Ali Bensaâd. Maître de conférences, université de Provence, spécialiste des questions de migration
L’intervention musclée des gardes-côtes contre les harraga a fait un mort à Annaba. Il semblerait, selon le témoignage d’un des rescapés, que la vedette de la marine a fait chavirer volontairement l’embarcation des harraga. Ce drame ne renseigne-t-il pas sur la vraie nature de « la lutte contre l’émigration clandestine » ?
La violence des moyens déployés pour réprimer les harraga s’explique par le fait qu’il ne s’agit pas tant pour les gouvernants d’un problème de gestion des frontières, mais plutôt de gestion d’une contestation sociale, interne aux frontières de l’Algérie. Une contestation qui les décrédibilise fortement aux yeux de la société mais surtout aux yeux de l’extérieur dont la caution est perçue comme plus vitale que celle des citoyens du pays. La violence qui s’exerce contre les harraga procède d’une logique de répression sociale comme celle qui s’exerce quotidiennement contre les émeutes urbaines récurrentes ou les contestations syndicales. Une logique de rapports coercitifs avec la société. Cependant, avec les harraga, nous sommes face à deux particularités : leur contestation est beaucoup plus déstabilisante pour un pouvoir qui semble maître du jeu politique et pas du tout inquiété par les jacqueries urbaines qui sont spontanées, atomisées, sans chance de se transformer en contestation nationale et qui sont même des sortes de « soupapes » de sécurité au trop-plein de malvie et à l’absence d’exutoire politique. Or, les harraga, par le côté à la fois spectaculaire et déterminé de leur geste, en « violant » les frontières nationales pour quitter et dénoncer un « enfermement national », se projettent sur la scène nationale et interpellent tout le pays. Parce qu’ils sont jeunes et n’ont pas peur de la mort, ils s’adressent à cette part d’émotion et de lucidité qui se terre en chacun malgré les abdications du quotidien et rappellent à tout le pays sa désespérance et le culpabilisent sur la passivité imposée. Ils cristallisent le même malaise vécu par toute la population et le fantasme de le transcender. Leur drame, leur mort ont réveillé l’émotion et les consciences dans tout le pays. Quel peuple peut continuer à fermer les yeux devant ses jeunes contraints à la mort et courageux devant la mort ? Mais, surtout, ce qui inquiète les gouvernants, c’est que les harraga brisent la logique du « huis clos » qui a été imposée au pays. Pour avoir réussi à casser les oppositions et à dévitaliser la société civile en alternant répression et débauchages permis par la rente pétrolière, le pouvoir s’est installé dans un face-à-face, sans intermédiaire et sans compromis, avec la société. En brisant des frontières devenues prison, les harraga brisent ce huis clos et portent le mal-vivre algérien sur la scène internationale. Finie la logique du « linge sale lavé en famille » qui sert à protéger seulement les « parrains ». Ils « font honte » à un système qui se vit comme exemplaire et veut le faire croire pour s’assurer les seules légitimités qui lui importent, celles de l’extérieur.
Le recours systématique à la force, la mise en place d’un arsenal juridique dissuasif (peine d’emprisonnement) pour décourager les candidats à l’émigration ne sont-ils pas le signe que les pouvoirs publics sont débordés par le phénomène (géré avec la seule méthode policière) pour lequel ils sont résolument incapables d’apporter des réponses globales ?
La capacité déstabilisatrice de ce phénomène explique le recours à un arsenal répressif de plus en plus agressif. Parce qu’en fin de compte ce que font ces harraga, même mal, c’est le procès du système qui n’a jamais montré de dispositions à se remettre en cause. Par ailleurs, malgré la dureté de la répression, les reflux ponctuels et locaux, les changements continuels d’itinéraires, tout indique que ce mouvement migratoire s’installe dans la durée et dans une croissance continue. C’est ce que ne veulent pas réaliser les gouvernants (peut-être même sincèrement comme peut l’être un schizophrène) qui continuent à penser en venir à bout par la force comme pour le reste. Ils ne peuvent réaliser ni leur échec ni le divorce des jeunes avec leur modèle. Qui aurait pensé que des jeunes Algériens préféreraient se faire prisonniers en Israël plutôt que de vivre dans leur pays ? On ne les retiendra pas par des discours faussement nationalistes, d’un nationalisme réduit à la possibilité pour une caste d’importer des Mercedes moins chères que leurs autres concurrents nantis. Tout a été dit, et cela saute aux yeux, sur le creusement criant des inégalités, le développement effréné de la corruption qui classe l’Algérie parmi les pays les plus atteints et de plus en plus mal classée et surtout, et plus que tout, le recul des libertés et la déliquescence de l’Etat. Que peut espérer un jeune qui sait qu’il ne peut rien changer pacifiquement et qui a largement constaté que même le vote est une farce pour perpétuer héréditairement une « Djoumloukia » : il vote avec ses pieds, il part ! Toutes les statistiques et les reportages le disent, ce n’est pas tant les moins armés qui partent mais surtout ceux dont les bagages intellectuels et la conscience leur rendent insupportable la lucidité de vivre leur propre asphyxie. Les harraga sont pour le système ses fantômes qui viennent lui dire inlassablement et de façon irrépressible son échec qu’il refuse de voir. Et comme tout fantôme, et comme tout refoulé, ils ne peuvent être chassés même par la bazooka, ils hanteront le pays jusqu’à ce qu’il se dise la vérité de son échec.
