Noureddine Bouderba. Syndicaliste, et ancien cadre dirigeant de l’Entreprise nationale des grands travaux pétroliers (ENGTP):
"La LF 2016 fera basculer dans la pauvreté 80% de la population"
- Dans une tribune que vous avez publiée récemment, vous concluez à l’empreinte des puissances de l’argent dans la conception et l’adoption, au pas de charge, de la loi de finances 2016. Vous affirmez/réaffirmez ce que bon nombre d’acteurs et observateurs ont relevé auparavant, à savoir que ce projet de loi de finances est dicté par l’oligarchie. D’abord, par souci de clarté et de pédagogie, qu’entendez-vous par ce concept d’oligarchie ?
Pour moi, l’oligarchie est constituée par cette minorité des nouveaux riches qui ont bâti leurs fortunes à la faveur des privatisations des entreprises publiques puis avec l’envolée des prix du pétrole, en organisant le détournement à leur profit de la rente pétrolière au détriment du développement économique du pays. Ils ont pu accumuler des fortunes à l’ombre des importations et ce, grâce à leur proximité avec les centres de décision.
Avec la chute des revenus du pays, cette oligarchie, mue par son égoïsme, refuse de supporter la part du fardeau qui lui revient, quitte à faire violence à la société à un moment où la nation a besoin de son unité et de la mobilisation de toutes ses forces vives pour faire face à la voracité impérialiste et au danger terroriste.
- Avec cette loi de finances 2016, l’oligarchie, dites-vous, passe à la vitesse supérieure dans le but d’accaparer des richesses nationales, quitte à ne laisser derrière elle que précarité, pauvreté et désolation. Quelles sont ces dispositions qui vous paraissent dangereuses, préjudiciables à la population algérienne ?
Ce qui dérange c’est :
1) le fait de maintenir les dépenses fiscales au profit des nantis au moment où on veut imposer l’austérité aux pauvres ;
2) cette véritable OPA sur le patrimoine public à travers la réactivation de la volonté de privatiser ce qui reste des entreprises publiques et les richesses nationales ;
3) cette tentative de connexion avec le capital international à travers la remise en cause graduelle du droit de préemption et de la règle des 51/49% ainsi que l’ouverture aux financements extérieurs ;
4) cette volonté de mainmise sur le foncier.
- Les dispositions du PLF 2016, conjuguées aux effets de la dévaluation du dinar, s’apprêtent, selon vous, à faire basculer dans la pauvreté ou la précarité les 4/5 de la population. La généralisation de la précarité guetterait, selon vous, 80% de la population et non uniquement le premier quintile (les 20% les plus démunis, soit 8 millions) comme le prétendent les décideurs et leurs experts. Expliquez-nous les ressorts et comment en êtes-vous arrivé à ces taux ?
En 2014, selon l’ONS, le taux de chômage était de 10,6% de la population active. En réalité, le chômage toucherait au moins le quart de la population active car l’ONS comme le BIT ne considèrent pas comme chômeurs ceux et celles qui n’ont pas effectué de démarches de recherche d’emploi durant le mois précédant l’enquête. Et sur les 10,2 millions d’occupés, on découvre que plus de deux personnes sur cinq ne sont pas protégées par la Sécurité sociale et que plus de la moitié des salariés occupent des emplois temporaires, donc précaires. Dans le secteur privé formel, ils sont plus de trois salariés sur quatre à ne pas être déclarés à la Sécurité sociale et plus de quatre sur cinq ont un statut temporaire.
Par ailleurs, en 2011, toujours selon l’ONS, le salaire mensuel net de 80% des salariés était inférieur à 39 000 DA, soit moins de 2,6 fois le SNMG (ONS de 2011). Or, la même année, l’UGTA avait publié les résultats d’une enquête qui notaient que pour vivre à l’abri du besoin, une famille de six personnes, dont quatre enfants, devrait percevoir un salaire compris entre 40 000 et 50 000 DA. C’est ce qui explique que la part des salaires dans le PIB est très faible en Algérie : 27% en 2014 contre plus de 35% en Tunisie et au Maroc et plus de 50% dans tous les pays de l’OCDE. C’est ce qui explique aussi que la faible consommation des ménages en Algérie (36% du PIB en 2014) contre 60% enregistrés dans les pays voisins ceux de l’OCDE.
