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Le langage politique des islamistes algériens et son évolution dans les années 1990

mercredi 9 juillet 2003, par Hassiba

Communication présentée au congrès de l’Association Française d’Etudes sur le Monde Arabe et Musulman (AFEMAM) sur « La construction des savoirs sur les mondes musulmans »- Paris 2-4 Juillet 2003

Pour discuter de la production du savoir, il faut commencer, me semble-t-il, par définir ce qu’est le savoir. J’oserai avancer que ce n’est pas forcément la connaissance scientifique qui n’est elle-même qu’une forme de savoir. De ce point de vue, l’idéologie, le sens commun, la culture populaire, la science... sont des savoirs cherchant à légitimer des comportements et à orienter des actions.

Le savoir est une conviction que l’ordre des choses obéit à des causes dont on connaît le mécanisme ou le secret. La physique ou les mathématiques sont des savoirs, mais la sorcellerie (Evans-Pritchard) et le sens commun (Geertz) le sont aussi, donnant le sentiment que la nature n’est pas mystérieuse.

Car, ce que l’homme ne supporte pas, dit Geertz, c’est de vivre dans un monde inexpliqué et inexplicable . Le savoir est une croyance ; moins il est scientifique, plus la croyance est grande. Il est à noter que de tous les croyants, seul le scientifique a un doute sur son savoir.

Défini ainsi, le savoir évolue avec les besoins des hommes et leurs capacités à « expliquer » les faits naturels et sociaux. Dans cette communication, je me focaliserai sur le discours social des islamistes algériens, construit sur un savoir hétéroclite, et sa traduction en langage politique affirmant l’objectif de transformer la société pour réaliser les idéaux de justice. Ce discours fait référence à la tradition islamique et aux croyances populaires, mais il s’est aussi développé en réaction à l’environnement international, subi à travers la domination occidentale. Du fait de celle-ci, les institutions de l’Occident comme la démocratie, les droits de l’homme et autre liberté d’expression sont critiquées et dévalorisées. Tout au moins jusqu’au début des années 1990.

I

La popularité des islamistes en Algérie dans les années 1980 reposait sur la croyance que si les dirigeants craignaient Dieu, le pays serait géré au profit du peuple. D’où cet enthousiasme et cette ferveur de la part de centaines de milliers de personnes condamnant la corruption et l’inefficacité de l’administration, attirées par le discours du FIS se proposant de moraliser l’Etat.

En conséquence, le programme du parti coule de source : il suffit d’accéder au pouvoir et de remplacer les dirigeants à la foi douteuse par des personnes qui ont montré publiquement leur piété, notamment en étant souvent présentes à la mosquée pour les prières quotidiennes. Il sera ainsi fait appel à la foi et à la crainte de Dieu pour mettre l’Etat au service de la population, ce qui est une aspiration de la majorité. Ce que la modernité politique a fait, limitant institutionnellement les prérogatives du pouvoir exécutif par la sanction électorale, l’autonomie de la justice et la liberté de la presse, la croyance populaire veut le réaliser en utilisant seulement la foi religieuse supposée efficace pour mettre l’Etat au service de la population.

Cette croyance populaire a plusieurs références, la principale étant le corpus islamique de la tradition passée. A cet effet, les hadiths sont mobilisés, ainsi que la vie exemplaire du prophète et ses compagnons. Je citerai deux histoires rapportées et commentées par des imams du FIS devant une assistance subjuguée dans des mosquées à Oran, en 1989.

 Le calife Omar Ibn el Khattab revenait de la mosquée pour aller chez lui quand il entendit les pleurs d’un enfant et les gémissements d’une femme. Il frappa à la porte de la maison d’où provenaient ces pleurs. La femme qui lui ouvrit la porte lui explique que son fils a faim et qu’elle n’a pas les moyens de le nourrir. Choqué, Omar le juste - c’est ainsi qu’il est appelé par la tradition - demande à cette mère de le suivre jusqu’à beit el mal où sont entreposées les richesses de l’Etat. Là, il lui demande de se servir pour se nourrir et nourrir son enfant.

