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Irak, une transition à l’américaine pour une souveraineté limitée

mardi 1er juin 2004, par Hassiba

Le choix du Conseil intérimaire irakien (CGI), sous tutelle de Paul Breimer, l’administrateur américain de l’Irak auquel la résolution 1483 du Conseil de sécurité de l’ONU a conféré les pleins pouvoirs, aura donc prévalu.

En effet, au moment où l’envoyé spécial de Kofi Annan poursuivait ses consultations sur le terrain en vue de la nomination du chef de gouvernement intérimaire irakien, Iyad Allaoui, responsable de la sécurité au sein du controversé CGI, était plébiscité par ses homologues du CGI.« L’administrateur américain en Irak, Paul Bremer, a mis l’émissaire de l’ONU Lakhdar Brahimi, chargé de former le futur gouvernement, devant le fait accompli en poussant, vendredi 27 mai, l’exécutif irakien à choisir immédiatement un Premier ministre », a déclaré à l’AFP un responsable irakien.

« Paul Bremer a imposé une nomination de la coalition, comme c’était le cas pour les ministres et le Conseil de gouvernement actuels », précise cette source. « Surprise », l’ONU a cependant coopéré avec Iyad Allaoui. Le secrétaire adjoint à la Défense, Paul Wolfowitz, l’avait affirmé explicitement le 6 avril 2003 : « L’ONU ne jouera aucun rôle dans la création d’un gouvernement de transition en Irak. » Après l’Autorité provisoire de la coalition, l’exécutif dirigé par Breimer, la troisième phase du plan annoncé lors du sommet Blair-Bush en 2003, promettant récompenses aux exilés irakiens, confirme l’assertion de M. Wolfowitz.La procédure de désignation et le profil des membres du gouvernement provisoire, censé succéder à l’Autorité provisoire de la coalition (CPA), confortent, donc, la double logique politique et stratégique des Etats-Unis qui, d’une part, continuent de confiner l’ONU dans un rôle d’enregistrement de la transition et, d’autre part, poursuivent leur politique de cooptation ethno-confessionnelle, avec l’objectif avoué de passer à la contre-offensive contre la résistance irakienne en s’appuyant, cette fois, sur les forces de répression de l’ancien régime. Schéma, du reste, largement employé en Amérique latine.

Quotas ethno-confessionnels, exilés et potentats locaux

Iyad Allaoui remplace Chalabi : une nouvelle fois, les exilés basés à Londres ou Washington resteront sur le devant de la scène, selon le scénario déjà mis en œuvre, en avril 2003, au moment de l’installation du premier gouvernement provisoire irakien. Sans surprise, également, le commandement américain a imposé sa politique de cooptation identitaire, confessionnelle et tribale, dans la répartition des postes, suivant la logique des quotas ethniques instaurés par le CPA de Bremer. Le futur gouvernement intérimaire sera donc dirigé par un chiite laïc, entouré d’un président, honorifique, sunnite, de ministres kurdes et de membres de la data islamiste. Autrement dit, trois grandes composantes, la majorité démographique chiite, les minorités sunnites, kurde y seront représentées, tendances laïque et religieuse comprises. Les chefs tribaux cooptés au titre d’auxiliaires des troupes américaines, pourvus de milices chargées de la « pacification » de leurs régions, des « potentats locaux sans légitimité populaire », selon L. Al Rachid, n’ont pas été oubliés. Le commandement américain a inversé « les équilibres » de représentation au sein de ce gouvernement, supposé souverain, en confiant la fonction de Premier ministre à un chiite et non un sunnite. Que l’élu des Etats-Unis soit présenté comme un laïc, ancien bassiste, ne relève pas du hasard. Le régime nationaliste baasiste était laïc. La répartition des postes par quotas, si formels soient-ils, outre qu’elle institutionnalise le communautarisme, le népotisme, les logiques de partition, consacre de fait la minoration politique des Arabes sunnites, ce qui correspond au plan d’un Moyen-Orient privilégiant la Turquie, l’Iran et Israël. Ce n’est pas un hasard non plus si la cooptation d’Allaoui coïncide avec la volonté américaine de recruter des éléments des services de sécurité de l’ancien régime pour le « maintien de l’ordre », c’est-à-dire la lutte contre la résistance.

