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L’amnistie ne peut être que la suite logique de la paix

lundi 29 novembre 2004, par Hassiba

L’amnistie est collective, réhabilite les condamnés et les accusés, abolit leurs condamnations, laisse intactes leurs convictions et leur dignité.

Elle exclut toute action judiciaire, car elle soustrait au verdict de la justice toutes les atteintes aux droits de l’Homme commises d’une part par les groupes armés islamiques et, d’autre part, par l’armée et les services de sécurité. Elle n’est pas une mesure de commisération ou d’humanité faite dans l’intérêt des personnes, mais une mesure fondée sur des critères politiques. L’amnistie est une décision politique. Le référendum est un moyen démocratique de consultation populaire, à condition qu’il soit utilisé par des démocrates et avec des objectifs démocratiques. Il renforce alors la paix civile et la cohésion nationale. S’il n’est qu’un plébiscite, il suscite ou accentue les déchirements et les ruptures, ravive les blessures au lieu de les cicatriser, nourrit le sentiment d’injustice chez les victimes et les rancœurs des milieux politiques et médiatiques. Il y a une personnalisation et une présidentialisation accrue du pouvoir du président de la république, qui dirige un état tentaculaire, vorace et arbitraire.

Les ministres, qui ont sensiblement outrepassé leur crédit politique, se maintiennent au-delà de leur utilité. L’Algérie a besoin d’une relève de son personnel politique. pour le pouvoir, la démocratie se conjugue au futur, le plus éloigné de préférence. Elle serait l’affaire d’une ou de plusieurs générations. Le peuple n’aurait pas atteint le niveau politique, social et culturel, ainsi que le degré de maturité nécessaire pour aspirer à la démocratie, qui est une création et un contrôle du pouvoir. La seule constante de la pratique politique que le pouvoir maîtrise parfaitement est la fraude électorale. Les élections ont de tout temps été entachées de fraudes massives et le suffrage universel faussé, perverti, détourné. Le pouvoir a interféré de manière directe dans la falsification de toutes les élections passées avec le concours de l’Administration.

Aucune garantie ne peut être donnée si la neutralité de l’Administration n’est pas assurée. Lorsqu’on aborde un problème aussi sérieux et crucial que celui de l’amnistie, très important pour le présent et l’avenir du pays, il faut aller au fond des choses avec courage et lucidité, avancer, ne pas avoir le temps de s’asseoir, car rester immobile c’est reculer. Les opinions sont comme les clous, plus on les frappe plus elles s’enfoncent. Paix et réconcilation nationale sont les maîtres mots. La paix va-t-elle, après plus d’une décennie de violence, reprendre ses droits ? L’amnistie ne peut être que la suite logique de la paix. Elle nécessite des convictions longuement élaborées, approfondies, mûries, pour résister aux nombreux écueils qui viennent de partout, surtout d’un marécage humain où l’essentiel fond, se dérobe, coule ou se décompose. La plus forte des idées force de la société est la paix.

La première des urgences est de la rétablir. Il faut peser sur les évènements pour les faire évoluer vers la paix. L’arrêt de l’effusion de sang est une question stratégique. Que les armes cessent de parler, que la violence fratricide cesse. Il y a trop de malheurs dans notre pays, trop de sang versé, trop de larmes, trop de veuves et d’orphelins, trop de misère, trop de destructions. Il faut y mettre fin. Nous avons été de ceux qui ont initié le processus de paix, nous lui restons fidèles avec vigueur et rigueur et œuvrons à sa réalisation. Militants des droits de l’Homme, il n’y a pour nous qu’un chemin à suivre, celui de la paix et de la réconciliation nationale, car le premier des droits de l’Homme est le droit à la vie. L’histoire aide à déceler l’imposture et à témoigner qu’il n’est pas d’hiver qui ne finisse par céder la place au printemps. Celle de la décennie écoulée rentrera bien un jour dans la voie des aveux.

I- Avant d’aborder la question de l’amnistie, il faut d’abord procéder à l’assainissement global de la situation de la société.