L’imam qui rapporte cette histoire termine en faisant le parallèle avec le gouvernement Chadli dont, dit-il, « les ministres sont insensibles à la misère de leurs frères. Ces ministres et ces généraux, continue-t-il, ont des dépenses de loisirs détournées du budget de l’Etat qui devrait être consacré aux besoins sociaux des pauvres ». Acquiessante, l’audience est obnubilée par cet exemple édifiant de justice et de droiture et se met à rêver de tels dirigeants pour l’Algérie.

 La deuxième histoire rapportée par un imam dans une autre mosquée est relative à la condamnation des activités de la Sécurité Militaire par la vox populi. Un jour, dit l’imam, Omar Ibn el Khattab entendit des éclats de voix qui l’ont intrigués. Il escalade un mur et surprend quatre personnes adultes s’adonnant à de la boisson alcoolisée. Avant de commencer de les sermonner, l’un d’elles, l’ayant reconnu, lui dit : « Ô Omar, nous sommes fautifs, mais toi aussi, tu as commis une faute grave. Tu as escaladé le mur pour nous surprendre au lieu de frapper à la porte et attendre qu’on t’ouvre ».

Omar, qui n’était pas d’accord, propose d’exposer le litige devant le prophète. Après les avoir entendus, celui-ci jeta la faute sur les deux parties. Les uns ont enfreint l’interdiction de boire de l’alcool et Omar a fait de l’espionnage (jawssassa), ce qui est interdit par l’islam.

Et l’imam de répéter : « L’espionnage est interdit en islam, messieurs de la Sécurité Militaire », s’adressant probablement aux officiers en civil chargés de l’écouter à la mosquée.

Que ces histoires rapportent des évènements ayant réellement eu lieu ou qu’elles soient le fruit de l’imagination collective n’est pas important. Ce qui l’est par contre, c’est leur impact sur des croyants qui jugent l’Etat qui les dirige sur les critères moraux mis en valeur par ces histoires dont la fonction ici est d’apprécier la distance entre l’Etat tel qu’il est perçu et l’Etat tel qu’il devrait être selon les croyants.

La légitimité des dirigeants n’est pas mise en cause pour des raisons de faiblesse de représentativité ou pour absence d’élections ; elle est mise en cause pour des raisons morales qui font ressortir un écart insupportable entre le dirigeant algérien et le dirigeant idéal incarné par l’exemple de Omar le juste. C’est pourquoi les couches populaires se passionnent pour les hadiths se transmettant oralement aussi bien dans les mosquées que dans d’autres lieux publics.
II

La frange la plus cultivée des islamistes, lisant en arabe ou en français, fait moins appel aux hadiths dans l’argumentation politique, se référant plus volontiers à deux penseurs contemporains : l’idéologue pakistanais Mawdoudi et le frère musulman égyptien Saïd Qutb.

Ces deux penseurs, se réclamant de Ibn Taymiyya et du courant salafiste incarné par Djamel Eddine AlAfghani et Mohamed Abdouh, ont eu une importante influence sur les couches urbaines moyennes qui ont bénéficié de la scolarisation massive de l’après-indépendance. Vendus à un prix modique, leurs livres étaient disponibles dans toutes les librairies.

Ecrits dans un langage facile à comprendre, ils sont didactiques et ont recours à des exemples illustratifs pris dans la vie quotidienne. Ils sont dépouillés de l’érudition classique et de la mystique musulmane, ce qui les mettait à la portée de jeunes lycéens ou même d’adultes sachant à peine lire et écrire. Le crédo de ces ouvrages est que la civilisation occidentale cherche à imposer ses schémas de pensée et ses institutions bâties sur la négation de la spiritualité de l’homme et de son âme.

L’islam offrirait une alternative au matérialisme occidental qui fait de l’homme un robot et de la femme une marchandise sexuelle. En faisant de la pratique religieuse une activité privée, la société occidentale, selon ces ouvrages, a mutilé l’homme en le réduisant à un consommateur guidé par ses instincts physiologiques. L’islam refuserait cet avilissement et met Dieu au centre du lien social pour que l’homme n’oublie pas son humanité. Sans Dieu, l’homme ne serait qu’un animal ; avec Dieu, il est un être humain libre de ses actes et libre de se soumettre à la loi divine.