L’intervention musclée des gardes-côtes contre les harraga a fait un mort à Annaba. Il semblerait, selon le témoignage d’un des rescapés, que la vedette de la marine a fait chavirer volontairement l’embarcation des harraga. Ce drame ne renseigne-t-il pas sur la vraie nature de « la lutte contre l’émigration clandestine » ?
La violence des moyens déployés pour réprimer les harraga s’explique par le fait qu’il ne s’agit pas tant pour les gouvernants d’un problème de gestion des frontières, mais plutôt de gestion d’une contestation sociale, interne aux frontières de l’Algérie. Une contestation qui les décrédibilise fortement aux yeux de la société mais surtout aux yeux de l’extérieur dont la caution est perçue comme plus vitale que celle des citoyens du pays. La violence qui s’exerce contre les harraga procède d’une logique de répression sociale comme celle qui s’exerce quotidiennement contre les émeutes urbaines récurrentes ou les contestations syndicales. Une logique de rapports coercitifs avec la société. Cependant, avec les harraga, nous sommes face à deux particularités : leur contestation est beaucoup plus déstabilisante pour un pouvoir qui semble maître du jeu politique et pas du tout inquiété par les jacqueries urbaines qui sont spontanées, atomisées, sans chance de se transformer en contestation nationale et qui sont même des sortes de « soupapes » de sécurité au trop-plein de malvie et à l’absence d’exutoire politique. Or, les harraga, par le côté à la fois spectaculaire et déterminé de leur geste, en « violant » les frontières nationales pour quitter et dénoncer un « enfermement national », se projettent sur la scène nationale et interpellent tout le pays. Parce qu’ils sont jeunes et n’ont pas peur de la mort, ils s’adressent à cette part d’émotion et de lucidité qui se terre en chacun malgré les abdications du quotidien et rappellent à tout le pays sa désespérance et le culpabilisent sur la passivité imposée. Ils cristallisent le même malaise vécu par toute la population et le fantasme de le transcender. Leur drame, leur mort ont réveillé l’émotion et les consciences dans tout le pays. Quel peuple peut continuer à fermer les yeux devant ses jeunes contraints à la mort et courageux devant la mort ? Mais, surtout, ce qui inquiète les gouvernants, c’est que les harraga brisent la logique du « huis clos » qui a été imposée au pays. Pour avoir réussi à casser les oppositions et à dévitaliser la société civile en alternant répression et débauchages permis par la rente pétrolière, le pouvoir s’est installé dans un face-à-face, sans intermédiaire et sans compromis, avec la société. En brisant des frontières devenues prison, les harraga brisent ce huis clos et portent le mal-vivre algérien sur la scène internationale. Finie la logique du « linge sale lavé en famille » qui sert à protéger seulement les « parrains ». Ils « font honte » à un système qui se vit comme exemplaire et veut le faire croire pour s’assurer les seules légitimités qui lui importent, celles de l’extérieur.
Le recours systématique à la force, la mise en place d’un arsenal juridique dissuasif (peine d’emprisonnement) pour décourager les candidats à l’émigration ne sont-ils pas le signe que les pouvoirs publics sont débordés par le phénomène (géré avec la seule méthode policière) pour lequel ils sont résolument incapables d’apporter des réponses globales ?
La capacité déstabilisatrice de ce phénomène explique le recours à un arsenal répressif de plus en plus agressif. Parce qu’en fin de compte ce que font ces harraga, même mal, c’est le procès du système qui n’a jamais montré de dispositions à se remettre en cause. Par ailleurs, malgré la dureté de la répression, les reflux ponctuels et locaux, les changements continuels d’itinéraires, tout indique que ce mouvement migratoire s’installe dans la durée et dans une croissance continue. C’est ce que ne veulent pas réaliser les gouvernants (peut-être même sincèrement comme peut l’être un schizophrène) qui continuent à penser en venir à bout par la force comme pour le reste. Ils ne peuvent réaliser ni leur échec ni le divorce des jeunes avec leur modèle. Qui aurait pensé que des jeunes Algériens préféreraient se faire prisonniers en Israël plutôt que de vivre dans leur pays ? On ne les retiendra pas par des discours faussement nationalistes, d’un nationalisme réduit à la possibilité pour une caste d’importer des Mercedes moins chères que leurs autres concurrents nantis. Tout a été dit, et cela saute aux yeux, sur le creusement criant des inégalités, le développement effréné de la corruption qui classe l’Algérie parmi les pays les plus atteints et de plus en plus mal classée et surtout, et plus que tout, le recul des libertés et la déliquescence de l’Etat. Que peut espérer un jeune qui sait qu’il ne peut rien changer pacifiquement et qui a largement constaté que même le vote est une farce pour perpétuer héréditairement une « Djoumloukia » : il vote avec ses pieds, il part ! Toutes les statistiques et les reportages le disent, ce n’est pas tant les moins armés qui partent mais surtout ceux dont les bagages intellectuels et la conscience leur rendent insupportable la lucidité de vivre leur propre asphyxie. Les harraga sont pour le système ses fantômes qui viennent lui dire inlassablement et de façon irrépressible son échec qu’il refuse de voir. Et comme tout fantôme, et comme tout refoulé, ils ne peuvent être chassés même par la bazooka, ils hanteront le pays jusqu’à ce qu’il se dise la vérité de son échec.
Commentaire