Si l’on se réfère à sa biographie publiée par les agences de presse, le chiite et « laïc » Iyad Allaoui est un ancien baassiste de 58 ans, devenu opposant au régime dans les années 1970. M. Allaoui aurait passé près de 30 ans en exil à Londres, où il aurait entretenu des relations étroites avec la CIA et le MI-6 britannique. Il aurait reçu l’appui de la CIA lors d’un coup d’Etat manqué en 1996. Au sein du CIG, dont il a assuré la présidence tournante en octobre 2003, M. Allaoui est chargé des questions de sécurité. Il se serait opposé à la décision de Paul Bremer de dissoudre l’armée, les services de renseignements et de renvoyer tous les baassistes de la fonction publique. Et proposé à plusieurs reprises de demander à d’anciens membres des services de renseignements de reprendre du service pour écraser la guérilla. Iyad Allaoui est issu d’une famille de notables, dont un ancêtre aurait participé aux négociations pour l’indépendance de l’Irak, sous occupation britannique. Son oncle était ministre sous la monarchie et l’actuel ministre de la Défense du CGI, Ali Allaoui, est son cousin. Allaoui hérite-t-il pour autant d’une légitimité et crédibilité aux yeux de la population irakienne ?

Dès sa désignation officielle le 28 mai, Iyad Allaoui, surnommé « Monsieur sécurité », a déclaré que « la priorité du gouvernement intérimaire irakien, créé sur des bases nationales et non confessionnelles, serait de contrôler la sécurité dans le pays ». Le message est clair. Il est en phase avec celui de l’Administration américaine, qui, par méfiance envers les forces de sécurité irakiennes, les avait d’abord exclues avant de réfléchir à nouveau à leur intégration, compte tenu de son incapacité à « sécuriser le pays », juguler la résistance accusée d’être le fait des baassistes. Loulouwa Al Bachir, chercheuse à l’International Crisis Group, écrit quant à elle : « La dé-baasification décrétée par Paul Breimer en mai 2003 pour des raisons idéologiques a consisté en une vaste purge aveugle. Elle a décapité l’appareil d’Etat irakien et empêché la remise en marche des services publics. » La « dé-baasification » s’est traduite par la « dissolution de l’ensemble des forces armées irakiennes, de la défense, de la police et du ministère de l’Intérieur », ajoute-t-elle. « Face à la paralysie de l’appareil d’Etat, l’administrateur américain a fait volte-face et usé de son pouvoir discrétionnaire pour réhabiliter certains éléments appartenant aux anciennes élites administratives. » Réagissant à la question épineuse des relations entre ce gouvernement irakien et les troupes américaines, M. Wolfowitz dira : « Ce sera un partenariat sur la sécurité entre une force multinationale sous commandement américain avec l’autorisation de l’ONU et l’exécutif irakien. » Le projet de résolution anglo-américain présenté le 24 mai « décide que la force multinationale aura autorité pour prendre toutes mesures nécessaires au maintien de la sécurité et de la stabilité en Irak pendant un mandat d’un an, qui sera revu au bout de douze mois ou à la demande du gouvernement irakien ». L’Administration Bush ne se contente pas de choisir ceux qui incarneront « la souveraineté » irakienne, elle fixe aussi les limites du pouvoir à leur conférer.

Sécurité des intérêts américains oblige, un autre plan aurait été concocté, si l’on en croit Paul Klein qui écrit : « Pour rétablir l’ordre en Irak, Washington a fait appel au meilleur spécialiste de la contre-insurrection : John Negroponte. Celui-ci, formé lors des guerres du Viêt-Nam et du Cambodge, dirigea personnellement les escadrons de la mort en Amérique centrale et finança les Contras du Nicaragua. Dès son arrivée à la Maison-Blanche, George W. Bush l’avait réhabilité en le nommant ambassadeur à l’ONU. A ce poste, il conduisit des campagnes de diffamation contre Hans Blix et mit en place un espionnage généralisé des membres du Conseil de sécurité. Il succédera bientôt à L. Paul Bremer. » John Negroponte, futur ambassadeur en Irak, devrait rejoindre Baghdad en juillet.

Souveraineté limitée pour une privatisation illimitée de l’Irak ?