Ce type de discours a été dans les années 1960 et 1970 le principal concurrent au discours pan-arabe nationaliste et socialiste à qui il reproche de vouloir imiter l’Occident laïc. Mais jusqu’en 1967, ce discours était minoritaire dans les pays musulmans. Il gagnera à lui les couches moyennes et plus tard les couches populaires après la défaite militaire face à Israël en juin 1967. Les islamistes ont affirmé que la victoire militaire d’Israël, petit pays de trois millions d’habitants, sur les pays arabes forts de leur 100 millions d’habitants et de leurs richesses pétrolières, est un signe divin et un avertissement pour les sociétés musulmanes qui auraient dévié du chemin tracé par Dieu. Ce sont surtout les Frères Musulmans égyptiens, auxquels appartenait Qutb, qui diffusaient ce type de message.

Emprisonné et condamné à mort par Nasser en 1966 - juste une année avant la défaite militaire de Juin 1967 - Saïd Qutb a développé une vision très pessimiste de la société égyptienne qui serait, selon lui, tombée dans la jahilya. Percevant Nasser comme la réincarnation du pharaon qui se prenait pour Dieu, il ne comprend pas comment et pourquoi il jouissait d’une telle popularité en Egypte et dans le monde arabe. Son explication est que les sociétés musulmanes contemporaines se sont éloignées de l’islam en adorant des idoles dont les images sont placardées partout. De là, la théorie de l’avant-garde pure dont la mission est de casser l’alternative entre l’impiété et l’exil (takfir oual hijra).

Pour Qutb, obéir à ces régimes arabes et vivre sous leur autorité est illicite du point de vue du fikh. D’où la nécessité du jihad, de la violence jusqu’à ce que le taghout (tyran) tombe. Qutb est l’idéologue de la violence islamiste ; il est celui qui l’a légitimée théoriquement et canoniquement. Il est vrai que le régime égyptien, autoritaire, a poussé à la radicalisation des Frères Musulmans lors de la répression qu’ils ont subie dans les années 1950 (emprisonnement, torture, exécutions...).

La violence que le discours de Qutb propage provient autant de l’interprétation qu’il fait du dogme islamique que du processus historique par lequel il est passé et dont il est, dans une certaine mesure, un produit .

Le deuxième idéologue islamiste de renommée mondiale, Mawdudi, appartient à une autre tradition historique : l’islam du sous-continent indien. S’il y a un auteur qui a le plus idéologisé l’islam et qui l’a dépouillé de sa dimension spirituelle et mystique et de sa richesse théologique, c’est bien Mawdudi.

Arrivé à la politique par le journalisme, il connaît mieux les institutions politiques britanniques qu’il critique que la culture islamique des Oulémas hindous avec qui il était en rupture totale sur les plans politique et théologique. Refusant simultanément le capitalisme et le socialisme, Mawdudi fait de l’islam politique une alternative autoritaire ordonnée autour de la Loi divine. Son discours cherche à démontrer que l’ordre social voulu par Dieu est mieux préservé si la shari’a est appliquée. A cette fin, il prône le système du parti unique, dirigé par un homme pieux (salih), unique interprète de la loi divine et instrument de la volonté de Dieu sur terre. Attiré par le modèle politique fasciste, Mawdudi est le type même de l’intégriste musulman moderne.

Il rejette la démocratie occidentale qui a proclamé la souveraineté de l’Assemblée nationale, empiétant ainsi, selon lui, sur les prérogatives de Dieu, seul souverain et ordonnateur des lois de la nature et de la société. D’où la popularité du slogan « Al Ihkamiya li Allah » dans les années 1970-80. Mawdoudi a bâti son discours sur le savoir qu’il a de la vie politique occidentale dont il ébauche la critique à partir de la lecture qu’il fait du Coran et de la tradition islamique passée. Il prend pour cible la notion de « souveraineté » qu’il traduit en arabe par « ihkamiya », ce qui est contestable et aura des conséquences conduisant à affirmer que la démocratie est impie du point de vue islamique .

