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Un ticket pour le jihad

mardi 22 février 2005, par nassim

Quelques cours de théologie, un jogging dans un stade, le maniement d’une kalachnikov expliqué sur croquis dans une station de métro et les voilà prêts à s’embarquer pour combattre en Irak.

Suspecté d’avoir « recruté » et « envoyé » ses fidèles au Jihad en Irak, Farid Benyettou a été incarcéré à Paris voilà un mois pour « association de malfaiteurs en relation avec une entreprise terroriste ». Dans sa cité décrépie de l’avenue Moderne, ce jeune homme d’origine algérienne, cheveux longs enturbannés d’un keffieh, djellaba blanche, n’a rien d’un grand manitou. Le copain de son cadet Mohamed qui, à 20 ans, « fume, boit, sort en boîte et court après les filles, comme tout le monde », en veut pour preuve sa discrétion : « On le fait passer pour un terroriste, mais Farid, c’est pas un Ben Laden. Il est spécialiste du Coran, d’accord, mais pas recruteur, sinon il aurait essayé d’abord sur son petit frère et sur nous. Il nous a jamais pris la tête, même pendant le ramadan quand on n’allait pas à la mosquée. Il est incapable de retourner des gens. » Pourtant, des garçons du quartier entrés en religion avant de basculer dans l’extrémisme ont été fascinés par Benyettou, ce savant de l’islam qui ne paie pas de mine. Troisième d’une fratrie de quatre, Farid Benyettou, né à Paris le 10 mai 1981, a cohabité dès l’âge de 16 ans avec le mari de sa soeur, un Algérien intégriste. Youssef Zemmouri, qui débarque dans le F5 familial, voile sa soeur aînée Asmahou de la tête aux pieds, et ramène ses copains salafistes, musulmans à l’interprétation ultrarigoriste des textes du Prophète.

« Monter un petit réseau »

Dès l’adolescence, Farid Benyettou rencontre ainsi des chefs religieux purs et durs et délaisse les livres d’école pour les ouvrages de théologie. Zemmouri a été repéré par la police comme membre du Groupe salafiste pour la prédication et le combat (GSPC) algérien, interpellé et emprisonné avec quinze autres activistes en mai 1998 pour avoir préparé un « projet d’attentat » pendant la Coupe du monde de football. Devenu agent d’entretien comme son père, Farid Benyettou prend le relais, mais « n’épouse pas toutes les thèses de son beau-frère », relativise son avocat, Me Christophe Grignard. Il dépense sa paie dans des livres religieux, et adopte le keffieh fin 2000 après la reprise de l’Intifada dans les territoires palestiniens. Il manifeste contre l’intervention militaire américaine en Irak en mars 2003.

A la même époque, la police retrouve un message codé d’Irak, « un signal lancé par un jihadiste du XIXe arrondissement » : « J’invite Abou Ibrahim à venir me rejoindre. » Alors, « il se démène pour monter un petit réseau », interprète un enquêteur. « Il approche des connaissances du quartier dans les mosquées et les rues, puis les pousse à aller défendre leurs frères musulmans contre les Américains. » Il « apparaît nettement » aux yeux des Renseignements généraux le 14 février 2004 au sein de la manifestation contre le projet de loi sur la laïcité qui vise à interdire le port du hijab (foulard), « car il organise une prière collective, assis face à un groupe de jeunes musulmans en tenue traditionnelle, qui prient avec une ferveur incroyable ». Il dispense aussi ses prêches en marge d’un lieu de prières du Pré-Saint-Gervais qui l’éjecte un jour pour avoir porté l’habit religieux réservé aux imams officiels, ou à la mosquée Adda’Wa de la rue de Tanger à Paris qui rallie 3 000 fidèles le vendredi. Son recteur, Larbi Kechat, ne connaît « pas particulièrement » ces extrémistes et ne « peut pas, dit-il, exiger les cartes d’identité devant la porte ». Lui-même taxé à tort d’intégriste en 1993 par le ministre de l’Intérieur Charles Pasqua et assigné à résidence à Folembray (Aisne), Larbi Kechat tente de développer un islam éclairé et stigmatise « le contexte individualiste et violent » de la société qui produit ce « phénomène de radicalisme » chez « de jeunes contestataires » dans « l’ignorance » du Livre. « Nous appelons à une lecture constructive, et non destructive, des textes fondateurs comme le Coran. Nous condamnons tout ce qui va à l’encontre de l’harmonie humaine. La mosquée du XIXe est une étoile qui offre ses rayons pour que les uns et les autres suivent le chemin qui conduit du particularisme suicidaire à l’universel réconfortant. »

« Le choc des cultures »

Dans ces lieux de culte officiels, Benyettou repère de jeunes musulmans tout juste « entrés en religion », paumés ou révoltés, et leur propose un apport spirituel à sa façon, chez lui. Il donne « des cours de théologie » à une poignée d’adeptes sans que les habitants et le gardien de l’immeuble les remarquent. « Farid, c’est un bon petit gars qui ne fait pas de bruit, dit le concierge, je n’ai jamais eu à me plaindre de la famille. Par contre, je ne dirais pas la même chose du beau-frère. » Parmi ses « élèves », Thamer Bouchnak, 22 ans, voue une admiration sans faille à Farid Benyettou « parce qu’il connaît le Coran sur le bout des doigts ».

Ce garçon d’origine tunisienne, titulaire d’un bac pro Sport Etudes et inscrit dans un club de foot, a été cueilli le 24 février par la DST au retour d’un pèlerinage à La Mecque et à la veille d’un départ en Irak. Il a expliqué aux policiers et aux juges qu’il n’a pas réagi lors du « renversement de Saddam Hussein » mais qu’il a été « très en colère quand il a vu les tortures infligées aux civils irakiens dans la prison d’Abou Ghraib ».

