Pour survivre en tant de société et entité particulières, la Kabylie doit prendre son destin politique en main.
Si la date du 20 avril mérite d’être commémorée, c’est avant tout parce qu’elle peut être une occasion de bilan et de réflexion : où en sommes-nous, que voulons-nous ? Comment y parvenir ? En quelques mots, je résumerai la situation comme suit :
La Kabylie est plus isolée que jamais dans l’ensemble de l’Algérie ;
Pour des raisons diverses et par des cheminements non moins divers, les relais politiques kabyles ont perdu leur légitimité et sont sans doute disqualifiés, pour longtemps si ce n’est pour toujours ;
Le pouvoir triomphe et impose de nouveau son quasi monopole sur l’espace politique du pays ; le parti unique n’existe plus, mais le monopole politique demeure.
Une région en rupture durable
Depuis le « printemps berbère » (1980), la Kabylie est dans une relation de tension ouverte et quasi-permanente avec l’État central algérien. Manifestations, grèves, grèves scolaires, affrontements et émeutes, arrestations ponctuent de manière cyclique les relations entre le Pouvoir et la région. Depuis 1980, il ne s’est guère passé deux années consécutives sans que la région n’ait connu d’importants mouvements de protestation : imposantes manifestations pour la reconnaissance du berbère en 1991, grève scolaire quasi totale de plus de six mois en 1994-1995 pour l’enseignement de tamazight, affrontements violents en juin-juillet 1998 après l’assassinat, dans des conditions troubles, de Matoub Lounes... Les derniers événements du « printemps noir » 2001, qui ont fait plus d’une centaine de morts, et installé une situation de chaos durable dans la région, constituent un paroxysme qui confirme bien une thèse que je développe depuis de nombreuses années : il existe une rupture profonde et globale entre la Kabylie et l’État central algérien.
Une rupture aux causes multiples
L’État algérien a failli dans toutes les missions et prérogatives qu’il s’est attribuées depuis l’indépendance. Centralisation extrême, autoritarisme, bureaucratie, incompétence, népotisme généralisé, détournement structurel de l’appareil à des fins d’intérêts personnels ou de groupes, ont fait de l’État un monstre étranger, hostile à sa société.
Faillite généralisée de l’État central qui bafoue les droits les plus élémentaires de la population et qui, depuis longtemps, n’assure plus aucune de ses responsabilités fondamentales : droit à la vie et à la sécurité d’abord, droit à une justice équitable, droit à la santé et à un niveau de vie décent, droit à l’éducation et à la culture, droit au travail... Ce qui amène immanquablement à poser la question : à quoi sert l’État algérien ? Et la réponse est assez clairement donnée par la population de Kabylie depuis la fin avril 2001 : - strictement à rien, à rien de positif en tout cas. Ce constat vaut d’ailleurs pour l’ensemble de l’Algérie.
Pour sa part, la Kabylie est en plus soumise, depuis l’indépendance du pays, au déni structurel de son identité, de sa langue, de sa culture. Comment les Kabyles - en dehors des auxiliaires du pouvoir central - pourraient-ils se reconnaître dans un État dont la Constitution affirme que la seule langue nationale et officielle est l’arabe ? Un État qui leur offre comme seule perspective la mort lente en tant que berbérophones, l’assimilation par arabisation avec, au mieux, après plus de vingt années de lutte ouverte, une reconnaissance marginale qui, en aucune façon, ne saurait assurer la pérennité de la langue et le développement de la culture berbères.
Sur le plan social, l’échec de l’État central a, en Kabylie, une dimension particulière qu’il convient de souligner et qui amène à considérer que la région est dans un véritable cul-de-sac, situation que des autorités irresponsables et opportunistes ont laissé se mettre en place et s’aggraver après 1962. Pendant tout le XXe siècle, la surpopulation structurelle de la région a pu trouver un exécutoire dans une émigration massive vers les grandes villes d’Algérie et vers la France, où les Kabyles ont longtemps constitué la forte majorité de l’immigration algérienne. La fin de la colonisation française a aussi été une véritable bouffée d’oxygène pour la Kabylie car son surcroît démographique a pu se déverser sur Alger et sa région ; sa population adulte masculine, souvent scolarisée, a pendant une quinzaine d’années, facilement pu y trouver travail et logement. Ces « soupapes de sécurité » n’existent plus : l’émigration de masse vers la France est arrêtée depuis 1974 et Alger est une mégalopole surpeuplée où sévissent chômage et crise aiguë du logement. Les nouvelles générations kabyles ne trouveront plus le salut ailleurs et la région n’a pas d’autres choix que de mobiliser ses propres ressources, son ingéniosité, son potentiel humain, local et expatrié, au profit d’elle-même. Si elle veut éviter une tragédie sociale et humaine de grande ampleur, la Kabylie n’a désormais pas d’autre alternative que de prendre son avenir en main.