Son argumentation est marquée par la rationalité instrumentale qui tend à montrer que l’univers est une horloge ordonnée par la Loi divine. Les êtres humains font partie de cet univers et, à ce titre, ils ne doivent pas le perturber sous peine de provoquer l’anarchie. Selon Mawdudi, le bonheur des hommes se réalisera lorsque la société respectera ses lois « naturelles » de fonctionnement remises en cause par les aspirations modernistes de l’égalité et de la liberté. Il est frappé par la sécularisation des sociétés occidentales et son impact sur la jeunesse des pays musulmans. Il élabore à cet effet une doctrine politico-sociale cherchant à restaurer les hiérarchies traditionnelles.

III

A travers ces deux auteurs, l’islam, fortement idéologisé est mis au service de revendications politiques véhiculées par le discours moral. A partir de leurs travaux, un « islam politique » se constitue, composé de connaissances rudimentaires de la théologie islamique et d’un savoir élémentaire profane occidental, ce qui lui permet de se propager auprès d’un grand nombre de jeunes musulmans vivant les contradictions du sous-développement culturel et économique et l’oppression des régimes autoritaires à parti unique ; autant de facteurs historiques poussant à la contestation violente.

Qutb et Mawdudi ont fait des émules qui se sont appropriés la logique de leur discours, bâti essentiellement sur la réfutation des institutions de l’Occident à qui il est reproché de marginaliser la foi religieuse, et aussi sur le refus du capitalisme et du socialisme, ce qui rabaisse l’islam à une doctrine politico-sociale lisible en contre-champ des valeurs de la société occidentale laïque.

Les militants islamistes ont fait œuvre d’ijtihad pour pousser à sa logique extrême l’enseignement des maîtres. C’est ainsi que, par esprit d’opposition automatique, la notion de droits de l’homme est prise à partie et remplacée par celle de droits de Dieu, ce qui est, du point de vue de la tradition islamique, une bid’a blâmable, puisque reconnaître des droits à Dieu, c’est l’identifier à une être humain. Or, plusieurs versets du Coran condamnent l’anthropomorphisme consistant à donner à Dieu une forme humaine.

Rejetant tout ce qui provient de l’Occident (à l’exception des produits matériels), le discours islamiste a empêché que prennent racine dans les sociétés musulmanes des valeurs universelles comme la souveraineté, la démocratie, les droits de l’homme, l’émancipation de la femme, etc., sous prétexte que ces valeurs sont porteuses d’une laïcité dangereuse pour l’homme. C’est pour cette raison que le mouvement islamiste est incapable de proposer des institutions susceptibles de garantir la participation politique des masses populaires au champ de l’Etat. Il préconise de pas imiter les institutions de l’Occident, mais il ne propose rien à leur place, si ce n’est des vœux pieux comme la démocratie directe qui n’est nulle part applicable. Ancré dans de larges couches de la population, il est l’expression d’une profonde frustration sociale libérant une énergie portée à la revanche et à la violence. D’une façon plus générale, le discours islamiste se prive de la capacité de produire des institutions modernes pour deux raisons : son refus de l’histoire et son déni de l’universalité de l’homme.

 1. Le refus de l’histoire se manifeste à un double niveau :
 l’idéalisation de la période des salafs (les pieux ancêtres) et la volonté affichée d’y revenir, effaçant quatorze siècles d’histoire des sociétés musulmanes durant lesquels des progrès sociaux et scientifiques avaient été réalisés au cours de la période faste de la civilisation musulmane. Mais même après ce qu’on appelle la décadence (inhitat), il y aurait des enseignements à tirer des expériences des sociétés locales musulmanes sur les plans sociologique, économique et politique. Ces expériences collectives de plusieurs générations, sur le mode tribal ou citadin, sont refoulées comme si elles n’avaient jamais existé.

 La critique des valeurs universelles (démocratie, souveraineté, droits de l’homme...) auxquelles est dénié le caractère historique. Ces valeurs sont le produit d’un processus historique et non l’expression d’une essence culturelle spécifique à l’Occident. Là, nous touchons la deuxième faiblesse du discours islamiste : le déni de l’universalité de l’homme.

