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Gouraya : une terre à voir

mardi 25 janvier 2005, par Hassiba

À une centaine de kilomètres de la capitale, il existe un paradis. Il est tout offert à une population qui ne sait qu’en faire. À laquelle on n’a pas appris à faire. À Gouraya, on n’est ni agriculteur ni pêcheur, on est arpenteur. On marche, on attend et on rend grâce à Dieu.

Douar Chehafa, sur les hauteurs de Gouraya, dans la wilaya de Tipasa. Ils sont tous là. La population des douze villages éparpillés sur les crêtes est descendue rendre hommage à une vieille dame presque centenaire qui s’est éteinte dans la nuit. La prière de l’absent est dite sur un terrain en friche et en pente. Digne. À son insu, le corps porté à bout de dizaines de bras se faufile comme sur un nuage à travers l’unique sente caillouteuse qui déchire la mechta en deux. Les maisons sont quelconques. Il n’y a ici aucun commerce. Pas la moindre petite échoppe. Par contre, l’Algérie, comme chacun le sait, étant un pays des miracles, un terrain de basket-ball, au tartan vert et rouge criard, flambant neuf, domine le hameau telle une grosse tache de vin sur la face d’un nourrisson.

Des litanies religieuses à faire frémir le cuir d’un crocodile accompagnent la défunte jusqu’au cimetière, situé en contrebas du village, sur les rives d’un oued desséché depuis des lustres. Le cimetière est sidérant de simplicité, de nudité.

Les tombes affleurent à peine. De simples chahad (pierres tombales) signalent les sépultures envahies par les herbes folles. Pendant que l’ancêtre est mise en terre, un cercle se forme quelques mètres plus haut (halqa). Avec un entrain à faire pâlir les plus grandes formations de gospel louisianaises, les tolba ainsi réunis s’attellent à diluer la douleur de la famille en égrenant des sourate du Coran appropriées. “Ce sont pour la plupart d’anciens élèves des nombreuses zaouïas qui parsèment ces montagnes”, nous apprend le maire d’Aghbal, le chef-lieu, qui n’est pas peu fier de rappeler que lui-même en est issu et surtout qu’il a, dès son arrivée à la tête de l’exécutif communal, fait rebâtir toutes celles qui ont été détruites par les terroristes. En l’occurrence la totalité.

Le terrorisme était maître de ces lieux dans les années 90. Il a disloqué des familles, mis à mort des villages entiers et provoqué un exode massif. La plupart de ceux qui sont dans le cimetière cet après-midi ont d’ailleurs abandonné leur logis et leurs terres depuis longtemps. Au compte-gouttes, ils commencent à remonter depuis que la région a été plus ou moins sécurisée. Plus ou moins, nous disait un militaire, parce que là-haut, après Tazrout, à la frontière des wilayas de Blida, de Aïn Defla et de Chlef, “il y a encore des accrochages sérieux certaines nuits”.
Un policier ! “En 1994, on est venu me chercher à trois reprises. Si je n’avais pas fui mon village, situé sur les hauteurs de Messelmoune, j’y serais passé parmi les premiers.”

Aux durs temps du terrorisme
Au début des années 90, la route Cherchell-Ténès était un mouroir. Les faux barrage étaient dressés approximativement à une vingtaine de mètres des villes qui la bordent. On nous raconte l’histoire de Belhadj, ce poète et dramaturge enlevé dans une salle de cinéma où il tenait un coin librairie-bibliothèque et qui n’a plus donné signe de vie depuis dix ans... “Il est sans doute mort, soupire-t-on, personne n’en a jamais parlé.”

“Chez Aïssa” est une espèce de big bazar, une insulte à Cesarea, construit au centre du Vieux Cherchell. À la base de ce bâtiment en devenir, une enfilade de garages où l’on vend du bric et du broc et une cafétéria immense qui invite à la pause-pipi.

Nasser, le chauffeur, en est convaincu : “Ici, nous trouverons des toilettes.” Perdu ! nulle trace de “chambre de repos” n’existe entre Tipasa et Ténès diable ! À quoi peuvent donc servir des toilettes publiques dans un décor aussi idyllique ! Il est vrai que les pinèdes ont parfois besoin d’être arrosées...