Le pouvoir n’a pas été capable de prévoir, de voir et, surtout, d’avoir une vision politique claire des frustrations du peuple. La dérive politique est érigée en méthode de gestion avec le risque de diviser la communauté nationale. Il y a plus qu’une fêlure, une déchirure, une fracture au sein de la société, traversée par des courants contradictoires avec la persistance de préjugés, de clichés, de tabous, de divergences politiques fondamentales et de luttes d’influence. Le climat politique est fait de méfiance, d’intolérance, de haine et d’exclusion. Plus personne ne respecte personne, car le respect suppose une éthique, une morale et une culture. Tant que le cancer que représente la corruption, qui est devenue un style de vie, n’est pas vaincu, la santé morale du pays est menacée. Il y a trois causes à la crise : la coupure du pays en deux, le manque de dialogue et la non-résolution des problèmes de fond qui se posent à la société. L’école, l’emploi et le logement, ces trois mots évoquent les besoins les plus urgents du peuple.

L’Algérie a besoin de la levée de l’état d’urgence qui conditionne l’ouverture du champ politique et médiatique, ainsi que l’exercice des libertés individuelles et collectives, d’une presse libre et d’une justice indépendante. Avec l’état d’urgence, les droits ont été ligotés pour les réduire. Il faut réhabiliter le politique. L’opposition vient de la rue, car elle ne trouve pas son expression dans les formes normales de notre vie politique. Le pouvoir est fermé et ceux qui ne font pas partie du sérail vivent dans le ghetto. il n’écoute pas la voix des humbles et la règle est : “encaisse et tais-toi !”
Seules les relations bien placées constituent le “sésame, ouvre-toi” des carrières de responsabilité. C’est à l’État de refléter la volonté du peuple et non au peuple de se plier à la volonté de l’État.

II - Que cherche le président de la république à travers l’amnistie ? Sa démarche relève-t-elle de motivations personnelles ? Serait-elle un prélude à la révision de la constitution, pour lui permettre de régner encore une décennie ou plus sur le pays ? Il y a un précédent qui éclaire cette attitude. Après sa désignation à la magistrature suprême, le 15 avril 1999, M. Abdelaziz Bouteflika a voulu donner “une couverture politique et juridique” à un accord conclu entre le DRS et l’AIS. La loi sur la concorde civile, adoptée au pas de charge par le parlement et soumise à référendum, ne s’est finalement pas appliquée à l’AIS, qui a rejeté les termes “repentis” et “reddition” et exigeait une amnistie ainsi que les honneurs de la guerre. Le référendum de septembre 1999 n’était qu’une élection présidentielle bis ayant pour objet de légitimer le président mal élu.

La grâce amnistiante accordée par le décret présidentiel en date du 10 janvier 2002 à l’AIS est anticonstitutionnelle, car l’amnistie relève de la compétence exclusive du parlement. L’effet psychologique recherché par M. Abdelaziz Bouteflika, à savoir une reddition massive de l’AIS, qui formerait des files indiennes devant les commissions de probation, afin que le combat cesse faute de combattants, n’a pas eu lieu. Le livre sacré hindou édicte : “Tu as droit à l’action et seulement à l’action, et jamais à ses fruits. Que les fruits de ton action ne soient jamais ton modèle.” L’amnistie nécessite une ambition collective et non une ambition individuelle. La politique est-elle un métier comme un autre, une vocation ou une passion ? Elle est un jeu cruel et la règle du jeu ne se trouve pas dans les cartes, mais dans Machiavel.

Le président de la république qui veut entrer de plain-pied dans l’histoire en voulant donner la mesure de ses capacités d’homme d’État doit faire preuve d’intelligence politique dans cette action afin de mettre en relief de manière à la fois didactique et vivante les points de vue différents des parties, ainsi que les blocages de la vie politique, sociale et culturelle. Il doit disposer des qualités de vision et de sérénité nécessaires à la recherche d’une synthèse des thèses différentes et des logiques divergentes qui soient acceptables par les acteurs concernés, dont chacun d’eux doit comprendre qu’il ne détient qu’une partie de la vérité, que les autres en détiennent d’autres et que la vérité est l’ensemble de ces parties.

