
La contrebande s’impose dans les mœurs locales
Des engins, propriété d’une société de travaux routiers, s’activent à jeter une dernière couche de bitume sur ce tronçon de la RN80 qui traverse la ville de Ouled Rechache. Ironie du sort, ce qui était un souhait du cœur, il y a quelques années, est devenu aujourd’hui au moment de sa réalisation, une source d’angoisse pour les habitants de cette ville de la wilaya de Khenchela. Vers la fin du mois d’octobre, un enfant de 12 ans a été victime d’un accident de la route à El Mahmal, localité située à mi-chemin entre Ouled Rechache et le chef-lieu de wilaya.
Khenchela. De notre envoyé spécial
Il a été écrasé par un véhicule roulant à 150 km/h, à la tête d’un convoi qui acheminait des marchandises en contrebande vers la frontière tunisienne en passant par Tébessa. Ce genre de processions macabres est devenu un phénomène quasi quotidien sur cette route sur laquelle roulent désormais à tombeau ouvert les cavaliers de la mort. Depuis quelques années, cette wilaya, jadis considérée comme un ***-de-sac sans intérêt, est en train de voir changer son destin pour se transformer en wilaya tampon, un territoire névralgique de passage des trafiquants spécialisés dans l’import/export de produits de contrebande reliant des wilayas de l’intérieur, comme Batna, Oum El Bouaghi, Sétif et Tébessa. Les RN80 et 83 formant les solutions stratégiques de ce business illégal, sont devenues un casse-tête pour les autorités locales et les brigades de la gendarmerie. Prospérer à l’ombre du trafic ou en souffrir, ce sont les deux faces d’une même monnaie à Khenchela. Malheur pour les uns, aubaine pour les autres, la population de Ouled Rechache (le nom chaoui est Zoui) est partagée dans le jugement, en silence, de ce phénomène.
Moi, Fayçal, trafiquant
Cela a commencé il y a environ une année, raconte le jeune Boudjemaâ Abdelmalek, en parlant du flux progressif du trafic qui emprunte cet axe routier connu sous le code RN80. Un calvaire quotidien pour ce jeune qui habite une maison donnant sur la route principale. Juste avant le coucher du soleil, son dispositif est déjà prêt à l’emploi. Depuis quelques jours, il utilise en effet de vulgaires pierres en guise d’obstacles pour obliger les trafiquants à ralentir. C’est sa manière à lui d’empêcher l’irréparable et de réduire le danger que représentent ces bolides conduits par des kamikazes. Avant lui, d’autres jeunes de la ville ont tenté de monter des barrages fixes chaque soir pour empêcher le passage des trafiquants et les dissuader définitivement d’emprunter cette route. La police n’a pas pu convaincre ces jeunes de renoncer à leur initiative, raconte encore Boudjemaâ, mais la dernière fois, ils ont eu affaire à des durs parmi ces contrebandiers, souvent armés, qui ont tenté de les agresser à coups de hache, mettant fin à leur élan citoyen. Ils exportent des dattes, de l’or et même des pièces de 50 DA dont ils utilisent le minerai dans la fabrication d’un or « frelaté ». Mais leur marchandise de prédilection, c’est bien le carburant. Le ballet commence vers 20h en ces douces journées du mois d’octobre. Des voitures de marques Peugeot 505, Renault 25, des camions et surtout des fourgonnettes 4x4, sans plaque minéralogique, font leur « marché » en territoire presque conquis. Le jeune Fayçal fait partie de ces personnes qui ont choisi de surfer sur la vague de la contrebande.
La mine d’un gentil garçon sans histoire, Fayçal dit avoir choisi cette activité pour ne pas rester à la merci du chômage dont les proportions sont bien en deçà des chiffres officiels ici. « C’est pendant le jour que j’achète le mazout à la station d’essence du coin. On me sert la quantité que je veux, ce qui peut varier entre 10 et 12 fûts de 200 l chacun », explique Fayçal. Comment fait-il pour contourner les restrictions et les conditions imposées aux stations Naftal ? « L’idée est simple, révèle Fayçal, je glisse au pompiste 200 DA de tchipa sur chaque fût et le tour est joué. » Une fois « les courses » terminées, Fayçal attend patiemment la tombée de la nuit et l’arrivée de ses clients. Ces derniers s’approvisionnent chez lui 3 à 4 fois par semaine, selon les conditions et la perméabilité de la route. « Ils » débarquent en Toyota Hilux, le 4x4 choyé par les trafiquants ; anonymes et l’accent difficile à discerner entre celui de la région de Tébessa et celui tunisien. Ils prennent le carburant et proposent de payer en espèces ou bien de faire le troc contre des quantités de denrées alimentaires. La transaction est réglée en quelques minutes et permet à Fayçal de dégager un bénéfice net de 8000 à 10 000 DA. Ce futur nouveau riche, c’est son rêve, sait que ce qu’il fait est illégal mais il n’entend rien à l’idée que cela puisse ruiner l’économie nationale. A la réflexion, il rétorque : « Je n’ai rien d’autre à faire, sinon Bouteflika n’a qu’à distribuer à chacun sa part de pétrole et on sera quitte. » D’après un petit calcul, à lui seul, Fayçal vend environ 8000 litres de mazout par semaine. Multiplié par le nombre « de Fayçal » qui agissent ainsi à Khenchela et dans les autres wilayas qui acheminent le carburant algérien en Tunisie, on peut se faire une idée sur l’ampleur de la saignée économique. Quant au procédé employé par Fayçal, il semble qu’il est de moins en moins en vigueur depuis qu’une bataille a opposé en septembre dernier des contrebandiers de Batna et ceux de Khenchela sous prétexte que les uns empiétaient sur le territoire des autres. Il s’en est suivi un accord de partage de zones qui limite l’action de chacun au territoire de sa wilaya, c’est-à-dire que dorénavant chaque trafiquant pourra acheminer la marchandise jusqu’à la limite wilayale, où quelqu’un d’autre prend le relais aussi bien pour les marchandises qui entrent que pour celles qui sortent.
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