Les terres du littoral ouest, qui avaient fait la fortune des colons qui y cultivaient la vigne, sont à présent soit envahies par le béton, soit laissées en friche. Les quelques vergers qui y restent font peine à voir.
Depuis quelques années, on s’est reconverti dans la culture sous serre, l’agriculture spéculative qui rapporte vite et beaucoup, mais qui inéluctablement tue la terre. Il est communément admis que les produits des maraîchages de cette côte sont d’une saveur exceptionnelle. On pénètre dans une parcelle où s’alignent des dizaines de serres. On demande après le patron : “Il n’est pas là.” “Qu’est-ce qu’il y a sous le plastique ?” “Des tomates !” “Vous les aidez à pousser avec des produits chimiques ?” “Bien sûr !” Ce n’est pas ici qu’il faut venir chercher du bio. Édifiant !
À l’inverse des hommes qui, fuyant le terrorisme, sont descendus vers la mer, les serres ont pris d’assaut les montagnes. Les collines, qui cernent Aghbal et Bouhriz sur les hauteurs de Gouraya, en sont parsemées. L’inouïe beauté de cet immense amphithéâtre, dont les gradins verdoyants viennent se refléter dans une mer cristalline, ont aujourd’hui l’allure d’un terrain vague jonché de sacs en plastique. La population n’y trouve rien de blasphématoire. Belkacem, cadre à la daïra, explique : “A priori, les gens qui habitent ces montagnes devraient être pauvres, misérables...

Imaginez-vous que grâce à ces lopins de terre cultivés au forceps et à ces serres comme complément de production hors saison, tout le monde arrive à manger à sa faim.” En réalité dans ces contrées isolées et coupées du monde au moindre flocon de neige, ce n’est pas tout le monde qui peut se permettre des serres. On arrache ce qu’on peut à la terre, juste ce qu’il faut pour subsister.. Les plus heureux sont ceux qui possèdent quelques pruniers, abricotiers, pêchers ou encore oliviers.

Lorsque la récolte est bonne, ces élus de Dieu peuvent tenir jusqu’à l’automne avec le fruit de leur travail. Les aides de l’État n’arrivant pas, ici on ne connaît ni investissement, ni productivité, ni rentabilité. On sème, puis on récolte d’abord pour se nourrir. L’excédent, souvent minime, permet quelques achats indispensables chez l’épicier qui, la déchue venue, se transforme en banquier. À Aghbal, on nous confirme : “Toutes les familles ont des carnets de crédit chez les deux épiciers du village, ainsi que chez les cafetiers d’ailleurs.” C’est une condition incontournable pour faire la “soudure” entre une récolte et une autre.

À deux pas d’une mine d’or, la mer, Farid, Karim et Nabil, vingt ans chacun devisent autour d’un feu de bois, adossés à un immense pin d’Alep mort, couché sur le sable. L’un d’entre eux est apprenti cuisinier, les deux autres sont chômeurs. “Comme tout le monde...”, commentent-ils.

Leur rêve ? “Évident ! chantent-ils de concert, partir...”
Quelques mètres plus loin, sur le rivage, Kader, technicien de la santé, et Omar, cadre à la poste, sont accrochés à de dérisoires lignes de pêche. Ils savent parfaitement qu’ils n’attraperont rien ce soir, mais ils resteront là jusque tard dans la nuit “pour le plaisir, rien que pour le plaisir”, disent-ils.

En fait, ils sont là pour fuir ce qui caractérise le mieux la ville de Gouraya : l’ennui. Immense. Mortel. Ceux qui suivent Thalassa sur France 3 savent que depuis toujours, les peuplades les plus pauvres de la terre, mais que le hasard a installées sur les rivages des mers du globe, en tirent, bon an mal an, l’essentiel de leur subsistance. En Algérie, nos 1 200 km de côtes ne rapportent même pas la production d’une colonie de pêcheurs indonésiens ! Par le passé, l’Algérois a connu des temps où certains quartiers de sa ville sentaient la crevette et le rouget. Comment se fait-il qu’aujourd’hui, c’est à peine si nos enfants connaissent la sardine ! Le poisson aurait-il sérieusement déserté nos côtes pour aller s’exiler sur l’autre rive de la Méditerranée ? Combien de gosses algériens sauraient reconnaître et nommer un poisson ou un crustacé ?

Des rêves de pêche
Mohamed Yahiaoui, téméraire, tente une explication : “Il est vrai que la production dans le secteur de la pêche est dérisoire en raison des moyens largement inadaptés. La pêche a de tout temps été considérée comme un sous-secteur qui a été greffé tantôt au ministère de l’Hydraulique, tantôt à celui de l’Agriculture, voire à celui des... Transports. Depuis quelques années, je crois qu’on a pris conscience de son importance. Ici dans la wilaya de Tipasa, par exemple, on a déjà procédé à l’aménagement des ports de Khemisti, de Tipasa et de Cherchell. En 2003, le Président a inauguré l’abri de pêche de Gouraya et ordonné son extension. En 2010 et au vu des plans et des capacités d’accueil prévues, il sera le plus grand port de pêche du pays.”

Mohamed Yahiaoui est chef d’antenne de la pêche à Gouraya. Il est normal donc qu’il assène des chiffres et du rêve. Il ne pourra cependant jamais expliquer pourquoi on a attendu le troisième millénaire pour réaliser un abri à barques qui ne peut même pas accueillir un chalutier digne de ce nom dans un pays qui domine une mer ne demandant qu’à nourrir ses riverains.

