L'échec des dictatures dans les sociétés de tradition non guerrière de classes
Quotidien d'Oran - par Arezki Derguini
Il n'y a pas une science économique, ou deux, celle orthodoxe et une autre hétérodoxe, mais des pratiques scientifiques de l'économie. Les sciences économiques sont des sciences sociales appliquées. À suivre Max Weber, Fernand Braudel et maintenant Gary Becker, l'économie est une rationalisation de l'activité sociale, des choix sociaux. Brièvement dites, elles dépendent de la pratique réflexive des savants dans un système social et politique donné.
Il faut en finir avec l'extraterritorialité sociale et culturelle de la science [1]. Dans la société de classes libérale, la science formelle exprime une posture de la société savante, celle de son extériorité par rapport à la société. J'opposerai ici globalement deux types de pratiques scientifiques : la pratique scientifique d'une société de tradition guerrière de classes sous-tendue par une idéologie trifonctionnelle/tripartite (G. Duby, G. Dumézil)[2], qui concentre le savoir dans les mains d'une classe, à la pratique réflexive d'une société de tradition non guerrière sous-tendue par ce que j'appellerai une idéologie d'égale liberté de base pour tous qui distribue le savoir de manière qu'il ne puisse pas être concentré dans les mains d'une classe avec ses composantes guerrières, capitaliste et savante. Cette société de tradition non guerrière de classes supposerait non plus l'ancienne indifférenciation sociale, mais une différenciation sociale où la compétition et la mobilité sociale permettraient un faible étirement de la pyramide sociale et un renouvellement constant de son sommet.
Dans la démocratie occidentale, les savants sont au service de la classe dirigeante, quand ils n'en font pas partie. Les sociétés occidentales, que j'ai appelées sociétés de traditions guerrières de classes (parce que dominées par la division fondamentale du travail entre guerriers et producteurs et soumises à une idéologie trifonctionnelle) relèvent d'une division du travail qui sépare verticalement la conception de l'exécution pour former deux classes distinctes, horizontalement l'action de la pensée pour former deux fractions d'une même classe [3]. Les valeurs et les richesses se diffusent de haut en bas. Les ingénieurs conçoivent et les travailleurs exécutent. Les savants pensent et les dirigeants (politiques, propriétaires) agissent. Les propriétaires s'enrichissent et les autres imitent. Sous l'autorité des possédants, ils vident la société de son savoir et l'incorporent dans des machines et des algorithmes sous propriété privée exclusive. Ils sont les vigiles de la propriété et de la mémoire sociale. Ils produisent un savoir qui sert des politiques de haut en bas et qui vise à conformer la société à l'image que veut en construire la société dirigeante et son idéologie tripartite. La science économique vise alors à conformer le comportement économique des agents à leur position dans la machine économique. La société qui est atomisée en individus séparés se prolétarise, les savoirs s'objectivent et deviennent la propriété de la classe dominante.
La société de tradition guerrière de classes a diffusé son idéologie, étendu son ordre hiérarchique au reste du monde. Elle a voulu se réserver la conception industrielle et faire du monde son fournisseur de matières premières et de main d'œuvre. Une telle mondialisation de son ordre interne et de son idéologie a rendu possible un compromis avec la classe travailleuse. Le fordisme a engagé une armée industrielle de travailleurs en lui offrant un certain niveau de vie. Une société consumériste a pu se constituer en bénéficiant des surprofits d'un tel ordre mondial. La classe dirigeante des sociétés de tradition guerrière continue à vivre de la guerre qu'elle a étendue au monde. Elle ne vit plus de l'exploitation des ressources locales et de la classe subordonnée comme au départ de la croissance (G. Duby, 1973[4]), mais des ressources mondiales en matières premières et en main d'œuvre.
Maintenant que la domination militaire occidentale est battue en brèche, que la projection de son ordre mondial ne va plus de soi, que les richesses se concentrent toujours davantage et ne « ruissellent » plus du sommet de la pyramide sociale vers sa base, les politiques de haut en bas ne s'inscrivent plus dans le cours des choses, la base de la pyramide sociale n'est plus payée en retour (« imitez-nous, vous réussirez »). Mais alors que ré émergent des sociétés de tradition guerrière non occidentales, qu'émergent des sociétés sans traditions guerrières de classes, mais rebelles, que le mythe du développement s'effondre, des pratiques expérimentales de l'analyse économique apparaissent en même temps qu'un gouvernement algorithmique, un gouvernement indirect des désirs et des croyances. Avec les big data, les désirs et les croyances sont travaillés au ras du sol de la société. Dans les sociétés sans tradition guerrière de classes, la crise des politiques de haut en bas est plus grave, car elles ne prennent pas appui sur des structures stables. Ces sociétés ne sont pas accoutumées à être dirigées par une classe dirigeante dans laquelle elles s'identifieraient, de laquelle elles adopteraient les normes. Déstructurées, elles ne produisent plus leurs propres normes. Une redistribution généreuse, comme dans le cas des pays pétroliers, a pu masquer pendant un temps une telle déficience des structures et des dispositions sociales.