Il faut noter que le gouvernement lui-même a reconnu qu’en 2015, 30% de la population (12 millions de personnes) sont démunis et bénéficiaires du couffin de Ramadhan. Le FCE pour sa part a estimé ce taux à 60% dans son dernier plaidoyer pour la suppression des transferts sociaux. Pour ma part, j’ai ajouté 20% de la population qui, sans être pauvres, vivent ce qu’on appelle la quasi-pauvreté.
Il suffit d’une importante augmentation des prix pour que ces 80% d’Algériens basculent dans la pauvreté ou la précarité. Si une bonne partie de ces 80% n’a pas basculé à ce jour, c’est justement grâce à la politique de protection sociale en vigueur qui corrige dans une large mesure les inégalités de revenu entre le travail et le capital et la très grande discrimination entre les salariés eux-mêmes. C’est pourquoi j’ai affirmé que l’importante dévaluation du dinar, la taxation des citoyens et les augmentations de prix annoncées vont laminer le pouvoir d’achat de la majorité de la population et non celui de 20% des Algériens, comme on veut nous le faire croire.
- Vous avez fait la somme des «cadeaux» fiscaux faits par le gouvernement aux riches et au patronat. Des «cadeaux» qui étaient déjà dans la hotte de la LFC 2015. Vous évoquez ces nouvelles exonérations fiscales (TVA) et réductions des taux (IBS et droits de douane) décidées : taux de l’impôt sur le patrimoine relevé à 100 millions de dinars contre 50 en 2013 ; amnistie fiscale partielle via le dispositif dit de «mise en conformité fiscale volontaire» ; effacement des pénalités au profit des fraudeurs de la Sécurité sociale… Bref, vous estimez ces «cadeaux» à plus de 14 milliards de dollars.
Ce n’est pas moi qui ai calculé ce montant de 14 milliards de dollars, mais le ministère des Finances. Dans sa note de présentation du projet de loi de finances 2015 (disponible sur son site) le ministère des Finances précise qu’en 2013, «les subventions implicites de nature fiscale représentent 1080 milliards de dinars» et «les subventions implicites liées au foncier représentent 67 milliards de dinars» soit, au taux de change de 2013, 14,45 milliards de dollars. Le hic est que ces 14,45 milliards de dollars sont présentés par le gouvernement et les experts comme faisant partie des transferts sociaux, alors qu’il y a une grande différence entre transferts sociaux et subventions économiques aux entrepreneurs.
Le montant des transferts sociaux, en 2015, ne représente pas 30% du PIB mais à peine 9,1%. Moins si le Trésor ne prenait pas en charge, par exemple, les allocations familiales à la place des employeurs. Dans le compte rendu de la 13e tripartite (qui s’est tenue les 2 et 3 décembre 2009) on lit que «le gouvernement a rappelé que la 11e session de la tripartite tenue les 3 et 4 mars 2005 a consigné l’adhésion des organisations patronales et de l’UGTA à la nécessité de revenir à la norme universelle, avec la prise en charge des allocations familiales par les employeurs».
Mais depuis, tout le monde fait semblant d’oublier ce point et le Trésor continue à prendre en charge, chaque année, plus de 42 milliards de dinars à la place des entreprises, comptabilisés comme transferts sociaux. Sur au moins ce point (mis à part les 14,45 milliards de dollars), je suis d’accord avec les experts qui disent qu’il y a des transferts sociaux pervers. Chaque tripartite, chaque loi de finances était un tremplin pour enrichir davantage les riches et appauvrir les pauvres.
Sinon, comment expliquer que les multiples promesses de réduire l’IRG pour les salariés et les retraités n’ont jamais été tenues, ou que celle d’abroger l’article 87 bis n’a été qu’une montagne accouchant d’une souris ? Les nouvelles exonérations et réductions fiscales contenues dans la LFC 2015 et le PLF 2016 s’inscrivent dans la continuité, sauf qu’avec la chute des prix du pétrole, la rente n’est plus suffisante pour financer ces «cadeaux». Alors on a décidé de le faire par une imposition compensatoire à faire supporter par les larges couches de la population.
