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La liberté culturelle dans un monde diversifié (III)

samedi 21 août 2004, par Hassiba

Alors que l’on vantait la théorie de Weber sur l’éthique protestante, des pays catholiques (France et Italie) se développaient plus vite que la Grande-Bretagne et l’Allemagne, toutes deux protestantes.

La théorie a donc été élargie pour signifier chrétienne ou occidentale. Alors que le Japon, la République de Corée, la Thaïlande et d’autres pays d’Asie de l’Est enregistraient des taux de croissance record, la notion selon laquelle les valeurs confucéennes retardaient la croissance a dû être abandonnée.
Comprendre les traditions culturelles peut donner une idée du comportement humain et des dynamiques sociales qui influencent les résultats en matière de développement. Mais ces perspectives ne proposent pas une grande théorie de la culture de croissance économique, par exemple la politique économique, la géographie et le fardeau très pertinents. Mais la culture, comme de savoir par exemple si une société est hindoue ou musulmane, s’avère être insignifiante.
La même chose est vraie au regard de la démocratie. Une nouvelle vague de déterminisme culturel commence à avoir de l’emprise sur certains débats politiques, attribuant les échecs de la démocratisation dans le monde non occidental aux traits, culturels inhérents d’intolérance et clé valeurs autoritaires. A l’échelon mondial, certains théoriciens ont soutenu que le XXIe siècle connaîtra un choc des civilisations et que le futur des États occidentaux démocratiques et tolérants est menacé par des Etats non occidentaux aux valeurs plus autoritaires. Il y a des raisons d’être sceptique. En premier lieu, la théorie exagère les différences entre les groupes de « civilisation » et ignore les similarités entre eux.
En outre, l’Occident n’a pas le monopole de la démocratie ou de la tolérance, et il n’existe pas de ligne unique de division historique entre un Occident tolérant et démocratique et un Orient despote. Plaron et Saint Augustin n’étaient pas moins autoritaires dans leur pensée que Confucius et Kautilya. Les défenseurs de la démocratique n’ont pas seulement existé en Europe, mais ailleurs également.

Prenons Take Akbar, qui a prêché la tolérance religieuse en Inde au XVIe siècle, ou le prince Shotoku, qui dans le Japon du XVIIe siècle a introduit une Constitution (kempo) qui insistait sur le fait que « les décisions portant sur des questions importantes ne devraient pas être prises par une seule personne. Elles devraient être débattues à plusieurs ». La notion de processus de prise de décisions participatif sur des questions publiques importantes ont été au cœur de nombreuses traditions en Afrique et ailleurs. De plus, les récentes conclusions de l’enquête mondiale sur les valeurs montrent que les populations des pays musulmans soutiennent autant les valeurs démocratiques que les populations des pays non musulmans. Un problème de fond avec ces théories est l’hypothèse sous-jacente selon laquelle la culture est en grande partie établie et immuable, ce qui permet de diviser soigneusement le monde en « civilisations » ou en « cultures ». C’est ignorer le fait que bien qu’il puisse exister une grande continuité dans les valeurs et les traditions au sein des sociétés, les cultures changent aussi et sont rarement homogènes. Presque toutes les sociétés ont vu leurs valeurs changer - ce qu’illustre l’évolution des valeurs concernant le rôle de la femme ou l’égalité des sexes au cours du siècle dernier. Par ailleurs, un peu partout les pratiques sociales se sont radicalement modifiées chez les catholiques du Chili comme chez les musulmans du Bangladesh, en passant par les bouddhistes de Thaïlande. Ces transformations et tensions au sein des sociétés provoquent des changements politiques et historiques, de telle sorte que la manière dont les relations de pouvoir affectent ces dynamiques domine maintenant la recherche anthropologique. Paradoxalement, c’est au moment où les anthropologues ont rejeté le concept de culture comme phénomène social délimité et fixe, que se développe un intérêt politique généralisé pour trouver les valeurs et les caractéristiques fondamentales « d’un peuple et de sa culture » se développe.

