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Vérités sur l’affaire de Tkout

dimanche 23 mai 2004, par Hassiba

La population de Tkout, qui n’a fait que réclamer justice, a subi une répression féroce. D’autant plus féroce qu’elle avait eu lieu à huis clos, à l’abri des regards indiscrets.

Tkout est loin de tout. Ce n’est pas la Kabylie aux portes d’Alger, où le moindre pneu brûlé peut se retrouver à la une des journaux. Ici, quand on porte une arme et un uniforme, on peut tuer puis réprimer tout à son aise. Que s’est-il exactement passé ?

Genèse de l’affaire

Tout commence par un incident mineur au lycée de Tkout. Un lycéen, fiché pour son appartenance au mouvement des archs, est vivement rudoyé par les membres de l’administration avant d’être renvoyé de l’établissement sans motif apparent. Mécontents du traitement subi par leur ami, des jeunes de la localité entrent alors de force au lycée pour demander des explications au proviseur sur ce qu’ils considèrent comme un abus d’autorité et une injustice flagrante. Celui-ci ne les reçoit pas. De suite, il fait un rapport détaillé à sa tutelle et convoque l’association des parents d’élèves. Les parents se présentent et essaient de raisonner leurs enfants, leur demandant de s’occuper un peu plus de leurs études et un peu moins du mouvement des archs. L’administration du lycée leur fait signer une feuille de présence. Elle va servir à d’autres fins. En fait, à leur insu, ils venaient de parapher une dénonciation des agissements des lycéens impliqués dans le mouvement des archs. Malaise.

L’atmosphère à Tkout devient sourde de révolte contenue. C’est dans ce climat délétère qu’intervient, quelques jours après, un incident aussi grave que tragique.
Un jeune de Taghit est abattu à bout portant par la garde communale de son propre village. À l’origine du drame : un menu larcin d’une affligeante banalité. Deux jeunes gens, Chouaïb Argabi et son ami, Ali Remili, chapardent quelques denrées alimentaires d’une épicerie de Ghassira. Ils vont cacher leur maigre butin dans une petite palmeraie à Taghit même en se promettant de revenir la nuit venue le récupérer en toute quiétude. À 22 heures, les gardes communaux voient des mouvements suspects du haut de leur guérite.
Ils ouvrent le feu sans sommation, sans trop se poser de questions. Chouaïb Argabi est mortellement touché. Son ami est indemne. Partie de Taghit, la nouvelle de la bavure se répand dans les villages auressiens comme une traînée de poudre. Le lendemain matin, au centre de Tkout, Selim Yezza, l’un des délégués les plus en vue du mouvement des archs, anime un meeting où les jeunes viennent en force. Il appelle à la solidarité avec leurs camarades de Taghit. Aussitôt, des dizaines de jeunes prennent la direction de cette localité. Arrivés là-bas, ils ferment la route à la circulation et exigent le départ des gardes communaux. Un officier de la gendarmerie d’Arris arrive sur les lieux et tente de parlementer.

Le fait que le meurtrier soit d’Arris et la victime de Taghit n’arrange guère les choses.
À ce niveau, d’autres considérations entrent en jeu. En effet, si le meurtrier appartient au arch des Ath Daoud, la victime, elle, appartient au arch des Beni Bouslimane et entre les deux tribus, il y a des contentieux vieux de plusieurs années, voire des siècles. Des archs, le risque est grand de glisser directement à l’arouchia.
à l’arrivée des militaires d’Arris, les gardes communaux sont désarmés et cantonnés dans une mosquée tenue sous bonne garde. Vers 19 heures, les jeunes de Tkout, Taghit et Ghassira investissent la petite caserne des gardes communaux et sortent tout ce qui s’y trouve sur la chaussée avant d’y mettre le feu. La route restera fermée jusqu’à 4 heures du matin. Les militaires n’interviennent que pour calmer les esprits. La route est ouverte, mais pas pour longtemps. Vers 13 heures, le commandant du secteur militaire arrive, accompagné d’un colonel. Cet officier supérieur engueule publiquement son capitaine, lui reprochant son laxisme, mais il parlemente avec Selim Yezza. Mais le ton monte rapidement entre le colonel et le délégué des archs qui n’échangent pas que des amabilités.
Très rapidement, “les gardes mobiles”, tels que les désignent les jeunes, sont appelés en renfort. Ce sont ceux de Aïn Yagout et ils ont acquis leurs galons dans la répression féroce des évènements de Kabylie. Leur réputation n’est plus à faire. Un militant du RND avertit Selim Yezza et son ami, le dénommé Abderrezak, qu’ils sont désignés comme étant les meneurs de la contestation et qu’ils sont activement recherchés. Ils ont juste le temps de fuir à travers l’oued Labiod, quelques minutes avant l’arrivée des renforts. Les forces anti-émeutes, une fois sur place, ne font pas dans la dentelle. Elles s’en donnent à cœur joie. Arrestations, courses poursuites, passages à tabac et insultes en tous genres sont au programme. Des dizaines de jeunes sont arrêtés et enfermés, soit à Tkout, soit à Ghassira. Vers 19 heures, ils font leur apparition à Tkout, à l’heure de la prière. Ils tabassent et arrosent copieusement d’injures tous ceux qu’ils trouvent sur leur chemin, y compris ceux qui sortent de la mosquée. Des domiciles sont perquisitionnés. Violemment. Beaucoup de jeunes sont arrêtés alors que d’autres ne trouvent leur salut que dans la fuite éperdue à travers les champs en direction du maquis tout proche. Dans la caserne de gendarmerie se déroule un autre rituel. Chaque nouvel arrivant a droit au même régime : on lui enlève ses chaussures et sa ceinture avant le passage à tabac réglementaire.