Un engagement durable dans le combat national et pour la démocratie, avec des résultats totalement négatifs
Depuis près d’un siècle, les élites Kabyles, dans le contexte de la domination coloniale, ont renoncé à leur autonomie d’action séculaire pour s’intégrer dans les enjeux politiques nationaux algériens ; elles ont contribué de manière décisive au combat national algérien, qu’ils ont, pour une très large part, conçu, structuré et porté - et l’on sait à quel prix !
Pendant la période de lutte nationaliste, les Kabyles ont globalement accepté de taire leurs intérêts spécifiques et se sont mobilisés au profit de l’objectif global qu’était l’indépendance de l’Algérie . En 1948-1949, lors de la fameuse « crise berbériste », l’essentiel de l’élite politique kabyle a refusé de choisir le camp berbère et a privilégié l’unité autour du combat pour l’indépendance, laissant ainsi la voie libre à l’arabo-islamisme.
Dès 1962, les Kabyles et la Kabylie ont constitué l’essentiel de l’opposition démocratique au régime autoritaire qui s’est mis en place à Alger. L’insurrection armée du FFS en 1963, initiée au nom du combat pour la démocratie, s’est, presque immédiatement, retrouvée limitée à la seule Kabylie et dénoncée par le pouvoir d’alors comme tentative sécessionniste.
Après le « Printemps berbère » de 1980, les défenseurs de la langue et de la culture berbères de Kabylie se sont toujours efforcés d’inscrire leur revendication et leur action dans le cadre d’une démarche démocratique de portée nationale : « Tamazight et liberté d’expression », « Tamazight et démocratie » . Même sur le strict plan de la langue, le mot d’ordre « Berbère, langue nationale et officielle » repris par tous les courants du Mouvement culturel berbère, place d’emblée la langue et la culture berbères comme un élément du patrimoine commun, indivis, de la Nation , oubliant ainsi que le berbère n’existe comme langue vivante qu’en tant qu’il est porté par les berbérophones.
Après 1989, avec l’adoption de la constitution qui a mis fin au règne du parti unique, les deux partis politiques à ancrage sociologique kabyle - le FFS et le RCD - se sont inscrits expressément dans une perspective nationale et la revendication linguistique et culturelle berbère n’est pour eux qu’un aspect particulier d’un positionnement plus global.
Mêmes les « archs » ont reconduit depuis 2001 cette ligne « nationale », en refusant, contre toute évidence là aussi, de s’assumer en tant qu’expression d’un mouvement social essentiellement kabyle.
Des élites politiques discréditées
Dans tous les cas, l’echec est patent. La stratégie « algérianiste » des élites politiques kabyles de tous types et de toutes orientations se révèle être une voie qui n’a apporté et n’apportera ni la démocratie à l’Algérie, ni la liberté et la sécurité à la Kabylie.
Sur le terrain des enjeux nationaux, en toutes circonstances, les acteurs politiques Kabyles, quels que soient les gages de « loyauté nationaliste » qu’ils aient donnés, n’ont jamais été, ne sont jamais perçus comme sûrs et fiables par les tenants de la Nation algérienne, arabe et musulmane : Kabyles ils sont, Kabyles ils resteront ! Ce fut la cruelle expérience d’Abane Ramdane et d’innombrables autres militants de l’indépendance algérienne ; ce fut aussi le cas des partis politiques « kabyles » et de leurs leaders, dont le cas est quasiment caricatural : en refusant obstinément de se poser comme forces représentatives de la région qui les porte et en s’affirmant contre toute évidence « partis nationaux », ils ont fini par perdre une grande partie de leur crédit auprès de leur base sociale réelle qui ne se reconnaît plus en eux , sans pour autant acquérir une assise nationale : leurs résultats électoraux depuis plus de dix ans sont là pour rappeler leur insignifiance en dehors de la Kabylie ; et la dernière élection présidentielle a montré de manière définitive que la région n’accordait quasiment plus aucun crédit au seul candidat kabyle qui a eu la curieuse idée de se présenter.
