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Une manifestation Place de la Concorde : Les 30 minutes où tout a failli basculer...

samedi 10 avril 2004, par Hassiba

Benbaïbèche appréhendé, Bererhi jeté à terre, Leïla Aslaoui bousculée, Abdelaziz Belaïd brutalisé. Une brèche dans le consensus et le pouvoir a paniqué...
Pas de nom pour qualifier ce qui s’est passé, jeudi soir, entre 22h et 22h 30 place de la Concorde.

L’espace d’une demi-heure, tout le régime a été mis à nu, et peut-être l’opinion nationale et internationale avait-elle besoin de cette petite demi-heure de répression pour rappeler au monde (et à tout le monde, libertaires en tête) la nature foncièrement policière du pouvoir d’Alger.

Que s’est-il passé ? En fin d’après-midi, les PC de campagne des candidats Benflis, Sadi et Djaballah voient rouge, suite à des informations persistantes faisant état d’un recours massif à la fraude de la part des relais du président-candidat. Info ou intox, peu importe. Le bruit court (amplifié par la chaîne K. News), qu’une marche pacifique allait s’ébranler à partir de la Place-de-la-Concorde, au Champs-de-Manœuvres, pour dire non au “hold-up” électoral, selon les termes des candidats en dissidence. On précisait par ailleurs que les candidats en question allaient eux-mêmes conduire la marche. Le mot d’ordre fait vite le tour des rédactions, si bien qu’à l’heure indiquée, une pléthore de journalistes nationaux et étrangers s’attroupe à la place du 1er-mai. Entre-temps, un important dispositif policier quadrille le quartier, et des CNS se postent tout autour du quartier, casques et gourdins bien mis en évidence. Alentour, l’ambiance était plutôt bon enfant.

Un peu plus de 22h, un premier noyau de “résistants”, la plupart acquis au candidat Ali Benflis, fait son apparition. Dans le lot, on reconnaît Abdelhak Bererhi, Mme Leïla Aslaoui, le commandant Azzeddine, Tahar Benbaïbèche et d’autres. Les personnalités se tiennent tranquillement sur un trottoir de la rue Hassiba-Ben-Bouali, en face des reporters. Caméras, micros, projos et perchmans surgissent et se tendent vers les animateurs de la protesta.
À un moment donné, prise de bec violente entre M. Benbaïbèche et un flic. Celui-ci le somme lui et ses amis de déguerpir. Les voix montent. Mme Aslaoui et M. Bererhi rouspètent : “Où voulez-vous qu’on parte ? Nous n’avons pas d’autre pays que celui-ci et nous avons le droit de manifester”, essaye d’expliquer Abdelhak Bererhi. La tension monte d’un cran. Les nerfs chauffent. Une voix belliqueuse fuse : “Adhrab !”, “Adhrab !” (Frappe !). C’était le commissaire divisionnaire, chargé de l’ordre public au niveau de la sûreté d’Alger, un homme ronchon qui a remplacé la mascotte Ammi Ahmed (et qui, on le devine, est à mille lieues d’avoir l’entregent et le sens de la diplomatie de notre mascotte des stades). S’ensuit une confusion généralisée. Les bâtons tapent dans tous les sens, les flics perdent le contrôle, la situation dégénère. Les voitures passent à vive allure. Pris d’une crise de démence, un policier en civil crie après un automobiliste en lui tapant hystériquement sur le capot : “Amchi ! Goutlek amchi !” s’égosille-t-il.

L’automobiliste s’énerve. Des poulets en civil arrivent en renfort et l’un d’eux a manqué de peu de lyncher le pauvre bougre. Ça court dans tous les sens, nette impression d’un certain 4 juin 1991, lors de la grève insurrectionnelle du FIS.

Les journalistes qui étaient de loin plus nombreux que les partisans des candidats censés animer la manif se verront vite pris à partie. Les policiers venaient d’appréhender Benbaïbèche. Il est vite emmené en direction de la station de l’Etusa où des fourgons des CNS étaient stationnés.

“Arfad djeddou !”

Des jeunes du quartier, indignés face à ces scènes d’un autre âge, se mêlent par pur “nif” de la bagarre. Échauffourée générale. Net sentiment que quelque chose venait de basculer, qu’un pas dangereux venait d’être franchi.