Qu’à cela ne tienne ! Il semblerait qu’on veuille désormais prendre le taureau par les cornes puisque de premières et timides actions commencent à être initiées. Ainsi, a-t-on “édifié” des firmes conchinicoles à Gouraya et Aïn Tagouraït, en fait des bassins d’élevage de moules. Les premières (450 tonnes) seraient sur le marché (sic) en juin. Arriveront-elles dans l’assiette du consommateur Lambada ? Il y a fort à parier que non.

On a lancé, par ailleurs, un programme d’équipement de marins en petits métiers, des petites barques avec moteur. À ce jour, à Gouraya 23 chanceux en ont bénéficié. 150 en tout auraient été distribuées sur l’ensemble de la wilaya, 150 autres vont arriver. Tout cela n’est en fait qu’une goutte d’eau dans un océan. M. Yahiaoui le concède d’ailleurs, lui qui préconise un équipement plus conséquent, une adaptation urgente aux techniques de pêche moderne, une formation permanente, une réglementation claire et une sensibilisation de tous les jours aux problèmes environnementaux. “Rendez-vous compte, fait-il remarquer, lorsqu’on a voulu organiser la profession ici, on a constaté que tous nos marins exerçaient depuis 40 ans sans aucun document.”

Mohamed est retraité. Il a travaillé toute sa vie dans la sécurité mais il a, durant ces longues années de fonctionnariat, gardé un pied dans l’eau. Il ne peut pas vivre sans la mer et les êtres qui l’habitent. D’ailleurs, on le voit rarement en ville. Il a squatté un bout de plage à la sortie de Gouraya où il a bricolé une baraque en parpaing avant d’y entreposer son matériel et sa passion. Quand on lui parle des embarcations à 30 millions de centimes offertes par l’État aux pêcheurs de sa ville, il s’étrangle. “Quels pêcheurs ? On n’en a même distribué à des fellahs qu’on a été chercher dans la montagne ! Vous croyez encore aux balivernes que racontent les fonctionnaires ?”

Lui a sa barque bien vieillotte et un filet mille fois rafistolé acheté à 50 000 DA ! Il noie sa rage tous les soirs autour d’un barbecue de poisson frais et d’un bon cru.

Hitistes ou chômeurs
La population de Gouraya comme toutes celles qui peuplent les villages situés entre Tipasa et Ténès ne sont, à l’exception de quelques petits propriétaires vernis ou malins, ni agriculteurs ni pêcheurs. Ils sont hitistes ou arpenteurs. Ils marchent et attendent. Il n’est pas rare de voir - ô paradoxe - des Blidéens, venus de l’intérieur des terres, débarquer avec leurs Zodiacs et leurs tentes pour repartir à la fin du week-end, les malles pleines de poissons...

Autre source sûre de richesses : le tourisme. On pourrait croire qu’en ces contrées paradisiaques, il aurait constitué une manne. Et bien non ! Là aussi rien de rien. L’unique hôtel de Cherchell, le Cesarea, ex-pensionnaire du guide Michelin, a été affecté à... la police ! Aujourd’hui et encore une fois, de Tipasa à Cherchell, on n’a pas un lit à offrir au touriste, pas un hôtel, pas un motel, pas un bungalow, pas un restaurant digne de ce nom, pas une promenade sur le rivage, pas un camping... Le néant sidéral ! Si vous faites un jour cette route, n’oubliez pas de réviser votre voiture - il n’est surtout pas question de tomber en panne -, emportez une tente et... dites papa avant !

Abdelkader Mellouk, directeur de la maison des jeunes de Gouraya, rit à gorge déployée quand on évoque le tourisme et tous les postes de travail qu’il pourrait créer : “Le travail est une culture que nous n’avons pas. Le tourisme nécessite beaucoup de travail. Il est antinomique avec l’Algérien. Il nécessite une révolution dans les mentalités.”

Il requiert aussi une révision radicale des prix pratiqués par nos marchands de sommeil et de vinasse. Pour une nuit passée dans un hôtel algérien et deux repas, au pourrait se dorer au soleil de nos voisins pendant une semaine...
C’est fou ce qu’une randonnée à quelques kilomètres de la capitale peut s’avérer édifiante sur le chemin parcouru par l’Algérie sur la route de cette modernité qui fuit et qui ne fait pas frémir un seul cheveu des maquignons qui n’en ont cure ! Les villages de la côte ouest étaient de véritables écrins à bijoux. Ils sont aujourd’hui quelconques, otages des taxiphones, fast-food, réparateurs de cardans et autres constructeurs de legos en béton.
À Gouraya, on a même vu un fabricant d’enrobé, grand utilisateur de bitume, installé à un mètre au-dessus de la mer. Devenez où il déverse ses déchets ?
À l’ouest d’Alger, hommes, mer et terres ne sont pas morts, l’agonie est néanmoins toute proche. L’inconséquence est, on l’oublie souvent, bien plus meurtrière que le terrorisme.

Par Meziane Ourad, Liberté