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Florence Aubenas, passion reporter

dimanche 23 janvier 2005, par Hassiba

La journaliste de "Libération", disparue à Bagdad depuis le 5 janvier avec son assistant irakien, est une professionnelle confirmée, réputée pour son éclectisme.

Ces quelques lignes valent carte de presse. "Nous apprécions son travail de journaliste et de grand reporter ; son exigence intellectuelle et ses qualités d’écriture. Ses reportages rendent compte d’un monde complexe, souvent opaque et parfois violent, sans parti pris, avec le seul souci de dire la vérité et d’éclairer la réalité. " Ce message d’écrivains à Florence Aubenas, l’envoyée spéciale de Libération disparue à Bagdad avec son assistant Hussein Hanoun Al-Saadi, est le plus beau compliment qui puisse être fait à un colporteur d’informations, un greffier du temps qui passe. "Nous - la - considérons comme une des nôtres", ajoute le texte, cosigné par trois Prix Nobel de littérature (Elfriede Jelinek, Naguib Mahfouz, Wole Soyinka) et une impressionnante liste d’auteurs (Breyten Breytenbach, David Lodge, Antonio Tabucchi, Hubert Nyssen, Russell Banks, Enrique Vilas-Matas, Sonallah Ibrahim, Gamal Ghitany...).

Depuis le mercredi 5 janvier après-midi et un article de 1 392 mots intitulé "A Bagdad, le vote entre le boycott et la mort", Florence Aubenas ne donne plus de nouvelles, ni des autres ni d’elle-même. Le silence n’est pourtant pas son fort. La journaliste aime parler et faire parler, vivre et faire vivre. Ses articles sont un art consommé d’ouvrir les guillemets, de laisser s’écouler les mots de ses interlocuteurs, d’y mêler les siens avec parcimonie et humilité. "Elle sait faire passer les choses très finement, elle n’est jamais dans la caricature", assure une de ses proches au sein de la rédaction de Libération.

Florence Aubenas, qui aura 44 ans le 6 février, est partie à Bagdad, un peu avant Noël, avec les épreuves d’un livre qu’elle s’apprête à publier sur le procès d’Outreau, cette affaire franco-française où des gens ordinaires ont été accusés, à tort, de pédophilie. Une habitude : depuis son entrée à Libération, en 1986, la journaliste varie sans cesse les actualités, les curiosités. D’un article pour l’anniversaire des congés payés à un éprouvant reportage au Zaïre, d’un voyage au Kosovo à un portrait des Chiennes de garde, d’un procès de José Bové à un séjour au Maroc, des frayeurs du passage à l’an 2000 à l’inquiétante montée du leader d’extrême droite Jörg Haider en Autriche, des flonflons du Festival de Cannes au drame silencieux des tribus hazaras en Afghanistan, elle multiplie les genres, les mêle. Sans les emmêler. "Florence n’essaie pas de couler un événement dans son style mais adapte son style à l’événement. Elle fait partie de ces gens qui ont à leur disposition une gamme d’écritures", apprécie un de ses amis au Monde, rédaction où elle fit un séjour éclair, en janvier 1995.

Française née à Ixelles, dans la banlieue de Bruxelles, d’un père, Benoît, diplomate à la Communauté européenne et d’une mère, Jacqueline, critique et professeure d’histoire du cinéma, elle vit ses premières années en Belgique puis se retrouve en région parisienne, où elle fait hypokhâgne, puis entre au Centre de formation des journalistes (CFJ), dont elle sort diplômée en 1984. Elle débute au Nouvel Economiste comme éditrice puis rejoint Libération en 1986. Elle y sera successivement éditrice, rédactrice au service Société puis Etranger, avant de devenir grand reporter tous terrains, une sorte d’électron libre dans cette rédaction dont elle partage profondément la culture.

De ses reportages dans la région des Grands Lacs, en 1996 et 1997, encore marquée des stigmates du génocide rwandais, elle conclut : "On a deux yeux de trop." Bon gré, mal gré, elle les garde ouverts. Comme elle ne cesse de tendre l’oreille, écoutant les rumeurs du monde, guettant les éclats de voix ou les murmures. Elle enregistre et restitue, tire le meilleur des êtres, le plus enfoui. "C’est une excellente intervieweuse, assure un confrère. Elle sait se mettre de plain-pied avec son interlocuteur, ne fait jamais preuve d’arrogance."