En fait, depuis plus de 50 ans, les élites politiques kabyles, ayant intégré l’anathème porté sur le « berbérisme » , sont tétanisées par l’idée de s’assumer en tant que ce qu’elles sont sociologiquement : les représentants d’une région. C’est donc un véritable blocage historique que les Kabyles doivent dépasser s’ils veulent sauver la Kabylie et tout ce qui fait qu’ils sont kabyles.
On ne peut se réjouir de cette situation d’échec et de disqualification généralisée car l’absence de médiation politique efficace et crédible n’est pas un bon signe pour une société et crée une situation grosse de tous les dangers, de toutes les manipulations et dérives, notamment mafieuses.
Pour survivre en tant de société et entité particulières, la Kabylie doit prendre son destin politique en main.
L’autonomie de la Kabylie : la seule alternative
Même si les solutions politico-juridiques mises en place dans des contextes géographiquement proches, comme la Catalogne ou le Pays Basque en Espagne, peuvent être extrêmement intéressantes et éclairantes, l’idée d’autonomie avancée depuis quelques années pour la Kabylie ne résulte pas de l’importation mécanique d’un modèle extérieur. La perspective de l’autonomie s’impose d’elle-même sur la seule base des données historiques, sociologiques et culturelles internes à la Kabylie.
Une langue propre, une mémoire et des repères historiques spécifiques, largement attestés dans la tradition orale comme dans la culture contemporaine et les discours collectifs - y compris pour ce qui concerne le mouvement national et la lutte d’indépendance de l’Algérie -, une tradition culturelle et littéraire spécifique, un système de valeurs collectives toujours réaffirmées, des formes d’organisation et de solidarités traditionnelles encore bien vivantes, comme le rappelle le phénomène « comités de villages » et « arch », un territoire parfaitement intériorisé dans la culture et la conscience collective kabyles, et même une forme de religiosité spécifique, bien présente parmi les segments non-acculturés de la société...
Il existe un peuple kabyle, avec son identité collective, sa culture, sa langue, son territoire. La Kabylie est une entité de fait, mais cette évidence a du mal à s’imposer ; vécue au quotidien mais toujours refoulée et taboue dans le champ du débat et du projet politiques.
L’idée d’autonomie de la Kabylie est donc fondée sur un faisceau de données objectives qui se suffisent à elles-mêmes. Mais elle est aussi légitimée, même si au fond cela peut apparaître secondaire, par l’échec de l’État-nation centralisé algérien mis en place depuis 1962.
Avec constance, les régimes politiques algériens, depuis l’indépendance, relaient le discours et les pratiques de l’État colonial français : centralisation extrême, autoritarisme, extériorité à la société... renforcés par un total mépris du peuple, jugé immature ; et une culture, profondément ancrée, de la force et de la violence comme instruments de gestion politique. Les détenteurs du pouvoir se sont confortablement coulés dans les structures de l’administration coloniale : les préfets sont devenus des walis, les départements des wilayas, la gendarmerie le Darak-el-watani etc. Mais le changement de dénomination n’a induit aucun changement de nature et les relations entre administration et administrés sont restées les mêmes. Elles ont même sans doute empiré car, à l’illégitimité foncière du pouvoir, se sont rajoutés, depuis l’indépendance, l’absence de toute tradition du service de l’État, l’absence de toute forme de recours, l’unanimisme et l’appropriation des richesses nationales au profit des individus et des groupes qui contrôlent un appareil d’État devenu l’instrument de prélèvement d’une oligarchie qui n’a de comptes à rendre à personne. Et sur ce plan, il faut être clair, l’état d’exception, l’état de dépossession, ne date pas de 1988 ou de 1992 : il est structurel et remonte aux origines même de l’Algérie indépendante.