 2. Ce déni est affirmé en donnant la primauté à l’identité culturelle et religieuse.
C’est comme si l’anthropologie de l’homme était subordonnée à son identité religieuse. Le musulman est d’abord un musulman avant d’être un homme. C’est pourquoi il n’a pas de droits dans le discours islamiste ; il n’a que des devoirs envers Dieu qui aurait des « droits » sur lui. Le discours islamiste étouffe le musulman sous son identité et le castre au point il est incapable d’innover, d’inventer et de produire de nouvelles formes de vie sociale et politique. La culture aurait été créée une fois pour toute et il s’agit de ne pas s’écarter du chemin tracé par les ancêtres. Le discours islamiste n’apporte aucune solution au conflit entre le musulman et l’homme qui sommeille en ce dernier.

IV

Le mouvement islamiste est alimenté par plusieurs dynamiques, les unes renvoyant à des facteurs durables, d’autres relatifs à des facteurs plus conjoncturels. Fondamentalement, c’est un mouvement populiste autoritaire exprimant une violence qui l’a desservi. Bien que disposant de larges soutiens populaires, il est à noter que les islamistes n’ont pris le pouvoir dans aucun pays arabe.

Fort de ce constat, les islamistes du FIS en Algérie, tout au moins un courant influent parmi eux, les djaz’aristes, ont évolué dans le discours. Dans les déclarations officielles du FIS et les publications sur son site internet, ils expriment un attachement aux notions de liberté, de démocratie majoritaire, de droits de l’homme, etc..., montrant pas là une évolution assez profonde, tout au moins dans le discours.

Il est vrai que, après l’annulation des élections que leur parti a remportées, et après la crise qui en a découlé, les militants du FIS ont eu à subir une répression qui a touché des milliers de familles. Les opérations d’enlèvements, de tortures et d’exécutions extra-judiciaires qu’ils ont subies les ont amené à emprunter le discours des ONG de droits de l’homme en qui ils ont trouvé un allié aux succès relatifs. C’est dans la répression et les simulacres de procès qu’ils ont appris ce qu’est un Etat de non droit dont ils ont subi les pratiques, ce qui les pousse à revendiquer un Etat de droit.

Dans son dernier congrès tenu en août 2002, le FIS se déclare être « un parti politique qui, sans jamais prétendre avoir le monopole de l’islam, milite pour l’édification d’un Etat islamique, instrument entre les mains du peuple permettant d’organiser une vie sociale basée sur les valeurs islamiques. Assurément, l’Etat islamique que le FIS vise à faire édifier sur la terre algérienne est un Etat de droit et de justice, un Etat indépendant, libre et souverain où le citoyen et le peuple jouissent pleinement de la liberté... ».

Ceci est manifestement un changement, à travers parfois des compromis pour sortir de l’impasse des discours de Qutb et Mawdudi concernant la souveraineté. « Le FIS s’engage à œuvrer pour l’établissement d’un système politique civil, pluraliste et fondé sur le principe fondamental : la souveraineté suprême et absolue à Dieu, et le pouvoir au peuple ». Les notions de souveraineté et de pouvoir sont ainsi distinguées sans être définies.

Les congressistes ne se sont pas posé la question : qu’est-ce la souveraineté ? Qu’est-ce le pouvoir ? La distinction opérée est plus pratique que philosophique ou analytique. Le conflit entre la notion de ’souveraineté divine’ (obstacle à la démocratie) et les aspirations démocratiques des masses populaires à choisir les dirigeants est résolu en appauvrissant la notion de démocratie pour qui l’électorat est un corps politique autonome et surtout source de loi.

Sur ce point, les congressistes ont été clairs :
« Le FIS fait la distinction entre :
a) d’une part le dogme démocratique attribuant la souveraineté suprême au peuple, ce qui est en conflit avec la croyance islamique qui réserve la souveraineté suprême et absolue et exclusivement à Dieu...
b) d’autre part, la pratique démocratique attribuant la source du pouvoir au peuple qui en délègue l’exercice à des représentants librement choisis, ce qui n’est pas en conflit avec l’islam ».