Les théories du déterminisme culturel méritent d’être examinées de façon critique en raison de leurs implications politiques dangereuses. Elles peuvent alimenter l’attrait pour les politiques nationalistes qui dénigrent ou oppriment les cultures inférieures, faisant soi-disant obstacle à l’unité nationale, à la démocratie et au développement. De telles attaques contre les valeurs culturelles attiseraient alors des réactions violentes qui pourraient nourrir les tensions à la fois au sein des nations et entre elles.

Le développement humain ne se réduit pas à la santé, l’éducation, un niveau de vie décent et la liberté politique. Les identités culturelles des individus doivent être reconnues et l’État doit leur accorder une place. Les individus doivent être libres d’exprimer ces identités sans être victimes de discrimination dans d’autres domaines de leur existence. En somme : la liberté culturelle est à la fois un droit humain et une part intégrante importante du développement humain et mérite donc que l’Etat s’en préoccupe et agisse en conséquence.

Le développement humain est le processus qui consiste à élargir la gamme des choix qui s’offrent aux individus afin de leur permettre de faire et d’être ce qui leur est cher.
Les précédents rapports mondiaux sur le développement humain ont mis l’accent sur l’expansion des opportunités sociales, politiques et économiques en vue d’élargir ces choix. Ils ont examiné les manières dont les politiques de croissance équitable, l’élargissement des perspectives sociales et l’approfondissement de la démocratie peuvent accroître ces choix pour tous.

Une autre dimension du développement humain, difficile à mesurer et même à définir, est d’une importance vitale : la liberté culturelle est essentielle à la capacité des individus de vivre comme ils le désireraient. La liberté culturelle constitue un des piliers du développement humain.

Par conséquent, il faut chercher à la promouvoir de façon spécifique sans se contenter d’avancées clans les domaines social, politique et économique qui ne suffisent pas à garantir la liberté culturelle.

La liberté culturelle signifie donner aux individus la liberté de choisir leurs identités - et de mener les vies qu’ils tiennent à avoir - sans être exclus d’autres choix qui sont importants à leurs yeux, comme ceux relatifs à l’éducation, à la santé ou à l’emploi.
Dans la pratique, il existe deux formes d’exclusion culturelle. La première est l’exclusion fondée sur le mode de vie, qui ne reconnaît pas le droit au libre choix d’un style de vie qu’un groupe choisirait d’avoir, et qui insiste sur le fait que les individus doivent vivre exactement comme tous les autres dans la société. L’oppression religieuse ou l’insistance pour que les immigrés abandonnent leurs pratiques culturelles et leur langue en sont des exemples. La seconde est l’exclusion de la participation, lorsque les individus sont victimes de discrimination ou de désavantage au niveau des possibilités sociales, politiques et économiques en raison de leur identité culturelle.

Les deux types d’exclusion existent à grande échelle sur tous les continents, quel que soit le niveau de développement, dans les démocraties comme dans les Etats autoritaires.

Les données recueillies par Minorités à risque, un projet de recherche incluant des thèmes relatifs à l’exclusion culturelle qui a examiné la situation des groupes minoritaires de par le monde, font ressortir que près d’un milliard de personnes appartiennent à des groupes victimes d’une forme ou l’autre d’exclusion, soit fondée sur le mode de vie, soit en termes de participation, à laquelle ne sont pas confrontés les autres groupes du même État, ce qui représente environ une personne sur sept dans le monde.
Bien sûr, les limitations imposées à la liberté culturelle se déclinent sur toute une vaste gamme. A l’un des extrêmes se trouve le nettoyage ethnique. Puis il y a des restrictions formelles à la pratique de la religion, de la langue et de la citoyenneté. Mais plus fréquemment, l’exclusion culturelle tient à un simple manque de reconnaissance ou de respect vis-à-vis de la culture et patrimoine des individus ou du fait que certaines cultures soient considérées comme inférieures, primitives ou non civilisées.