Selon M. Brahimi, à la date du 30 juin 2004, « seuls les aspects légaux de l’occupation auront pris fin ». Le prochain gouvernement irakien, les Etats-Unis et leurs alliés devront déterminer la nature des relations entre eux, comment ils vont gérer la phase transitoire qui s’annonce. Etant entendu, selon M. Brahimi, que « la souveraineté sera alors entre les mains du peuple irakien ». A propos de la transition et du transfert, certains membres du CGI se sont aussi exprimés : « Après la légitimation internationale par l’ONU du gouvernement provisoire, nous proposons la tenue d’une conférence nationale début juillet », afin d’élire un « conseil consultatif qui sera un peu plus que consultatif et moins que législatif », soit une Assemblée nationale non élue et sans pouvoir, supposée contrôler le gouvernement.

Dans cette hypothèse, il est prévu « une commission indépendante pour préparer les élections générales ».Or, selon le plan américain pour l’Irak, « l’Assemblée nationale de transition serait au pouvoir à partir du 30 juin, jusqu’au moment des élections générales qui se dérouleront, au plus tard, le 31 décembre 2005. Cela donnera tranquillement dix-sept mois à un gouvernement non élu, le temps de faire ce que, légalement, l’Autorité provisoire de la coalition ne pouvait pas faire seule : inviter les troupes américaines à stationner là indéfiniment, et donner force de loi au rêve capitaliste de M. Bremer. Et seulement après que ces décisions eurent été prises, les Irakiens seront appelés à se prononcer », affirme, de son côté, l’américaine Naomi Klein. « La Maison-Blanche souligne encore que son opposition aux élections est essentiellement une question pratique : on n’a tout simplement pas le temps de les lancer avant le 30 juin. Alors pourquoi cette date limite ? » L’explication la plus commune c’est que M. Bush a besoin d’un « morceau de bravoure » pour meubler sa campagne électorale : tandis que son rival démocrate dressera le spectre du Vietnam, M. Bush répondra que « c’en est fini de l’occupation, que nous sommes tirés d’affaire », ajoute cette polémiste bien connue.

Et de pointer l’un des véritables enjeux de la transition : la légalisation du juteux marché dit de la reconstruction évalué à 100 milliards de dollars.« Le 19 septembre, M. Bremer a lancé une série de réformes radicales que l’Economist a qualifié de « rêve capitaliste ». Mais ce rêve, bien que toujours en vigueur, est à présent menacé. Un nombre croissant de juristes spécialisés contestent la légitimité des réformes, au motif que, face aux lois internationales qui régissent les forces d’occupation -le règlement de La Hague de 1907 et les Conventions de Genève de 1949- l’Autorité provisoire de la coalition ne peut agir qu’en tant que gardienne des actifs de l’économie irakienne, et non comme commissaire-priseur. Des changements aussi radicaux que l’arrêté 39 de M. Bremer, permettant la prise de possession à cent pour cent des industries irakiennes par des étrangers, contreviennent à ces lois et pourraient donc être aisément balayées par un gouvernement souverain irakien.

M. Bremer a annulé discrètement le plan de privatisation, indique-t-elle, « pour deux cents entreprises d’Etat qui avaient été annoncées, et en mettant, par contre, trente-cinq compagnies en location [avec option d’achat en fin de bail]. Pour la Maison-Blanche, la seule façon de permettre à son splendide plan d’expansion économique de continuer est de mettre fin à l’occupation militaire : seul un gouvernement irakien souverain, non lié par les règles de La Hague et de Genève, pourrait liquider les actifs de l’Irak en toute légalité. » Mais un gouvernement élu démocratiquement « pourrait aussi bien décider d’expulser les troupes états-uniennes et de faire capoter le programme de privatisations de Monsieur Bremer, optant au contraire pour la protection des emplois locaux ». Hypothèse effrayante pour washington. Précisément, le statut des forces américaines en Irak a fait l’objet de dissensions au sein de l’ONU. La question du pouvoir réel, ou « souveraineté limitée », un concept du reste appliqué dès 1991 à l’Irak (zone d’exclusion aérienne), dont disposera le gouvernement intérimaire irakien a ainsi été au centre des débats entre Washington et les autres membres du Conseil de sécurité.