III - Il ne veut pas payer le prix politique de la paix. La contradiction réside dans le fait que le président de la république veut se servir de l’amnistie pour ramener la paix, alors qu’elle ne peut être que la suite logique de la paix. Le conflit risque de s’enliser, de faire encore de nombreuses victimes, parce que le président refuse pour le moment d’accorder l’amnistie aux groupes armés islamiques. Devant les députés, il a déclaré : “Il n’y a pas de place dans la réconciliation nationale à ceux qui ont semé l’anarchie, tué des innocents et défiguré l’image de la religion, détruit les édifices de toute une génération.”
Combien d’années de souffrance fraudra-t-il encore attendre avant que l’on ne se rende compte qu’il n’y a pas de solution sécuritaire à la crise ? Le pouvoir va laisser la proie pour l’ombre et perdre une autre occasion de réaliser la paix. Une amnistie en faveur des groupes armés islamiques est indispensable pour la réconciliation nationale.

L’amnistie concerne aussi et surtout les éléments de l’armée et des services de sécurité, d’une part, et les responsables politiques, d’autre part, responsables d’atteintes graves aux droits de l’Homme. Le président veut les disculper de toute responsabilité. L’État, sujet actif de droit pénal, qui fait condamner les coupables, ne peut s’exclure de la culpabilité. Il n’y a pas de responsabilité sans culpabilité. L’État est responsable et coupable.

IV. L’amnistie avant la vérité et la justice n’est que de l’impunité. L’amnistie générale englobera-t-elle la prédation économique, notamment la fraude fiscale et les scandales financiers, ou ne concernera-t-elle que les personnes impliquées dans les événements strictement politiques de la décennie noire qu’a vécue le pays depuis 1992 ? Son champ d’application est controversé. L’amnistie, qui ne sera pas précédée par une recherche de la vérité sur les crimes commis, ne sera qu’un échec pour la réconciliation nationale.

Connaître la vérité sur toutes les violations des droits de l’Homme exercées par les groupes armés islamiques, l’armée et les forces de sécurité facilitera la paix. Les crimes contre l’humanité sont imprescriptibles et le pardon refusé par la communauté internationale, surtout les ONG des droits de l’Homme qui n’y voient qu’une simple impunité. Les responsables de la violence, aussi bien les commanditaires que les exécutants, doivent être traduits en justice. Les crimes contre l’humanité s’appliquent au pouvoir algérien, coupable de pratiques massives d’exécutions sommaires, de massacres, de tortures et de disparitions. L’Algérie est signataire de tous les pactes et conventions internationaux réprimant les crimes contre l’humanité. Certains pays d’Amérique latine et l’Afrique du Sud ont réglé le problème de l’impunité par la désignation d’une commission “vérité et justice”. En Algérie, le manteau de l’oubli et du pardon, qui peut être réconfortant mais avec un effet négatif sur la réconciliation nationale, ne peut être déployé qu’après la justice.

Il ne saurait y avoir de justification, de prescription ou de pardon pour ceux qui ont nié à leurs semblables leur condition de personne humaine au point de les vouer à la mort. Il faut préparer l’avenir, la réconciliation nationale par l’assainissement du passé et du présent, par la justice, sans céder à la tentation de justicier. La société a la justice qu’elle mérite, mais il appartient à la justice de se mettre à l’heure de l’État de droit et de mériter le respect des citoyens. Les procès politiques ont mis en relief la soumission de la justice au pouvoir politique. Là où il n’y a pas de magistrats indépendants, il n’y a que des délégués du pouvoir qui ont des réflexes et des comportements en harmonie avec le pouvoir qui les a désignés.

Rien n’est plus ridicule qu’un ministre qui dit que la séparation des pouvoirs lui interdit de s’ingérer dans les affaires de la justice, alors que son intervention dans le déroulement de l’action judiciaire est permanente. L’indépendance de la justice est liée à la mise en place d’un système politique démocratique respecteux de la souveraineté du droit, de la séparation et de l’équilibre des trois pouvoirs.

