des non-lieux. » Les dossiers remis aux autorités par les organisations humanitaires ­ près de 8 000 ­ indiquaient pourtant les noms, les matricules des véhicules des forces de l’ordre qui avaient enlevé, souvent même les noms et les grades des ravisseurs reconnus par les familles ou des témoins. Le rapport de Farouk Ksentini, le président de la Commission sur les disparus ­ proche de la présidence ­ n’en a cure. « Il ne faut pas attendre de l’Etat qu’il organise son propre procès »...

L’été dernier, elles étaient donc des centaines de mères de disparus entassées derrière la grille des bureaux de l’ex-ONDH (Organisation nationale des droits de l’homme). Elles ont attendu d’être appelées parfois toute la journée, sous un soleil de plomb. Les dernières convocations ont eu lieu en janvier dans les villes de Sétif et Relizane. « Acceptez-vous l’indemnisation ? » a demandé un fonctionnaire à un homme dont la femme a disparu à Sétif. Comme tant d’autres, celui-ci a répondu « vouloir seulement la vérité ». Et le fonctionnaire de s’étonner : « Rendez-vous compte qu’avec cet argent vous pourriez acheter une voiture »... Le problème est difficile à enterrer car il est massif. Les autorités algériennes, qui savent ne plus pouvoir continuer à nier l’évidence, ont fini par reconnaître 6 146 disparitions imputables aux forces de l’ordre.

Terreur d’Etat.
L’ampleur de ce chiffre, même s’il est trois fois moins important que celui des organisations humanitaires, peut surprendre car elle « signe » la terreur instaurée par les forces de l’ordre, principalement entre 1994 et 1998. Mais, suggèrent les autorités, ces disparitions, comparées au terrible bilan de la sale guerre, ne sont finalement que grosses « bavures » et « actes isolés ». Farouk Ksentini le dit sans ambages : « En rapprochant ce [bilan] de celui des disparus, nous concluons que les choses ont été correctement menées dans l’ensemble »... Les « bavures » s’expliqueraient, elles, aisément : « La guerre menée par les terroristes a été si sauvage que le premier des disparus a été l’Etat lui-même. Personne ne commandait plus à personne. Cette rupture dans la chaîne du commandement et la panique expliquent en grande partie ce qui est advenu. » Dès lors, la conclusion s’imposerait : « L’Etat n’est pas coupable, mais responsable » (de n’avoir pas assuré une sécurité suffisante pour empêcher les disparitions), assure Ksentini.

Faux, rétorque le site Algeria-Watch. org, qui affirme avoir identifié « 95 centres de détention secrète, de torture et d’exécutions » et souligne : « Ce sont les responsables des forces de sécurité qui ont froidement planifié cette politique de terreur d’Etat clandestine. »

Si les dispositions du projet d’amnistie ne sont pas encore connues, une chose est sûre : l’amnistie est faite avant tout pour les hauts gradés accusés de nombre des exactions qui ont ensanglanté la décennie 1990, ainsi que pour les groupes terroristes. Ksentini ne cache pas ce qui a d’ailleurs constitué le deal principal entre Bouteflika et les généraux pour que ces derniers ne s’opposent pas à sa réélection en avril 2004 : « L’amnistie profitera aussi aux agents de l’Etat qui ont commis des dépassements : il n’y a aucune raison de les exclure. » Les familles de disparus et les organisations humanitaires n’ont pu qu’exprimer leur révolte : « C’est un blanchiment des crimes de la sale guerre. Le pouvoir consacre l’impunité en s’autoamnistiant », estiment-elles en réclamant une enquête indépendante qui puisse « interroger jusqu’aux plus hautes autorités ».

Impunité.
Ces familles ne se font toutefois pas d’illusions. La présidence algérienne mène tambour battant sur la télévision d’Etat et avec de gros moyens financiers sa campagne, lançant des rumeurs selon lesquelles les rares hommes politiques respectés du pays, Hocine Aït-Ahmed, Mouloud Hamrouche, Abdelhamid Mehri, rejoindraient les rangs d’une Commission sur l’amnistie qui ne fédère pour l’instant que des anonymes. En attendant, c’est Ahmed Ben Bella qui en a été bombardé président d’honneur avec une carotte à la clé : l’annulation du jour férié célébrant le 19 juin l’anniversaire du coup d’Etat qui le renversa en 1965 et auquel Bouteflika fut très étroitement associé !

Le chef de l’Etat sait de toute façon qu’il joue sur du velours et qu’il devrait pouvoir faire coïncider l’amnistie avec la signature du « traité d’amitié » entre la France et l’Algérie prévu avant fin 2005. Surfant sur un prix des hydrocarbures en hausse, Alger a verrouillé tous les espaces de liberté. Le harcèlement des journalistes a neutralisé la presse. Les syndicats autonomes sont interdits de manifestation. La moindre émeute pour les logements sociaux ou le prix du butane se solde par des arrestations et une traduction devant les tribunaux. Dans ce climat, seuls les associations de victimes, la Ligue de défense des droits de l’homme et le FFS dirigé par Hocine Aït-Ahmed dénoncent l’amnistie générale qui « vise à faire taire les Algériens et à garantir l’impunité des décideurs ». Pour Moumene, de la Ligue des droits de l’homme, il ne faut pas s’en étonner : « Les Algériens sont exténués au sortir de plus de dix ans d’affrontements atroces. Ils n’aspirent qu’à la paix et à vivre normalement. Le pouvoir l’a bien compris. Et c’est pour cela qu’il amalgame paix et amnistie. »

Par José GARÇON, liberation.fr