Mais au-delà des responsabilités directes de l’oligarchie politico-militaire qui gouverne l’Algérie depuis 1962, il faut insister sur le fait que toute la culture politique algérienne est bornée par l’horizon nationaliste et sa conception uniciste et centralisée de l’État et de la Nation. Dans tous les courants politiques - ceux de l’opposition comme ceux qui participent au pouvoir -, l’aliénation à l’idéologie de l’État central est si profonde qu’ils ne peuvent concevoir un autre modèle de l’État que celui de la « République une et indivisible » et une Nation formée d’un seul Peuple, avec sa langue et sa culture et son histoire communes. Comme si d’autres configurations n’existaient pas, comme si l’unité nationale impliquait nécessairement uniformité linguistique, culturelle et administrative.
En fait, chez tous, le poids du modèle français de l’État-nation est d’autant plus écrasant qu’il a été puissamment renforcé, depuis les débuts du nationalisme algérien, par les références arabistes (la « Nation arabe ») et islamiste (la Umma), qui, elles aussi, sont violemment hostiles à la diversité interne et développent un discours unanimiste. Toutes ces déterminations lourdes empêchent les acteurs politiques de voir les multiples expériences du monde, les nombreux États plurilingues, pluri-communautaires, les systèmes fédéralistes, les innombrables cas d’autonomies régionales, dans lesquels les diverses composantes ne s’étripent pas nécessairement tous les matins et peuvent même vivre en harmonie.
Au-delà du cas aigu de la Kabylie, la rupture avec la conception centralisée de l’État et de la Nation homogène est une nécessité historique et politique absolue pour l’ensemble de l’Algérie, car elle est l’un des moteurs de la dépossession de la société ; elle fonde la confusion État / Nation / Peuple qui permet à une oligarchie de s’approprier la légitimité et de dicter l’identité, la culture, la langue et d’exercer, sans partage et sans contrôle, son arbitraire, sur le Peuple au nom du Peuple. Cette rupture est la condition sine qua non à tout dépassement des contradictions multiples que connaît l’Algérie et au retour à un véritable exercice de la légitimité populaire.
Salem CHAKER, Professeur de berbère (Paris).
Si la date du 20 avril mérite d’être commémorée, c’est avant tout parce qu’elle peut être une occasion de bilan et de réflexion : où en sommes-nous, que voulons-nous ? Comment y parvenir ? En quelques mots, je résumerai la situation comme suit :
La Kabylie est plus isolée que jamais dans l’ensemble de l’Algérie ;
Pour des raisons diverses et par des cheminements non moins divers, les relais politiques kabyles ont perdu leur légitimité et sont sans doute disqualifiés, pour longtemps si ce n’est pour toujours ;
Le pouvoir triomphe et impose de nouveau son quasi monopole sur l’espace politique du pays ; le parti unique n’existe plus, mais le monopole politique demeure.
Une région en rupture durable
Depuis le « printemps berbère » (1980), la Kabylie est dans une relation de tension ouverte et quasi-permanente avec l’État central algérien. Manifestations, grèves, grèves scolaires, affrontements et émeutes, arrestations ponctuent de manière cyclique les relations entre le Pouvoir et la région. Depuis 1980, il ne s’est guère passé deux années consécutives sans que la région n’ait connu d’importants mouvements de protestation : imposantes manifestations pour la reconnaissance du berbère en 1991, grève scolaire quasi totale de plus de six mois en 1994-1995 pour l’enseignement de tamazight, affrontements violents en juin-juillet 1998 après l’assassinat, dans des conditions troubles, de Matoub Lounes... Les derniers événements du « printemps noir » 2001, qui ont fait plus d’une centaine de morts, et installé une situation de chaos durable dans la région, constituent un paroxysme qui confirme bien une thèse que je développe depuis de nombreuses années : il existe une rupture profonde et globale entre la Kabylie et l’État central algérien.
Une rupture aux causes multiples
L’État algérien a failli dans toutes les missions et prérogatives qu’il s’est attribuées depuis l’indépendance. Centralisation extrême, autoritarisme, bureaucratie, incompétence, népotisme généralisé, détournement structurel de l’appareil à des fins d’intérêts personnels ou de groupes, ont fait de l’État un monstre étranger, hostile à sa société.