Même le président du CGI, Ghazi Al Yaouar, n’a pas caché sa déception en déplorant que « le texte ne donne pas la prérogative de statuer sur le maintien ou non des forces étrangères, qu’il confère à ces forces tous pouvoirs en matière de sécurité, qu’il ne reconnaisse pas la pleine autorité du futur gouvernement de Baghdad sur le Fonds de développement de l’Irak ». Si le vote, tel quel, du texte déposé par Washington paraît difficile, en raison des réserves de Berlin, Paris, Moscou et Pékin, l’approbation d’une mouture amendée après la désignation du gouvernement Allaoui changera-t-elle radicalement les conditions des Irakiens ? Les Etats-Unis ont presque toujours atteint leurs objectifs au sein de l’ONU, prompte à sanctionner l’Irak pour de fictives armes de destruction massive. L’effet des sanctions internationales se fait encore ressentir dans une société dont la jeunesse n’a connu que l’embargo, alors que les classes moyennes ont été, pour le moins, détruites.60% à 70% de la société irakienne est au chômage, 400 000 militaires ont perdu leur emploi, estime L. Al Rachid qui note que la décision américaine « a ainsi affecté 2 millions de personnes désormais privées de revenus et de perspectives d’avenir ». Il y a là, souligne-t-elle, « toutes les recettes d’une véritable explosion sociale. Et l’on se demande dans ces conditions qui pourrait incarner la souveraineté que le président Bush, bousculé par le calendrier électoral américain, dit vouloir transférer le 30 juin prochain ».L’Administration américaine a rasé l’Etat irakien et ses compétences, encouragé la prédation, la délation et la corruption en « renforçant les potentats locaux ».

Mais au-delà d’un pouvoir d’arbitrage dans les conflits de la vie courante, « l’influence de certains cheikhs dépend surtout de leur capacité à distribuer de l’argent et des emplois », explique encore cette chercheuse. « Pour assurer leurs arrières, certains ont deux fers au feu : leurs hommes protègent des installations pétrolières le jour. Et les sabotent la nuit. »En dehors des auxiliaires, sur quelles forces peuvent compter les Etats-Unis décidés à liquider la résistance et garder la mainmise sur l’économie irakienne ? Sachant que l’Irak est une mine d’or pour les multinationales et leurs 10 à 20 000 mercenaires recrutés pour la sécurité, l’industrie militaire privée finançant les républicains, et un enfer pour la majorité de la population irakienne ne bénéficiant pas d’un salaire.D’une part, le vocable ethno-confessionnel tendant à gommer « l’irakité » ne recouvre pas la complexité des courants de la société, chiites communistes, chiites baassistes, chiites islamistes, islamistes kurdes, etc. D’autre part, les exactions des troupes d’occupation, punitions collectives, ne font que reconstruire la nation irakienne ; la nation étant une construction non statique, sans compter le lien social remodelé ou consolidé : conséquence de nouvelles alliances, solidarités dans l’adversité. Faute d’un gouvernement consensuel, ressenti comme légitime, et l’aggravation de la situation de la population soumise à un double choc militaire et économique, la résistance ne s’amplifiera-t-elle pas jusqu’à émergence du gouvernement souverain par-delà ces barrières ethniques ou religieuses que le lexique de guerre érige, précisément, en instrument politique de divisions ?Le risque est qu’un commandement américain exaspéré par la résistance amplifie l’intensité de « sa guerre contre des « cobayes » irakiens, au prix du recours à des armes dites létales ». Un risque que n’écartent pas certains observateurs.

L’enjeu est de taille, et le fait que les Irakiens n’auront pas le contrôle démocratique de leur pétrole et de leurs autres ressources pèsera lourd dans l’évolution de ladite transition. « L’Agence américaine pour le développement international [USAID] a invité les multinationales américaines à faire des offres sur tout, de la reconstruction des routes et des ponts jusqu’à l’impression de manuels scolaires. La plupart de ces contrats ont une durée d’un an, mais d’autres comportent des options qui permettent une prolongation sur quatre ans. Combien de temps avant que cela ne se transforme en contrats à long terme ? » Autrement dit, quand les Irakiens voteront, tout aura déjà été bradé, comme le rappelle N. Klein.Le « libre-échange par des moyens moins violents ne fonctionnait pas très bien ces derniers temps. Pourquoi pas une amélioration du libre-échange sous une forme allégée [Free Trade Lite] qui conquiert l’accès au marché par des mesures de chantage, vers un libre-échange plus agressif [Free Trade Supercharged] qui acquiert les nouveaux marchés sur les champs de batailles des guerres préventives ? », conclut N. Klein.

Par Chabha Bouslimani, latribune-online.com