Le lendemain matin, vers 10 heures, la chasse aux militants des archs repart de plus belle. Dans la matinée, Athmani Nourredine, dit Nounou, est arrêté, son ami Toufik Khellafi arrive à s’enfuir. Le soir, un quartier de Tkout, Tigheza, est investi par les forces anti-émeutes. Une autre fournée de jeunes rejoient les autres camarades qui croupissent déjà dans la caserne de gendarmerie. Ils ont droit au même “traitement de faveur” fait de bastonnades et d’insultes. Un militant du MDS est arrêté chez lui. Il a osé afficher un communiqué de son parti pourtant dûment agréé. Tout le matériel de son cybercafé est saisi. Aucune nouvelle n’a émané de lui jusqu’à présent. Mardi, les jeunes de Tkout s’enfuient du village, chacun selon ses moyens. Destination Alger, Batna, Biskra ou ailleurs. La répression féroce qui s’abat sur eux les force à la clandestinité. Dans leur élan, les forces répressives ont arrêté à tour de bras y compris d’anciens militants qui ont raccroché les gants depuis dix ans et plus.

Règlement de compte ou bavure ?

La version que nous avons recueillie auprès des parents et des voisins de Chouaïb Argabi à Taghit même apporte d’autres éclairages. Elle corrobore la thèse d’un assassinat ciblé et prémédité plutôt que celle d’une bavure. Chouaïb a 19 ans et il est chômeur comme la plupart des jeunes de Taghit. Son père est un vieux fellah, pauvre mais digne. Avec son ami Ali Remili, Chouaïb a chapardé quelques gâteaux et des jus de fruit d’une boutique sise à Ghassira qu’ils vont ensuite planquer dans un bosquet situé à mi-chemin entre la maison des Argabi et le cantonnement de la garde communale. L’endroit est une source en contrebas de la route. Dans la journée, une femme, qui va y puiser de l’eau, trouve un sachet noir contenant des produits alimentaires. Elle informe son mari qui va de suite informer les gardes communaux et du larcin et de son auteur supposé en désignant Chouaïb.

Vers 20 heures, dans la soirée du jeudi, Chouaïb sort de la maison et va s’acheter des cigarettes au centre du village en compagnie de son ami. Sur le chemin du retour, ils trouvent deux gardes communaux adossés au mur de leur caserne. Trente mètres plus loin, ils descendent vers le lieu de leur cachette. Un bosquet de lauriers roses d’où émergent deux palmiers. C’est également une source très fréquentée par les villageois qui viennent y puiser de l’eau. Deux sentiers caillouteux y mènent. Sur place, trois gardes communaux leur ont tendu une souricière. En fait, une véritable embuscade. Il est 20h30, il fait nuit, mais trois puissants projecteurs convergent leur lumière vers la scène où va se dérouler le drame. Un garde tire sur Chouaïb à bout portant. Sans sommation. À trois ou quatre mètres de distance, il lui loge 8 balles dans la tête et dans le thorax. Sur les lieux que nous avons visités, une très grosse flaque de sang coagulé témoigne de l’endroit où il est tombé. Son ami, lui, est indemne mais il est en état de choc. Des villageois affirment avoir entendu une voix rageuse qui criait : “Amar, arrête de tirer !”. Et le dénommé Amar de répondre : “C’est bien Chouaïb qui est mort, n’est-ce pas ?”. C’est l’un de ses collègues qui a arrêté le tireur en levant le canon de son arme vers le ciel et en lui criant : “Habess ya âmar !”.