Cette exclusion peut se refléter dans les politiques publiques aussi bien que lorsque le calendrier national ne respecte pas les jours fériés religieux d’une minorité que lorsque des manuels d’école omettent ou déprécient les réalisations des dirigeants des minorités, ou encore lorsque l’on ne soutient que la littérature ou autres arts qui célèbrent les réussites de la culture dominante.
L’exclusion fondée sur le mode de vie se superpose souvent à l’exclusion sociale, économique et politique sous la forme de discriminations et en désavantageant les personnes concernées en matière d’emploi, de logement, d’instruction et de représentation politique.

Le taux de mortalité des enfants de moins de cinq ans dans les castes professionnelles au Népal dépasse les 17% alors qu’il n’est que d’environ 7% pour les Newar et les Brahmanes. En Serbie et au Monténégro, 30% des enfants ne sont jamais allés à l’école primaire. Les Latino-Américains de descendance européenne sont souvent fiers de dire qu’ils ne font pas de discrimination raciale et assurent que leurs Etats font de même. Mais partout sur continent, les groupes autochtones sont plus pauvres et moins représentés au niveau politique que les non-autochtones. Au Mexique par exemple, 81% des populations autochtones auraient des revenus inférieurs au seuil de pauvreté, contre 18% pour la population générale.

Néanmoins, l’exclusion fondée sur le mode de vie et l’exclusion de la participation ne se recoupent pas toujours.

Par exemple, les individus d’ascendance chinoise dans le sud-est asiatique sont économiquement dominants et ont pourtant été culturellement exclus, notamment du fait des restrictions imposées aux écoles en langue chinoise, de l’interdiction de publier en chinois et des pressions sociales exercées sur les individus de descendance chinoise pour qu’ils adoptent des noms locaux. Mais plus souvent, l’exclusion fondée sur le mode de vie renforce la conclusion dans les autres domaines. C’est notamment le cas pour la langue.

De nombreux groupes, dont les grandes minorités telles que les Kurdes en Turquie et les populations autochtones au Guatemala, sont exclus de la participation politique et des opportunités économiques parce que l’État ne reconnaît pas leur langue dans les écoles, devant les tribunaux et dans d’autres domaines la vie publique. C’est la raison pour laquelle les groupes luttent si durement pour que leurs langues soient reconnues et utilisées dans l’enseignement et dans les actes juridiques et politiques.

Rien de tout cela n’est utopique. Il n’est pas toujours facile de se doter de politiques multiculturelles et cela peut impliquer de faire des compromis.

Mais de nombreux pays élaborent avec succès des politiques multiculturelles pour remédier à l’exclusion culturelle et promouvoir la liberté dans ce domaine.
La liberté culturelle ne se réalisera pas plus spontanément que lorsqu’il s’agit de la santé, l’éducation et l’égalité des sexes. Les gouvernements ne devraient jamais cesser d’encourager cette liberté, même en l’absence de politiques explicites de persécution ou de discrimination.
Certains prétendent qu’il suffit de garantir les droits civils et politiques des individus, tels que la liberté de culte, de parole et d’association, pour leur donner la possibilité de pratiquer leur religion, de parler leur langue sans être victimes de discrimination dans les domaines de l’emploi et de la scolarisation, Ou victimes de nombreux autres types d’exclusion. Ils affirment que l’exclusion culturelle est un sous produit des exclusions économiques et politiques et qu’une fois que ces dernières seront résolues, l’exclusion culturelle disparaîtra d’elle-même.

Cela ne s’est pas encore vu. De nombreux pays riches et démocratiques, par exemple, prétendent traiter tous les citoyens de manière égale, mais ils abritent néanmoins des minorités qui ne sont pas correctement représentées en politique et pour qui le harcèlement et les difficultés d’accès aux services publics sont le lot quotidien.(A suivre)

Résumé rapport mondial sur le développement humain 2004, La Nouvelle République