Ces sociétés sans tradition guerrière de classes, mais rebelles, ont été soumises à des dictatures faute de ne pouvoir établir des rapports symétriques avec les sociétés de traditions guerrières de classes, faute d'autre part de ne pouvoir produire une structure équilibrée des rapports de forces en mesure d'accueillir une démocratie représentative. Il faut considérer la dictature comme le produit d'une double asymétrie entre le monde et la société d'une part, l'État et la société d'autre part, où vient se loger une politique économique et industrielle de haut en bas sur une société sans structure sociale stabilisée. Cette politique de haut en bas s'est imposée du fait de l'insertion internationale de ces sociétés qui n'a intégré qu'une minorité sociale en la détachant de la société. La rente pétrolière a facilité une telle politique. L'échec de ces dictatures s'est traduit dans leur incapacité à produire une véritable armée industrielle, matrice d'une société civile en mesure de constituer un leadership pour l'ensemble de la société. La réussite de la Corée du Sud offre un excellent contre-exemple. Nos institutions importées labellisées modernes n'ont pas donné de capitaines d'industrie comme elle l'a fait en Extrême-Orient. La bataille de l'industrialisation n'a pas prolongé la guerre de libération. L'armée de libération nationale (ALN) aurait pu en être capable et tel aurait dû être son but, mais l'armée nationale populaire (ANP) qui lui a succédé a ignoré la genèse des institutions qu'elle a adoptées, elle a contrevenu à l'histoire non étatique de sa société et elle n'a pas compris l'économie mondiale de guerre dans laquelle elle était insérée [5]. Le dynamisme de la compétition sociale a donc été brisé.
Ce que nous appelons dictature aujourd'hui n'est pas différent de la dictature des guerriers de la société féodale, à la différence qu'elles ne sont pas reçues de la manière par l'esprit de l'époque et du milieu. Au Moyen Âge, comme dans les sociétés modernes de traditions guerrières non occidentales, les dictatures ont abouti. Les guerriers ont réussi à intégrer les marchands dans leurs campagnes, ils ont formés des armées industrielles victorieuses et fait émerger des sociétés civiles puissantes. L'exploitation du travail et des ressources naturelles a porté le progrès social, les richesses ont ruisselé de haut en bas.
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Quotidien d'Oran - par Arezki Derguini
Il n'y a pas une science économique, ou deux, celle orthodoxe et une autre hétérodoxe, mais des pratiques scientifiques de l'économie. Les sciences économiques sont des sciences sociales appliquées. À suivre Max Weber, Fernand Braudel et maintenant Gary Becker, l'économie est une rationalisation de l'activité sociale, des choix sociaux. Brièvement dites, elles dépendent de la pratique réflexive des savants dans un système social et politique donné.
Il faut en finir avec l'extraterritorialité sociale et culturelle de la science [1]. Dans la société de classes libérale, la science formelle exprime une posture de la société savante, celle de son extériorité par rapport à la société. J'opposerai ici globalement deux types de pratiques scientifiques : la pratique scientifique d'une société de tradition guerrière de classes sous-tendue par une idéologie trifonctionnelle/tripartite (G. Duby, G. Dumézil)[2], qui concentre le savoir dans les mains d'une classe, à la pratique réflexive d'une société de tradition non guerrière sous-tendue par ce que j'appellerai une idéologie d'égale liberté de base pour tous qui distribue le savoir de manière qu'il ne puisse pas être concentré dans les mains d'une classe avec ses composantes guerrières, capitaliste et savante. Cette société de tradition non guerrière de classes supposerait non plus l'ancienne indifférenciation sociale, mais une différenciation sociale où la compétition et la mobilité sociale permettraient un faible étirement de la pyramide sociale et un renouvellement constant de son sommet.
Dans la démocratie occidentale, les savants sont au service de la classe dirigeante, quand ils n'en font pas partie. Les sociétés occidentales, que j'ai appelées sociétés de traditions guerrières de classes (parce que dominées par la division fondamentale du travail entre guerriers et producteurs et soumises à une idéologie trifonctionnelle) relèvent d'une division du travail qui sépare verticalement la conception de l'exécution pour former deux classes distinctes, horizontalement l'action de la pensée pour former deux fractions d'une même classe [3]. Les valeurs et les richesses se diffusent de haut en bas. Les ingénieurs conçoivent et les travailleurs exécutent. Les savants pensent et les dirigeants (politiques, propriétaires) agissent. Les propriétaires s'enrichissent et les autres imitent. Sous l'autorité des possédants, ils vident la société de son savoir et l'incorporent dans des machines et des algorithmes sous propriété privée exclusive. Ils sont les vigiles de la propriété et de la mémoire sociale. Ils produisent un savoir qui sert des politiques de haut en bas et qui vise à conformer la société à l'image que veut en construire la société dirigeante et son idéologie tripartite. La science économique vise alors à conformer le comportement économique des agents à leur position dans la machine économique. La société qui est atomisée en individus séparés se prolétarise, les savoirs s'objectivent et deviennent la propriété de la classe dominante.