Les rédacteurs du texte ne se sont pas rendus compte de la contradiction interne de leur discours. En effet, pour démontrer que la souveraineté suprême appartient à Dieu, ils citent le verset du Coran : « Le pouvoir n’appartient qu’à Dieu. Il vous a commandé de n’adorer que lui. Telle est la religion droite ; mais la plupart ne savent pas » (Coran, 12 :40).

La contradiction provient de ce que le verset cité, pour montrer que la souveraineté n’appartient qu’à Dieu, est mal interprété. Le verset dit : « Le pouvoir appartient à Dieu ». Il ne dit pas le pouvoir POLITIQUE appartient à Dieu. Affirmer que le pouvoir appartient à Dieu alors qu’il est exercé par des hommes, c’est confier à ces derniers un pouvoir divin et c’est fonder une théocratie, qui est la pire forme du régime autoritaire. Il y a plusieurs sortes de pouvoir et celui de Dieu, créateur de l’univers, est fondamentalement différent de celui de l’homme. Le pouvoir de Dieu n’est pas en concurrence avec celui des hommes.

Dieu reconnaît à ces derniers une large autonomie pour gérer leurs conflits politiques, en leur demandant de le faire en respectant la solidarité, la raison, le droit naturel et la shari’a. C’est dans cette autonomie que se situe l’espace du pouvoir des hommes qui n’est en aucun cas divin. Mais il est de bonne guerre que certains dirigeants, pour asseoir un régime autoritaire et obtenir une obéissance aveugle de la part de leurs sujets, déclarent exercer le pouvoir que Dieu leur aurait délégué. L’erreur commise par les congressistes est d’avoir traduit ’ihkamiya’ par souveraineté, c’est-à-dire qu’ils ont reproduit la conception politique de Mawdudi.

Finalement, Mawdudi a eu une influence négative sur l’évolution politique des pays musulmans en traduisant « ihkamiya » par souveraineté. « Ihkamiya » est le pouvoir suprême appartenant à Dieu, créateur de l’univers. « Souveraineté » est une notion humaine nouvelle et moderne qui nécessite la création d’un néologisme : ijtihadia.

Une constitution d’un Etat musulman démocratique pourrait inscrire dans son article 1 : « Le pouvoir suprême appartient à Dieu et la souveraineté au peuple. Il la délègue à des représentants élus mandatés pour promulguer des lois en son nom ». Autrement dit, « Al Ihkamiya li Allah oua Al Ijtihadia li cha’ab » (Le pouvoir suprême à Dieu et la souveraineté au peuple).

V

L’évolution des islamistes est aussi perceptible dans les déclarations de Ali Benhadj, numéro deux du FIS, qui, malgré un régime pénitentiaire sévère, a écrit de nombreux textes où il donne sa position sur la crise. Dans un de ses prêches en 1989, il avait déclaré que la « démocratie est impie ». Ses adversaires ont exploité cette déclaration pour justifier l’annulation des élections en janvier 1992 et pour légitimer la répression contre les islamistes. Point de liberté pour les ennemis de la liberté, répétaient en chœur, sur un ton léniniste, les journaux anti-islamistes.

Du fond de sa cellule, Ali Benhadj a eu du temps pour réfléchir à sa formule malheureuse, prenant conscience de la faute qu’il a commise puisqu’il avait donné à ses adversaires le bâton pour le battre. Cherchant à rectifier le tir, il écrit en juillet 1999 une longue lettre au président Bouteflika, qui venait d’être élu. Dans cet écrit, il donne son point de vue sur les causes de la crise sanglante, sur les perspectives de paix et sur la démocratie. Faisant abondamment référence à des auteurs occidentaux (Adelard, Voltaire, Rousseau, Jefferson, Tocqueville...), il fait l’éloge de la démocratie dont il dit qu’elle a toujours été au centre des préoccupations des califes bien guidés.

Il retourne l’argument contre ses détracteurs s’auto-proclamant démocrates, alors qu’ils font preuve, dit-il, d’intolérance vis-à-vis des islamistes. Il tente de montrer que la tolérance est une vertu de vie collective qui évite le recours à la violence, pour peu que les opinions différentes trouvent un champ légal d’expression, même si ces opinions sont extrémistes.