Faillite généralisée de l’État central qui bafoue les droits les plus élémentaires de la population et qui, depuis longtemps, n’assure plus aucune de ses responsabilités fondamentales : droit à la vie et à la sécurité d’abord, droit à une justice équitable, droit à la santé et à un niveau de vie décent, droit à l’éducation et à la culture, droit au travail... Ce qui amène immanquablement à poser la question : à quoi sert l’État algérien ? Et la réponse est assez clairement donnée par la population de Kabylie depuis la fin avril 2001 : - strictement à rien, à rien de positif en tout cas. Ce constat vaut d’ailleurs pour l’ensemble de l’Algérie.
Pour sa part, la Kabylie est en plus soumise, depuis l’indépendance du pays, au déni structurel de son identité, de sa langue, de sa culture. Comment les Kabyles - en dehors des auxiliaires du pouvoir central - pourraient-ils se reconnaître dans un État dont la Constitution affirme que la seule langue nationale et officielle est l’arabe ? Un État qui leur offre comme seule perspective la mort lente en tant que berbérophones, l’assimilation par arabisation avec, au mieux, après plus de vingt années de lutte ouverte, une reconnaissance marginale qui, en aucune façon, ne saurait assurer la pérennité de la langue et le développement de la culture berbères.
Sur le plan social, l’échec de l’État central a, en Kabylie, une dimension particulière qu’il convient de souligner et qui amène à considérer que la région est dans un véritable cul-de-sac, situation que des autorités irresponsables et opportunistes ont laissé se mettre en place et s’aggraver après 1962. Pendant tout le XXe siècle, la surpopulation structurelle de la région a pu trouver un exécutoire dans une émigration massive vers les grandes villes d’Algérie et vers la France, où les Kabyles ont longtemps constitué la forte majorité de l’immigration algérienne. La fin de la colonisation française a aussi été une véritable bouffée d’oxygène pour la Kabylie car son surcroît démographique a pu se déverser sur Alger et sa région ; sa population adulte masculine, souvent scolarisée, a pendant une quinzaine d’années, facilement pu y trouver travail et logement. Ces « soupapes de sécurité » n’existent plus : l’émigration de masse vers la France est arrêtée depuis 1974 et Alger est une mégalopole surpeuplée où sévissent chômage et crise aiguë du logement. Les nouvelles générations kabyles ne trouveront plus le salut ailleurs et la région n’a pas d’autres choix que de mobiliser ses propres ressources, son ingéniosité, son potentiel humain, local et expatrié, au profit d’elle-même. Si elle veut éviter une tragédie sociale et humaine de grande ampleur, la Kabylie n’a désormais pas d’autre alternative que de prendre son avenir en main.
Un engagement durable dans le combat national et pour la démocratie, avec des résultats totalement négatifs
Depuis près d’un siècle, les élites Kabyles, dans le contexte de la domination coloniale, ont renoncé à leur autonomie d’action séculaire pour s’intégrer dans les enjeux politiques nationaux algériens ; elles ont contribué de manière décisive au combat national algérien, qu’ils ont, pour une très large part, conçu, structuré et porté - et l’on sait à quel prix !
Pendant la période de lutte nationaliste, les Kabyles ont globalement accepté de taire leurs intérêts spécifiques et se sont mobilisés au profit de l’objectif global qu’était l’indépendance de l’Algérie . En 1948-1949, lors de la fameuse « crise berbériste », l’essentiel de l’élite politique kabyle a refusé de choisir le camp berbère et a privilégié l’unité autour du combat pour l’indépendance, laissant ainsi la voie libre à l’arabo-islamisme.
Dès 1962, les Kabyles et la Kabylie ont constitué l’essentiel de l’opposition démocratique au régime autoritaire qui s’est mis en place à Alger. L’insurrection armée du FFS en 1963, initiée au nom du combat pour la démocratie, s’est, presque immédiatement, retrouvée limitée à la seule Kabylie et dénoncée par le pouvoir d’alors comme tentative sécessionniste.