La société de tradition guerrière de classes a diffusé son idéologie, étendu son ordre hiérarchique au reste du monde. Elle a voulu se réserver la conception industrielle et faire du monde son fournisseur de matières premières et de main d'œuvre. Une telle mondialisation de son ordre interne et de son idéologie a rendu possible un compromis avec la classe travailleuse. Le fordisme a engagé une armée industrielle de travailleurs en lui offrant un certain niveau de vie. Une société consumériste a pu se constituer en bénéficiant des surprofits d'un tel ordre mondial. La classe dirigeante des sociétés de tradition guerrière continue à vivre de la guerre qu'elle a étendue au monde. Elle ne vit plus de l'exploitation des ressources locales et de la classe subordonnée comme au départ de la croissance (G. Duby, 1973[4]), mais des ressources mondiales en matières premières et en main d'œuvre.
Maintenant que la domination militaire occidentale est battue en brèche, que la projection de son ordre mondial ne va plus de soi, que les richesses se concentrent toujours davantage et ne « ruissellent » plus du sommet de la pyramide sociale vers sa base, les politiques de haut en bas ne s'inscrivent plus dans le cours des choses, la base de la pyramide sociale n'est plus payée en retour (« imitez-nous, vous réussirez »). Mais alors que ré émergent des sociétés de tradition guerrière non occidentales, qu'émergent des sociétés sans traditions guerrières de classes, mais rebelles, que le mythe du développement s'effondre, des pratiques expérimentales de l'analyse économique apparaissent en même temps qu'un gouvernement algorithmique, un gouvernement indirect des désirs et des croyances. Avec les big data, les désirs et les croyances sont travaillés au ras du sol de la société. Dans les sociétés sans tradition guerrière de classes, la crise des politiques de haut en bas est plus grave, car elles ne prennent pas appui sur des structures stables. Ces sociétés ne sont pas accoutumées à être dirigées par une classe dirigeante dans laquelle elles s'identifieraient, de laquelle elles adopteraient les normes. Déstructurées, elles ne produisent plus leurs propres normes. Une redistribution généreuse, comme dans le cas des pays pétroliers, a pu masquer pendant un temps une telle déficience des structures et des dispositions sociales.
Ces sociétés sans tradition guerrière de classes, mais rebelles, ont été soumises à des dictatures faute de ne pouvoir établir des rapports symétriques avec les sociétés de traditions guerrières de classes, faute d'autre part de ne pouvoir produire une structure équilibrée des rapports de forces en mesure d'accueillir une démocratie représentative. Il faut considérer la dictature comme le produit d'une double asymétrie entre le monde et la société d'une part, l'État et la société d'autre part, où vient se loger une politique économique et industrielle de haut en bas sur une société sans structure sociale stabilisée. Cette politique de haut en bas s'est imposée du fait de l'insertion internationale de ces sociétés qui n'a intégré qu'une minorité sociale en la détachant de la société. La rente pétrolière a facilité une telle politique. L'échec de ces dictatures s'est traduit dans leur incapacité à produire une véritable armée industrielle, matrice d'une société civile en mesure de constituer un leadership pour l'ensemble de la société. La réussite de la Corée du Sud offre un excellent contre-exemple. Nos institutions importées labellisées modernes n'ont pas donné de capitaines d'industrie comme elle l'a fait en Extrême-Orient. La bataille de l'industrialisation n'a pas prolongé la guerre de libération. L'armée de libération nationale (ALN) aurait pu en être capable et tel aurait dû être son but, mais l'armée nationale populaire (ANP) qui lui a succédé a ignoré la genèse des institutions qu'elle a adoptées, elle a contrevenu à l'histoire non étatique de sa société et elle n'a pas compris l'économie mondiale de guerre dans laquelle elle était insérée [5]. Le dynamisme de la compétition sociale a donc été brisé.
Ce que nous appelons dictature aujourd'hui n'est pas différent de la dictature des guerriers de la société féodale, à la différence qu'elles ne sont pas reçues de la manière par l'esprit de l'époque et du milieu. Au Moyen Âge, comme dans les sociétés modernes de traditions guerrières non occidentales, les dictatures ont abouti. Les guerriers ont réussi à intégrer les marchands dans leurs campagnes, ils ont formés des armées industrielles victorieuses et fait émerger des sociétés civiles puissantes. L'exploitation du travail et des ressources naturelles a porté le progrès social, les richesses ont ruisselé de haut en bas.
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