A l’évidence, en prison, Ali Benhadj a lu et beaucoup lu. Ce qui lui permet de mieux défendre les positions qu’il exprimait dans les années 1980, avec les mêmes contradictions idéologiques internes au discours islamiste qui ne retient que l’un des deux aspects constitutifs de la démocratie. Dans la pensée politique moderne, la démocratie est l’affirmation de la souveraineté populaire, source de règles juridiques mises en forme et promulguées par des délégués élus par le suffrage universel.

Il y a donc le fondement idéologique (la règle juridique est humaine) et la forme électorale de désignation des représentants du peuple. Toute la démonstration de Ali Benhadj se focalise sur la forme électorale qui n’est en rien, dit-il, contraire à l’islam. Au contraire, l’islam la recommande car, écrit-il, « les expériences humaines ont montré que la prise et l’accaparement du pouvoir par la force sont parmi les grandes causes du déclenchement de guerres civiles et des conflits armés internes. Se jouer de la volonté populaire a des conséquences des plus fâcheuses » (p. 293).

Se dessine une conception mécanique de la démocratie permettant aux croyants de choisir les dirigeants pour agir dans le cadre du Coran et de la Sunna. S’ils dévient de ce cadre, les croyants ont le droit de se révolter. A cette fin, Ali Benhadj fait de nombreuses citations pour montrer la compatibilité entre islam et démocratie. Le calife Abou Bakr : « Aidez-moi si je fais du bien et redressez-moi si j’en dévie ». Le calife Omar : « Si l’un d’entre vous voit en moi une quelconque déviation, qu’il me redresse ». Le calife Othmane : « Si vous trouvez dans le Livre de Dieu de quoi me ligoter les pieds, alors faites-le ».

Et Benhadj de conclure : « En vérité, l’islam ne sacralise pas les gouvernants, mais les respecte pour autant qu’ils observent l’accord conclu et qu’ils appliquent les dispositions de la loi islamique... ».

De tout cela, se dégage une conception de la démocratie directe donnant à chacun le droit d’interpeller le dirigeant, ce qui mènerait à une situation instable, voire anarchique. Benhadj est obsédé de limiter le pouvoir du dirigeant, mais il le fait en lui opposant le Coran et la Sunna dont l’interprétation est laissée au peuple, ce qui mènerait au syndrome kharéjite, c’est-à-dire l’anarchie chronique.

A aucun moment, il ne cite la séparation des pouvoirs (législatif, exécutif et judiciaire), par laquelle les régimes démocratiques garantissent les droits civiques des citoyens. Cet oubli n’est pas innocent car s’il est un pouvoir que les islamistes récusent, c’est le pouvoir législatif supposé appartenir à Dieu. Mais même là, les évolutions sont possibles car Ali Benhadj reconnaît la nécessité de l’ijtihad.

Les islamistes adopteront la démocratie lorsqu’ils cesseront de confondre l’éthique et le juridique, c’est-à-dire lorsqu’ils prendront conscience de la nécessité de dépasser la tension kantienne entre l’éthico-religieux et le juridico-politique. Il faut qu’ils prennent conscience qu’il n’y a pas de règle juridique dans le Coran et la Sunna car la règle juridique est temporelle et est susceptible de changer avec l’évolution de la société, tandis que les textes sacrés s’adressent à toutes les générations.

Il y a par contre une morale dans les textes sacrés qui influence l’élaboration de la règle juridique en utilisant aussi la raison, ce que la tradition appelle ijtihad. L’islam offre des ressources pour construire un champ politique moderne centré sur la notion de souveraineté humaine (ijtihadia), à condition que l’éthique se limite aux ’ibadates et que le juridique prenne en charge les mou’amalates.

Car dans la modernité, s’il est légitime de réguler juridiquement les relations sociales (mou’amalates), il est dangereux pour les libertés individuelles de juridiciser les relations entre l’homme et Dieu. Seuls les régimes théocratiques et totalitaires s’immiscent dans les prérogatives de la conscience individuelle.

 Lahouari Addi


Lahouari Addi : Professeur des Universités, IEP de Lyon, France Membre de l’Institute for Advanced Study, Princeton, USA.