Le 15 février 1999, elle publie un long reportage dans une cité du bassin de Longwy, titré "Nous les Blancs de la ZUP". Elle y entend, et y retranscrit sèchement, le désespoir de ces Français dits "de souche" qui se sentent abandonnés du pouvoir et vivent entre désillusions, insécurité et intolérance. L’issue du premier tour de l’élection présidentielle, le 21 avril 2002, avec le succès de Jean-Marie Le Pen, y est annoncée en filigrane.

Passionnée par le Maghreb, Florence Aubenas a multiplié les voyages en Algérie. Elle s’est intéressée à la "sale guerre" entre le pouvoir et les islamistes, a tenté d’expliquer ses non-dits et faux-semblants. Elle s’est également attachée à décrire une société en convulsion, n’en négligeant aucun compartiment, même le plus anodin en apparence. "L’affaire commence par un cadavre, comme au cinéma. Mais, cette fois, c’est le cadavre du cinéma lui-même, algérien", lance-t-elle au début d’un article sur le sujet.

Ses amis décrivent un esprit critique aiguisé, un humour vindicatif, parfois mordant, que ne peuvent soupçonner ses lecteurs, habitués à tant de contenance. La professionnelle réserve ses traits les plus féroces à ceux qui s’érigent en censeurs des mœurs médiatiques. Journaliste de terrain, elle ne goûte guère leurs reproches et le leur fait savoir à l’occasion.

Florence Aubenas n’a pas attendu leurs leçons pour cerner les limites de son travail. Elle publie en 1999, avec Miguel Benasayag, La Fabrication de l’information : les journalistes et l’idéologie de la communication (Editions La Découverte), réflexion sur un métier et ses dérives. "Le système de la presse ne vit pas dans la "pensée unique" mais dans un monde unique où tous s’accordent à trouver tel événement digne d’intérêt et tel autre négligeable", écrit-elle. Reste, selon elle, ce "désir de lien" qui traverse la société et justifie à lui seul la profession de reporter, de rapporteur.

Devant les élèves d’une classe ordinaire, le cercle Gramsci à Limoges ou un parterre réuni par le mouvement Motivé-e-s, elle accepte d’expliquer son boulot, sa nécessité, ses vanités. Malgré ses états de service honorables sur les fronts de l’info, son jugement acéré et sa capacité d’introspection, elle refuse de devenir un bœuf carottes du journalisme. Tintin plutôt que Bourdieu. Cette ancienne téléspectatrice assidue de l’émission "La Course autour du monde" ne tarde jamais à refaire son paquetage. La globe-trotter est à Kaboul, à Noël 2001. "C’est foncièrement une baroudeuse, une aventurière", assure un proche.

Nageuse lors de ses loisirs, elle multiplie les longueurs dans l’actualité. Elle raconte. Le combat des opposants tunisiens ou les débats de prétoire. Elle se rend une première fois en Irak, en septembre 2003, et préface à son retour un livre de Sihem Bensedrine, Lettre à une amie irakienne (disparue) (La Découverte). Elle y défend l’idée d’un autre regard sur ce pays et ses tourments. Au passage, elle rapporte les propos d’un professeur d’université rencontré là-bas : "S’il veut survivre, le faible est obligé de comprendre à quoi et comment réfléchit le puissant. En revanche, qu’importe au puissant ce que le plus faible a dans la tête." Un théorème qu’elle ne cesse de vouloir contredire en s’intéressant surtout aux sans-grade, sans-parole ou sans-papiers. A Bagdad ravagée par la guerre, dans un pays devenu épicentre géopolitique, elle donne ainsi la parole aux éboueurs de la ville à 3 dollars par jour.

Lectrice boulimique par passion, contemplatrice par métier, elle s’engage aussi parfois. Elle participe avec l’association Africa au lancement d’une université populaire au sein de la Cité des 4000, à La Courneuve (Seine-Saint-Denis). Elle ne cache pas non plus son intérêt pour les idées altermondialistes, dans Résister, c’est créer, publié en 2003 (La Découverte). Elle participe à Autodafé, la prestigieuse revue du Parlement international des écrivains.