Le tournant de cette élection aurait pu être, avant-hier, au Champ-de-Manoeuvres si la population ne s’était pas tenue à carreau. Un photographe d’El- Moudjahid se verra brutalement interpellé, tabassé et ses clichés confisqués.
Plusieurs reporters-photographes et autres caméramen subiront le même sort. “Vous êtes journaliste étranger ? Je m’en fous, il est interdit de filmer”, lance un civil en talkie-walkie à l’adresse d’un caméraman d’une chaîne étrangère. Au moment où il s’acharnait sur le photographe, un jeune du quartier s’en mêle. Il est sauvagement passé à tabac et bastonné.

Du haut de l’un des bâtiments des Groupes, des femmes suivent la scène, ahuries, en proie à des réminiscences rappelant les années de violence politique dont ce quartier avait été l’arène. L’une d’elles hurle à tue-tête en s’agitant et criant le nom de son frère ou de son fils. Rien n’y fait. Le commissaire divisionnaire redouble de haine et crie : “ Arfad djeddou !”.

À ce moment de la répression, les CNS ne font plus de distinction entre journalistes, politiques, badauds et manifestants. Tout le monde y passe. La matraque frôle toutes les têtes, et gare à qui se trouverait sur son passage.

À un moment donné, Abdelhak Bererhi, le commandant Azzeddine et Mme Leïla Aslaoui tentent de protester contre le traitement qui leur est infligé. Bererhi se voit brutalement poussé et jeté sur le sol. Ne se laissant pas démonter, il se relève et, s’adressant aux caméras et aux journalistes qui continuaient à coller de près l’événement, il exhibe ses mains entaillées et légèrement ensanglantées en lançant : “J’ai été ministre de l’enseignement supérieur. J’ai eu à former certains de ces policiers. Voyez comment ils me traitent. Je suis un sénateur qui a démissionné de son poste, constatez comment ils m’ont frappé et poussé. Ils m’ont brutalisé alors que je ne fais que défendre nos droits. Et je continuerai à défendre les droits du peuple algérien quoi qu’il m’en coûte !”, dira-t-il en substance. Mais l’ambiance est trop tendue pour improviser des speechs.

Le groupe se disperse à nouveau sous la pression de la répression. Leïla Aslaoui s’indigne : “Il a osé me dire : “Loukan djiti m’ra madjich lahna !” Un jeune hittiste commente : “Ma andnache houriate ataâbir fel bled hadi !” (Il n’y a pas de liberté d’expression dans ce pays). Un autre groupe se constitue devant l’un des bâtiments. Parmi eux : Benbaïbèche. Il a l’air sain et sauf. Les journalistes sont éberlués. D’aucuns craignent des affrontements sanglants entre partisans des candidats frondeurs et forces de l’ordre. Les CNS occupent la rue Hassiba attenante au ministère de la Jeunesse et des Sports en largeur et se ruent verstous ceux qui osent les défier. Mais point de manifestants en vue, encore moins les candidats.

Les Pro-Boutef exultent

Très vite, les brigades de jeunes pro-Boutef occupent le terrain et commencent à lancer des feux d’artifice en scandant des chants victorieux à la gloire de Bouteflika sur un air de Loft Story. Bientôt, toute la place du 1er-Mai est envahie par les cortèges des partisans de Boutef, mais cette fois, ils défileront en toute liberté sans que quiconque n’y trouve à redire. Les policiers se transforment en spectateurs.

Des cadres du RCD arrivent, dont M. Djamel Fardjellah, le directeur de campagne du candidat Saïd Sadi, ainsi que Tarik Mira. Abdelaziz Rahabi arrive et il est vite pris d’assaut par les caméras. Il s’engouffre sous une arcade de la rue Hassiba et les CNS de se lancer de nouveau à l’affût des figures réfractaires. Un homme est sévèrement épinglé tel un vulgaire malfrat et roué de coups.

C’est Abdelaziz Belaïd, leader de l’Unja pro-Benflis. Il est bousculé et conduit vers un camion de la police. La liesse consensuelle prend le dessus. Le régime laisse faire avec l’assurance arrogante que cette foule n’est faite que pour être matée. Le ton est donné : gare à toute voix qui déborde.

Rebonjour Monsieur Zerhouni !

M.B., Liberté