C’est alors qu’il remarque « Farid Benyettou prêchant dans un coin de la mosquée Adda’Wa avec cinq ou six fidèles ». Quand Bouchnak l’aborde et lui parle du sort « injuste » des musulmans en Irak, le prédicateur réplique : « Ton rôle est d’apporter de l’aide à tes frères musulmans. » Et lui fournit adresses et numéros de téléphone pour se rendre en Irak. Me Grignard nuance : « Farid Benyettou n’est pas un gourou. On a exagéré son rôle et son influence. Il n’est ni le recruteur ni l’instigateur de ces engagements pour le Jihad. Il n’a pas incité ces jeunes à partir, mais ne les a pas dissuadés non plus. C’est la liberté de chacun. »

En juillet 2004, Thamer Bouchnak part en Syrie et compte passer en Irak. Mais sa halte à l’institut coranique Abou Nour à Damas se révèle un fiasco : « Il ne parle pas arabe et se retrouve marginalisé. Pour lui, le jeune des banlieues françaises, c’est le choc des cultures », dit une source judiciaire. Il rentre à Paris, travaille quatre mois comme coursier, épargne les indemnités de son licenciement économique, devient livreur pour un traiteur chinois, reprend les cours de théologie chez Benyettou. Avec 8 000 euros d’économies, il paie un billet aller-retour pour Damas et règle celui d’un coéquipier. Thamer Bouchnak a l’intention de rentrer le 10 février. Début janvier, il postule d’ailleurs à plusieurs emplois, à la RATP, à la Poste et même « au rectorat pour devenir entraîneur ou animateur sportif ». Il part quinze jours en Arabie Saoudite pour un pèlerinage, revient à Paris afin de repartir en catimini le lendemain en Syrie, puis en Irak. Farid Benyettou lui a enjoint de n’en rien dire à sa famille : « Le Jihad, c’est solitaire. » Côté formation militaire, « Benyettou a juste présenté à Bouchnak un type inconnu qui, à une station de métro du XIXe, lui a expliqué à partir d’une planche de croquis le fonctionnement d’une mitraillette, d’une kalachnikov, et lui a mimé comment tenir l’arme, la charger et l’actionner », rapporte un enquêteur. Thamer Bouchnak est censé expliquer la théorie à son coéquipier de Jihad, Chérif Kouachi. Pour la forme physique, ils font « un entraînement civique » qui consiste en « un jogging dans un stade sous la pluie ».

« En Syrie, un garçon de 14 ans »

Les voilà fin prêts ! L’avion pour le Jihad doit décoller le 25 janvier 2005 à 6 h 45 pour Damas, après une veillée de prières chez Benyettou. Une fois en Syrie, « un garçon de 14 ans doit les attendre à l’aéroport, les emmener acheter une kalachnikov à 200 euros, puis leur présenter des passeurs qui vont les acheminer en Irak ».

Mais plus la date du départ approche, « plus Chérif Kouachi a la trouille », raconte son avocat Vincent Ollivier. Orphelin dès l’enfance de ses deux parents immigrés d’Algérie, Chérif Kouachi, qui a été élevé en foyer à Rennes et a passé un brevet d’éducateur sportif avant de gagner Paris, n’a jamais quitté l’Hexagone. Hébergé avec son frère Saïd chez un Français converti, ce livreur de pizzas a « plus le profil du fumeur de shit des cités que d’un islamiste du Takfir, selon son défenseur. Il fume, boit, ne porte pas de barbe et a une petite amie avant le mariage ». Il a stoppé l’alcool au dernier ramadan. Il se définit comme « un musulman occasionnel ». Mais a été « choqué » lui aussi « par l’intervention américaine en Irak et par les exactions des marines à Abou Ghraib », rapporte Me Ollivier. Chérif Kouachi devient à son tour émule de Benyettou. « L’effet de groupe l’a conduit à montrer qu’il était un héros sans en mesurer les conséquences. Il sait que la plupart des Français partis en Irak ont été tués » : de juillet à octobre 2004, trois d’entre eux, tous du quartier, y ont laissé leur vie.

La DST étant sur le qui-vive depuis plus de six mois, Benyettou et Bouchnak ont été interceptés la veille de leur voyage, Kouachi le lendemain. Tous les trois ont été coffrés pour « association de malfaiteurs en relation avec une entreprise terroriste », accusés par le procureur de la République d’appartenir à un « réseau ayant pour objet l’envoi de jeunes gens de nationalité française pour combattre en Irak » et ayant « fomenté des projets d’attentats sur le territoire national contre des intérêts français et étrangers ». Or le fragile Kouachi, soucieux de ne pas passer pour un lâche, a juste évoqué une hypothétique vengeance contre un commerce juif qui l’avait « viré ». Une « exagération » du parquet pour Me Grignard : « On n’a pas trouvé d’armes chez Benyettou, mais un ordinateur et des livres religieux pour tout arsenal. » Me Ollivier retouche la carrure du tandem Bouchnak-Kouachi : « Le ministère public essaie de les relier à Ben Laden et Zarqaoui. Mais ce ne sont que deux jeunes de 22 ans qui ont pris un billet pour la Syrie, avec un retour. D’ailleurs, Chérif Kouachi ne cesse de remercier la justice de l’avoir mis en prison. Depuis, une boule a disparu de son ventre. » La tentation du Jihad a bien failli le transformer en chair à canon. Le livreur de pizzas ne veut pas mourir à 22 ans.

Par Patricia TOURANCHEAU, liberation.fr