"La LF 2016 fera basculer dans la pauvreté 80% de la population"
- Dans une tribune que vous avez publiée récemment, vous concluez à l’empreinte des puissances de l’argent dans la conception et l’adoption, au pas de charge, de la loi de finances 2016. Vous affirmez/réaffirmez ce que bon nombre d’acteurs et observateurs ont relevé auparavant, à savoir que ce projet de loi de finances est dicté par l’oligarchie. D’abord, par souci de clarté et de pédagogie, qu’entendez-vous par ce concept d’oligarchie ?
Pour moi, l’oligarchie est constituée par cette minorité des nouveaux riches qui ont bâti leurs fortunes à la faveur des privatisations des entreprises publiques puis avec l’envolée des prix du pétrole, en organisant le détournement à leur profit de la rente pétrolière au détriment du développement économique du pays. Ils ont pu accumuler des fortunes à l’ombre des importations et ce, grâce à leur proximité avec les centres de décision.
Avec la chute des revenus du pays, cette oligarchie, mue par son égoïsme, refuse de supporter la part du fardeau qui lui revient, quitte à faire violence à la société à un moment où la nation a besoin de son unité et de la mobilisation de toutes ses forces vives pour faire face à la voracité impérialiste et au danger terroriste.
- Avec cette loi de finances 2016, l’oligarchie, dites-vous, passe à la vitesse supérieure dans le but d’accaparer des richesses nationales, quitte à ne laisser derrière elle que précarité, pauvreté et désolation. Quelles sont ces dispositions qui vous paraissent dangereuses, préjudiciables à la population algérienne ?
Ce qui dérange c’est :
1) le fait de maintenir les dépenses fiscales au profit des nantis au moment où on veut imposer l’austérité aux pauvres ;
2) cette véritable OPA sur le patrimoine public à travers la réactivation de la volonté de privatiser ce qui reste des entreprises publiques et les richesses nationales ;
3) cette tentative de connexion avec le capital international à travers la remise en cause graduelle du droit de préemption et de la règle des 51/49% ainsi que l’ouverture aux financements extérieurs ;
4) cette volonté de mainmise sur le foncier.
- Les dispositions du PLF 2016, conjuguées aux effets de la dévaluation du dinar, s’apprêtent, selon vous, à faire basculer dans la pauvreté ou la précarité les 4/5 de la population. La généralisation de la précarité guetterait, selon vous, 80% de la population et non uniquement le premier quintile (les 20% les plus démunis, soit 8 millions) comme le prétendent les décideurs et leurs experts. Expliquez-nous les ressorts et comment en êtes-vous arrivé à ces taux ?
En 2014, selon l’ONS, le taux de chômage était de 10,6% de la population active. En réalité, le chômage toucherait au moins le quart de la population active car l’ONS comme le BIT ne considèrent pas comme chômeurs ceux et celles qui n’ont pas effectué de démarches de recherche d’emploi durant le mois précédant l’enquête. Et sur les 10,2 millions d’occupés, on découvre que plus de deux personnes sur cinq ne sont pas protégées par la Sécurité sociale et que plus de la moitié des salariés occupent des emplois temporaires, donc précaires. Dans le secteur privé formel, ils sont plus de trois salariés sur quatre à ne pas être déclarés à la Sécurité sociale et plus de quatre sur cinq ont un statut temporaire.
Par ailleurs, en 2011, toujours selon l’ONS, le salaire mensuel net de 80% des salariés était inférieur à 39 000 DA, soit moins de 2,6 fois le SNMG (ONS de 2011). Or, la même année, l’UGTA avait publié les résultats d’une enquête qui notaient que pour vivre à l’abri du besoin, une famille de six personnes, dont quatre enfants, devrait percevoir un salaire compris entre 40 000 et 50 000 DA. C’est ce qui explique que la part des salaires dans le PIB est très faible en Algérie : 27% en 2014 contre plus de 35% en Tunisie et au Maroc et plus de 50% dans tous les pays de l’OCDE. C’est ce qui explique aussi que la faible consommation des ménages en Algérie (36% du PIB en 2014) contre 60% enregistrés dans les pays voisins ceux de l’OCDE.