Après le « Printemps berbère » de 1980, les défenseurs de la langue et de la culture berbères de Kabylie se sont toujours efforcés d’inscrire leur revendication et leur action dans le cadre d’une démarche démocratique de portée nationale : « Tamazight et liberté d’expression », « Tamazight et démocratie » . Même sur le strict plan de la langue, le mot d’ordre « Berbère, langue nationale et officielle » repris par tous les courants du Mouvement culturel berbère, place d’emblée la langue et la culture berbères comme un élément du patrimoine commun, indivis, de la Nation , oubliant ainsi que le berbère n’existe comme langue vivante qu’en tant qu’il est porté par les berbérophones.
Après 1989, avec l’adoption de la constitution qui a mis fin au règne du parti unique, les deux partis politiques à ancrage sociologique kabyle - le FFS et le RCD - se sont inscrits expressément dans une perspective nationale et la revendication linguistique et culturelle berbère n’est pour eux qu’un aspect particulier d’un positionnement plus global.
Mêmes les « archs » ont reconduit depuis 2001 cette ligne « nationale », en refusant, contre toute évidence là aussi, de s’assumer en tant qu’expression d’un mouvement social essentiellement kabyle.
Des élites politiques discréditées
Dans tous les cas, l’echec est patent. La stratégie « algérianiste » des élites politiques kabyles de tous types et de toutes orientations se révèle être une voie qui n’a apporté et n’apportera ni la démocratie à l’Algérie, ni la liberté et la sécurité à la Kabylie.
Sur le terrain des enjeux nationaux, en toutes circonstances, les acteurs politiques Kabyles, quels que soient les gages de « loyauté nationaliste » qu’ils aient donnés, n’ont jamais été, ne sont jamais perçus comme sûrs et fiables par les tenants de la Nation algérienne, arabe et musulmane : Kabyles ils sont, Kabyles ils resteront ! Ce fut la cruelle expérience d’Abane Ramdane et d’innombrables autres militants de l’indépendance algérienne ; ce fut aussi le cas des partis politiques « kabyles » et de leurs leaders, dont le cas est quasiment caricatural : en refusant obstinément de se poser comme forces représentatives de la région qui les porte et en s’affirmant contre toute évidence « partis nationaux », ils ont fini par perdre une grande partie de leur crédit auprès de leur base sociale réelle qui ne se reconnaît plus en eux , sans pour autant acquérir une assise nationale : leurs résultats électoraux depuis plus de dix ans sont là pour rappeler leur insignifiance en dehors de la Kabylie ; et la dernière élection présidentielle a montré de manière définitive que la région n’accordait quasiment plus aucun crédit au seul candidat kabyle qui a eu la curieuse idée de se présenter.
En fait, depuis plus de 50 ans, les élites politiques kabyles, ayant intégré l’anathème porté sur le « berbérisme » , sont tétanisées par l’idée de s’assumer en tant que ce qu’elles sont sociologiquement : les représentants d’une région. C’est donc un véritable blocage historique que les Kabyles doivent dépasser s’ils veulent sauver la Kabylie et tout ce qui fait qu’ils sont kabyles.
On ne peut se réjouir de cette situation d’échec et de disqualification généralisée car l’absence de médiation politique efficace et crédible n’est pas un bon signe pour une société et crée une situation grosse de tous les dangers, de toutes les manipulations et dérives, notamment mafieuses.
Pour survivre en tant de société et entité particulières, la Kabylie doit prendre son destin politique en main.
L’autonomie de la Kabylie : la seule alternative
Même si les solutions politico-juridiques mises en place dans des contextes géographiquement proches, comme la Catalogne ou le Pays Basque en Espagne, peuvent être extrêmement intéressantes et éclairantes, l’idée d’autonomie avancée depuis quelques années pour la Kabylie ne résulte pas de l’importation mécanique d’un modèle extérieur. La perspective de l’autonomie s’impose d’elle-même sur la seule base des données historiques, sociologiques et culturelles internes à la Kabylie.
Une langue propre, une mémoire et des repères historiques spécifiques, largement attestés dans la tradition orale comme dans la culture contemporaine et les discours collectifs - y compris pour ce qui concerne le mouvement national et la lutte d’indépendance de l’Algérie -, une tradition culturelle et littéraire spécifique, un système de valeurs collectives toujours réaffirmées, des formes d’organisation et de solidarités traditionnelles encore bien vivantes, comme le rappelle le phénomène « comités de villages » et « arch », un territoire parfaitement intériorisé dans la culture et la conscience collective kabyles, et même une forme de religiosité spécifique, bien présente parmi les segments non-acculturés de la société...