La justice internationale permet de juger les criminels qui bénéficient dans leur pays de l’impunité, privilège des privilégiés. Tant qu’ils demeureront puissants, les commanditaires de crimes contre l’humanité ne seront jugés par aucun tribunal interne. Mais tôt ou tard, justice sera faite ! Peut-on espérer dans ce domaine une accélération de l’histoire en Algérie ? Viendra un jour le temps de la fin de l’impunité.

Pour plus de justice et d’équilibre, il faut souligner la position de ceux pour qui la paix est plus importante que la justice. Ils sont contre la justice internationale qui condamne les crimes contre l’humanité.

L’Espagne, disent-ils, n’a pas engagé après le franquisme de procès contre les auteurs de crimes contre l’humanité pour éviter les fractures de la société. Faut-il tronquer la justice pour la paix, faut-il choisir entre le droit et le pardon, faut-il lutter contre l’oubli et préserver la mémoire agressée ? Tel est le dilemme.

Le tribunal permanent des peuples
Le tribunal permanent des peuples, qui a tenu du 5 au 8 novembre 2004 sa 32e session à Paris, a jugé les violations des droits de l’Homme en Algérie pour la période 1992-2004. Composé de 9 membres, il était présidé par M. Salvador Sénese, président de ce tribunal, membre de la Cour suprême de cassation italienne. Le tribunal permanent des peuples, fondé en juin 1979 à Bologne, a succédé aux tribunaux Russel présidés par Russel, puis Jean-Paul Sartre et Lilio Basso. C’est à Alger qu’a été adoptée, le 4 juillet 1975, la déclaration universelle des droits des peuples, qui représente le document de référence fondamental pour les délibérations de ce tribunal. Conformément aux statuts du tribunal, les lieux, dates et contenus de la session ont été communiqués au gouvernement algérien, à travers ses ambassades en Italie et en France, afin qu’il exerce son droit de défense.

À la lumière des faits et des témoignages reçus ou entendus, le tribunal a répondu aux différentes questions posées en ce qui concerne les violations du droit interne et international par l’État algérien et les groupes armés islamiques. Il a précisé que les conventions internationales et les règles coutumières s’adressent aux États qui peuvent être déclarés responsables de leur violation sur leur territoire. Le tribunal s’est longuement penché sur les nombreux massacres dont ont été victimes les populations de nombreuses régions d’Algérie. La responsabilité de ces massacres est imputée à des groupes islamiques, armés par le gouvernement ou autonomes, mais surtout par le pouvoir, selon les témoignages particulièrement précis et circonstanciés de rescapés.

Les auteurs de ces massacres sont déclarés responsables des crimes contre l’humanité au terme de la définition donnée par le statut de Rome de la cour pénale internationale (article 7 1). Le tribunal a considéré que, compte tenu de leur nature, de leur ampleur et des conditions qui les entourent, les milliers de disparitions forcées constituent des violations flagrantes du droit international général et des conventions internationales ratifiées par l’Algérie, donc des crimes contre l’humanité.

L’article 18 de la déclaration de l’assemblée générale des Nations unies, du 18 décembre 1992, précise que les auteurs des actes de disparition forcée ne peuvent bénéficier d’une loi d’amnistie ou de mesures analogues qui auraient pour effet de les exonérer de poursuites ou de sanctions pénales. La torture pratiquée de façon générale ou systématique en Algérie en octobre 1988 et à partir de 1992 à ce jour contre la population civile sont des crimes contre l’humanité. Le tribunal considère que les viols perpétrés sont des crimes contre l’humanité. Tous ces crimes contre l’humanité sont imprescriptibles.
Il faut aborder la crise sous le seul angle qui n’a jamais été traité, celui de sa dimension politique. Ce n’est pas pour le moment la voie empruntée, mais elle mérite d’être explorée. La solution de la crise se réalise par un dialogue global, politique, avec la participation sans exclusive de tous les acteurs importants de la vie politique qui inscrivent leur démarche dans la recherche de la paix.

 Alger le 26 novembre 2004
 Me Ali Yahia Abdenour,
 président de la LADDH

Source : Liberté