Il faut noter que le gouvernement lui-même a reconnu qu’en 2015, 30% de la population (12 millions de personnes) sont démunis et bénéficiaires du couffin de Ramadhan. Le FCE pour sa part a estimé ce taux à 60% dans son dernier plaidoyer pour la suppression des transferts sociaux. Pour ma part, j’ai ajouté 20% de la population qui, sans être pauvres, vivent ce qu’on appelle la quasi-pauvreté.
Il suffit d’une importante augmentation des prix pour que ces 80% d’Algériens basculent dans la pauvreté ou la précarité. Si une bonne partie de ces 80% n’a pas basculé à ce jour, c’est justement grâce à la politique de protection sociale en vigueur qui corrige dans une large mesure les inégalités de revenu entre le travail et le capital et la très grande discrimination entre les salariés eux-mêmes. C’est pourquoi j’ai affirmé que l’importante dévaluation du dinar, la taxation des citoyens et les augmentations de prix annoncées vont laminer le pouvoir d’achat de la majorité de la population et non celui de 20% des Algériens, comme on veut nous le faire croire.
- Vous avez fait la somme des «cadeaux» fiscaux faits par le gouvernement aux riches et au patronat. Des «cadeaux» qui étaient déjà dans la hotte de la LFC 2015. Vous évoquez ces nouvelles exonérations fiscales (TVA) et réductions des taux (IBS et droits de douane) décidées : taux de l’impôt sur le patrimoine relevé à 100 millions de dinars contre 50 en 2013 ; amnistie fiscale partielle via le dispositif dit de «mise en conformité fiscale volontaire» ; effacement des pénalités au profit des fraudeurs de la Sécurité sociale… Bref, vous estimez ces «cadeaux» à plus de 14 milliards de dollars.
Ce n’est pas moi qui ai calculé ce montant de 14 milliards de dollars, mais le ministère des Finances. Dans sa note de présentation du projet de loi de finances 2015 (disponible sur son site) le ministère des Finances précise qu’en 2013, «les subventions implicites de nature fiscale représentent 1080 milliards de dinars» et «les subventions implicites liées au foncier représentent 67 milliards de dinars» soit, au taux de change de 2013, 14,45 milliards de dollars. Le hic est que ces 14,45 milliards de dollars sont présentés par le gouvernement et les experts comme faisant partie des transferts sociaux, alors qu’il y a une grande différence entre transferts sociaux et subventions économiques aux entrepreneurs.
Le montant des transferts sociaux, en 2015, ne représente pas 30% du PIB mais à peine 9,1%. Moins si le Trésor ne prenait pas en charge, par exemple, les allocations familiales à la place des employeurs. Dans le compte rendu de la 13e tripartite (qui s’est tenue les 2 et 3 décembre 2009) on lit que «le gouvernement a rappelé que la 11e session de la tripartite tenue les 3 et 4 mars 2005 a consigné l’adhésion des organisations patronales et de l’UGTA à la nécessité de revenir à la norme universelle, avec la prise en charge des allocations familiales par les employeurs».
Mais depuis, tout le monde fait semblant d’oublier ce point et le Trésor continue à prendre en charge, chaque année, plus de 42 milliards de dinars à la place des entreprises, comptabilisés comme transferts sociaux. Sur au moins ce point (mis à part les 14,45 milliards de dollars), je suis d’accord avec les experts qui disent qu’il y a des transferts sociaux pervers. Chaque tripartite, chaque loi de finances était un tremplin pour enrichir davantage les riches et appauvrir les pauvres.
Sinon, comment expliquer que les multiples promesses de réduire l’IRG pour les salariés et les retraités n’ont jamais été tenues, ou que celle d’abroger l’article 87 bis n’a été qu’une montagne accouchant d’une souris ? Les nouvelles exonérations et réductions fiscales contenues dans la LFC 2015 et le PLF 2016 s’inscrivent dans la continuité, sauf qu’avec la chute des prix du pétrole, la rente n’est plus suffisante pour financer ces «cadeaux». Alors on a décidé de le faire par une imposition compensatoire à faire supporter par les larges couches de la population.
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