Il existe un peuple kabyle, avec son identité collective, sa culture, sa langue, son territoire. La Kabylie est une entité de fait, mais cette évidence a du mal à s’imposer ; vécue au quotidien mais toujours refoulée et taboue dans le champ du débat et du projet politiques.
L’idée d’autonomie de la Kabylie est donc fondée sur un faisceau de données objectives qui se suffisent à elles-mêmes. Mais elle est aussi légitimée, même si au fond cela peut apparaître secondaire, par l’échec de l’État-nation centralisé algérien mis en place depuis 1962.
Avec constance, les régimes politiques algériens, depuis l’indépendance, relaient le discours et les pratiques de l’État colonial français : centralisation extrême, autoritarisme, extériorité à la société... renforcés par un total mépris du peuple, jugé immature ; et une culture, profondément ancrée, de la force et de la violence comme instruments de gestion politique. Les détenteurs du pouvoir se sont confortablement coulés dans les structures de l’administration coloniale : les préfets sont devenus des walis, les départements des wilayas, la gendarmerie le Darak-el-watani etc. Mais le changement de dénomination n’a induit aucun changement de nature et les relations entre administration et administrés sont restées les mêmes. Elles ont même sans doute empiré car, à l’illégitimité foncière du pouvoir, se sont rajoutés, depuis l’indépendance, l’absence de toute tradition du service de l’État, l’absence de toute forme de recours, l’unanimisme et l’appropriation des richesses nationales au profit des individus et des groupes qui contrôlent un appareil d’État devenu l’instrument de prélèvement d’une oligarchie qui n’a de comptes à rendre à personne. Et sur ce plan, il faut être clair, l’état d’exception, l’état de dépossession, ne date pas de 1988 ou de 1992 : il est structurel et remonte aux origines même de l’Algérie indépendante.
Mais au-delà des responsabilités directes de l’oligarchie politico-militaire qui gouverne l’Algérie depuis 1962, il faut insister sur le fait que toute la culture politique algérienne est bornée par l’horizon nationaliste et sa conception uniciste et centralisée de l’État et de la Nation. Dans tous les courants politiques - ceux de l’opposition comme ceux qui participent au pouvoir -, l’aliénation à l’idéologie de l’État central est si profonde qu’ils ne peuvent concevoir un autre modèle de l’État que celui de la « République une et indivisible » et une Nation formée d’un seul Peuple, avec sa langue et sa culture et son histoire communes. Comme si d’autres configurations n’existaient pas, comme si l’unité nationale impliquait nécessairement uniformité linguistique, culturelle et administrative.
En fait, chez tous, le poids du modèle français de l’État-nation est d’autant plus écrasant qu’il a été puissamment renforcé, depuis les débuts du nationalisme algérien, par les références arabistes (la « Nation arabe ») et islamiste (la Umma), qui, elles aussi, sont violemment hostiles à la diversité interne et développent un discours unanimiste. Toutes ces déterminations lourdes empêchent les acteurs politiques de voir les multiples expériences du monde, les nombreux États plurilingues, pluri-communautaires, les systèmes fédéralistes, les innombrables cas d’autonomies régionales, dans lesquels les diverses composantes ne s’étripent pas nécessairement tous les matins et peuvent même vivre en harmonie.
Au-delà du cas aigu de la Kabylie, la rupture avec la conception centralisée de l’État et de la Nation homogène est une nécessité historique et politique absolue pour l’ensemble de l’Algérie, car elle est l’un des moteurs de la dépossession de la société ; elle fonde la confusion État / Nation / Peuple qui permet à une oligarchie de s’approprier la légitimité et de dicter l’identité, la culture, la langue et d’exercer, sans partage et sans contrôle, son arbitraire, sur le Peuple au nom du Peuple. Cette rupture est la condition sine qua non à tout dépassement des contradictions multiples que connaît l’Algérie et au retour à un véritable exercice de la légitimité populaire.
Salem CHAKER, Professeur de berbère (Paris).
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