De là à se prendre au sérieux... Un de ses voisins d’ordinateur à Libération raconte comment, campée devant sa machine, elle se livre à des imitations de la "pépète" - héroïne d’une chanson de Renaud -, faisant mine de se poudrer ou de se manucurer en tenant des propos insipides. Son rire est tout sauf frivole, armure d’écorchée vive. Il secoue les larges bureaux à l’américaine du quotidien. "Elle vient au journal pour se marrer, a la faculté de tout tourner en dérision", assure un collègue. Communicatif, ce rire lui sert aussi à désarmer la méfiance de ses interlocuteurs pour en tirer l’essence.

"Elle peut se montrer acide", constate pourtant un autre ami. Mais, assurent ses proches, son ironie passe d’autant mieux qu’elle la tourne bien volontiers contre elle-même. Ainsi, lors d’une soirée à Montreuil, elle déboule au volant d’une voiture qui lui a été prêtée, une américaine blanche comme sortie d’une série policière. Elle s’attire les salves destructrices des fêtards et accepte bien volontiers les moqueries. Au Centre de formation des journalistes (CFJ) de Paris, où elle entre en 1982, est évoquée l’idée, suffisante, de baptiser la promotion, à la manière de l’ENA. Il faut choisir un nom. Les plus prestigieux circulent. Par agacement et dérision, Florence Aubenas suggère Leonid Brejnev, du nom du gérontocrate soviétique qui vient de mourir. Le soir, après les cours, dans un bistrot avec quelques amis, devant un verre de kir, elle réécrit, de travers, la journée écoulée.

"Une promotion du CFJ reste une curieuse alchimie. Les personnalités fortes s’imposent. Elle en faisait partie", écrivent François Bachy et Valérie Nataf, journalistes de TF1, dans un texte cosigné par l’ensemble de la promotion et envoyé en soutien à Libération. "Pro", Florence Aubenas ne s’est fait porter pâle qu’une seule fois. C’était au CFJ, quand elle s’était présentée avec un faux plâtre au pied et une histoire en béton pour justifier de n’avoir pas remis sa copie. Depuis, elle se porte volontaire pour le tout-venant. Même les "marronniers", ces sujets récurrents, qui sont des passages obligés chaque année à dates fixes, deviennent des défis journalistiques. "Je me souviens d’un article sur un feu de forêt, elle m’avait bluffé", se rappelle un proche.

"Pour elle, tous les événements ont la même valeur journalistique", constate un confrère. Et méritent le même investissement intellectuel. Avant que ne s’ouvre le procès d’Outreau, elle se livre ainsi à un travail de tâcheron, s’enfermant dans un cabinet d’avocat pour relire l’ensemble du dossier, noircissant un cahier à spirale de notes qu’elle partagera volontiers avec ses confrères moins prévoyants pendant le procès. Le midi, nouée, elle se contente d’un repas frugal, n’acceptant de se lâcher à table qu’au soir, une fois son papier expédié au siège parisien.

Ses proches se souviennent de saillies parfois féroces, fausse méchanceté masquant une vraie modestie. La journaliste n’est pas du genre à se raconter. "Elle ne rabâche pas ses guerres", assure un collègue. La relation de son expérience en Irak, qu’il lui faudra écrire à son retour et dont elle sera forcément la vedette, ne sera pas l’exercice le plus simple de sa carrière. "A quoi ressemble Bagdad vu du dedans, de l’intérieur ?", s’interrogeait Florence Aubenas dans sa préface du livre sur l’Irak. Chacun a hâte d’en lire la description sous sa plume.

En attendant, sa mère se dit "réduite à une inertie douloureuse". Ses amis aussi, qui multiplient dans toute la presse les louanges. Ses confrères affligés attendent avec impatience le moment où leurs témoignages d’affection, forcément maladroits, moins bien tournés que ce qu’elle aurait pu trousser, seront hachés menus à la moulinette de son ironie.

Par Benoît Hopquin, www.lemonde.fr