Pour chaque sortie sur le terrain ou embuscade, les gardes doivent avoir l’aval des militaires. C’est le règlement. Dans ce cas précis, aucune autorisation n’a été demandée. De plus, quand il s’agit de tendre une embuscade à des terroristes, on n’y va pas à trois alors que la caserne de Taghit compte, aux dires des habitants, 45 éléments. Tout indique qu’il s’agit d’un règlement de compte prémédité. Après avoir ouvert le feu, les gardes communaux ont laissé le mort sur place en écartant les curieux et sont allés chercher les militaires cantonnés à Tighanimine. À 1 heure du matin, après avoir fermé la route à la circulation, la dépouille du jeune Chouaïb est emmenée à la morgue d’Arris puis à Batna. Le lendemain matin, près de 500 jeunes des villages environnants barricadent la route et réclament justice aux autorités qui sont arrivées sur place.

Il y a là le chef de daïra de Tkout et le capitaine de la gendarmerie d’Arris. Un ultimatum qui court de midi jusqu’à 19 heures leur est donné pour faire partir les gardes communaux. L’ultimatum a expiré et aucune réponse ne parvient des autorités. C’est le silence radio. Les jeunes investissent alors le cantonnement des gardes communaux et sortent leurs effets sur la chaussée. Leur colère augmente d’un cran lorsqu’ils découvrent du vin, des préservatifs et des “cachets”. À ce stade, il convient de dire que les gardes communaux n’étaient déjà pas en odeur de sainteté. Depuis leur arrivée à Taghit voilà deux ans, la population les tient à l’écart. Ils ont occupé le seul dispensaire de santé de la localité ; ce qui n’est pas fait pour leur attirer des sympathies. De plus, on leur reproche des mœurs incompatibles avec les traditions séculaires d’une région où la “horma” n’est pas un vain mot. Les villageois que nous avons rencontrés nous disent qu’entre Chouaïb et celui qui allait devenir son meurtrier, il y avait depuis bien longtemps un différend relatif au comportement dénué de toute moralité du garde. Autre point de discorde, une guérite a été élevée sur le toit de la mosquée qui n’est séparée du cantonnement de la garde que par la route. Ce poste de garde sur un lieu de culte ne pose pas de problème en lui-même, mais le comportement des militaires qui l’occupent est vécu par tous comme un sacrilège.
Le commandant du secteur militaire, à son arrivée, reconnaît la bavure. Trois gardes avaient déjà pris la fuite en emportant leurs armes. Des camions emmènent le reste du groupe à Ghouffi. Les jeunes croient le problème en voie d’être réglé. Ils vont rapidement déchanter à l’arrivée des forces anti-émeutes de Aïn Yagout. C’est une répression sans merci qui va s’ensuivre. L’enterrement du jeune Chouaïb a lieu samedi vers le milieu de l’après-midi. Il a fallu un véritable parcours du combattant pour faire sortir la dépouille de l’hôpital de Batna. Suprême raffinement de cruauté pour une famille touchée dans sa chair, il a fallu graisser la patte du laveur de mort, 400 DA, pour qu’il fasse son office.

Une foule nombreuse a assisté à l’inhumation. L’emblème national recouvrait le cercueil. Un emblème arraché de la caserne des gardes communaux. Pas une seule autorité civile ou militaire n’a montré le bout de son nez. Elles sont venues le mardi suivant pour réclamer le paiement des quittances de la Sonelgaz en menaçant de couper l’électricité à tous. Pour preuve, à Taghit, un jeune garçon qui nous avait pris pour un agent de la Sonelgaz se présente à nous pour s’enquérir des modalités de paiement. À l’heure actuelle, des dizaines de jeunes croupissent encore dans les prisons d’Arris ou d’ailleurs. Leur procès est fixé au mardi 24 mai, bien avant celui du meurtrier.
Une célérité étonnante de la part d’autorités qui s’empressent de juger les conséquences avant les causes et qui démontre une volonté de briser une contestation populaire avant qu’elle ne prenne d’autres proportions. Les habitants de Taghit nous racontent leur colère, leur dénuement et leur pauvreté avec des mots empreints de beaucoup de dignité. Nous prenons congé d’eux en leur promettant de revenir pour un reportage sur leurs dures conditions de vie. Tout au long de la vallée de oued Labiod, Ighzer Amellal comme on l’appelle ici, nous ne voyons que des vieux accroupis par terre, fumant le “aârâr” et des femmes qui gardent les chèvres ou qui remontent des champs en ployant sous le fardeau de leurs fagots de bois ou d’herbes sèches. À Batna, où nous avons vainement essayé d’entrer en contact avec des militants entrés dans la clandestinité, on organise des portes ouvertes sur la Gendarmerie nationale, en ce jeudi printanier.

On ne peut s’empêcher de penser que si à Batna les portes sont ouvertes sur des gendarmes qui ne font que leur devoir, à Arris, Tkout et Taghit, elles restent fermées sur des citoyens qui ne réclament que leurs droits.

Par Djamel Alilat, Liberté