Hirak, Algérie-France, Algérie-Maroc… : entretien avec Gilles Kepel
TSA
Politique Par: Makhlouf Mehenni 26 Avril 2021 à 13:23
Le politologue français, spécialiste de l’Islam et du monde arabe contemporain, Gilles Kepel, vient de publier Le prophète et la pandémie, du Moyen-Orient au jihadisme d’atmosphère*, un ouvrage qui décortique les rapports et les enjeux dans le monde arabe après l’année-charnière que fut 2020.
Dans cet entretien exclusif à TSA, il parle de son livre, du Hirak algérien, des printemps arabes, de l’islamisme et de nombreux autres points liés à l’actualité du monde arabe et musulman.
Votre nouveau livre qui traite de la situation géopolitique au Moyen-Orient et dans le monde arabo-musulman est intitulé « Le prophète et la pandémie ». D’abord, pourquoi un tel titre ? La dimension religieuse est-elle déterminante dans les enjeux actuels dans la région ?
Il m’a semblé intéressant de mettre en rapport les bouleversements engendrés par la pandémie et la manière dont cela avait bougé les rapports de force géopolitiques en Méditerranée et au Moyen-Orient.
Pour commencer par le « père » des prophètes, Abraham, il a donné son nom à l’accord entre Israël et quatre pays arabes – Émirats Arabes Unis, Bahreïn, Soudan et Maroc – qui change profondément la donne.
Et en réislamisant Sainte-Sophie le 24 juillet, Erdogan a montré qu’il voulait prendre l’hégémonie sur l’islam politique, apparaître comme le héraut et le héros des musulmans du monde, le commandeur des croyants successeur du Prophète Mahomet, dont il portait la « colère », disputant ce leadership à l’Arabie Saoudite, qui n’a pu organiser le hajj cette année pour des raisons prophylactiques…
La pandémie de Covid-19 bouleverse l’économie mondiale depuis plus d’une année. Dans quelles proportions faudra-t-il s’attendre à un chamboulement de l’agenda géopolitique dans le monde, particulièrement au Moyen-Orient et en Afrique du Nord du fait des répercussions de cette crise sanitaire, d’autant plus que l’année 2020 a vu la conjonction d’autres événements importants dans la région et que vous égrenez dans votre livre ?
La première conséquence de la crise de la Covid-19 dans la région a été l’effondrement des prix du baril du fait de la mise à l’arrêt de l’économie mondiale.
Il a plongé jusqu’au cours négatif de – 35 $ le baril fin avril (2020), du jamais vu depuis que le pétrole existe !
Il a remonté depuis mais cela a été un tel coup de semonce que les pétromonarchies ont décidé pour de bon de se lancer dans la transition énergétique, afin d’en contrôler une part telle qu’elles garderaient la main, grâce aux investissements de leurs fonds souverains énormes – 1000 milliards de $ sous gestion à Abou Dhabi par exemple.
Et je crois que cela a joué un rôle décisif dans les « accords d’Abraham » : les Émirats, à travers la paix, peuvent investir dans la start-up nation israélienne, acquérir des brevets et de la technologie nécessaires à la production d’hydrogène vert, qui nécessite d’importants investissements en capital comme en matière grise.
Et Néom, le mégaprojet futuriste de Mohammed ben Salman, est situé à une heure de voiture d’Eilat en Israël, à travers la Jordanie.
On voit bien aussi que le Maroc, signataire de ces accords, va pouvoir développer de l’hydrogène vert, alors que l’Algérie ne dispose pas des réserves de devises pour mettre en œuvre l’après-pétrole : cela peut changer les équilibres nord-africains.
Vous insistez beaucoup sur le désengagement américain sous l’impulsion de Donald Trump qui a permis à d’autres acteurs de s’engouffrer dans le jeu géopolitique au Moyen-Orient. Faudra-t-il tout reconsidérer maintenant que l’Amérique a un nouveau président dont l’orientation semble différente de son prédécesseur ?
Joe Biden poursuit le désengagement américain, trop coûteux financièrement et électoralement : Trump avait gagné en 2016 en appelant à la fin des « guerres interminables » grâce à quelques milliers de voix dans le Wisconsin, le Michigan et la Pennsylvanie, où étaient morts de nombreux jeunes partis s’engager en Irak ou en Afghanistan.
Le retrait final d’Afghanistan a été annoncé pour le 11 septembre 2021, date symbolique vingt ans après l’attaque d’Al Qaïda sur New York et Washington… mais l’enjeu pour 2021 est d’éviter que cela tourne à la déroute pour l’Amérique, comme à Saïgonen 1975… c’est pourquoi la nouvelle administration s’efforce de reconstruire une région pacifiée en réintégrant l’Iran dans un JCPOA – le traité de non-enrichissement de l’uranium signé par Téhéran en échange de l’accès au nucléaire civil et au commerce mondial – nouvelle manière. Mais on en est encore loin.
Plus clairement, l’élection de Joe Biden apportera-t-elle plus de démocratie et de libertés au monde arabo-musulman ? Jusqu’où ira-t-il par exemple sur le dossier des droits de l’Homme avec des pays comme l’Arabie Saoudite ou l’Egypte ?
Le Congrès dominé par le parti démocrate a établi des exigences de respect des droits de l’homme qui vont tendre les relations avec certains alliés des États-Unis : c’est le cas avec Mohamed ben Salman, depuis que le rapport sur l’assassinat de Jamal Khashoggi a été diffusé par la CIA, avec Israël, où est dénoncée la répression dans les territoires palestiniens (de nouveau dénommés « occupés »), de la Turquie – Biden vient de donner son premier coup de fil à Erdogan depuis sa prise de fonction… pour lui annoncer qu’il reconnaît le génocide arménien…
Bref il y a une politique de pressions dont on verra si elle se heurte rapidement à la realpolitik ou non … Car la mise en œuvre du dégagement nécessite de sous-traiter les missions militaires à des alliés régionaux, ce qui sera difficile si s’instaure une relation de défiance.
Vous parlez des printemps arabes de 2011 comme étant un échec mais vous semblez quelque peu plus indulgent avec les soulèvements de 2019-2020. En quoi les deux vagues sont-elles différentes ?
Les quatre soulèvements de 2019 ont visé des régimes qui n’étaient pas, contrairement à 2011, liés à l’Occident ni à la Russie, mais à l’islam politique.
Côté chiite – le Hezbollah au Liban et les milices pro-iraniennes en Irak en ont été les cibles, côté sunnite le dictateur militaro-islamiste Omar al Béchir au Soudan, proche d’Erdogan et qui avait affermé le pays aux Frères musulmans, et bien sûr Bouteflika, dont la « concorde civile » avait permis de coopter les islamistes dans le système du pouvoir en leur octroyant de grasses prébendes en échange de leur renonciation à la violence armée après le « jihad » de 1992-1997 animé par l’AIS et le GIA.
Dans deux cas, l’Irak et le Soudan, il y a eu comme conséquence un vrai changement démocratique, avec M. Kadhimi à Bagdad qui n’est pas, contrairement à ses prédécesseurs, une marionnette de Téhéran et qui tient en lisière les groupes paramilitaires de la « mobilisation populaire » (al hashd ashsha’abi) affidés de l’Iran, et avec une entente militaro-civile à Khartoum qui s’efforce à ce jour de recréer une dynamique démocratique issue des aspirations des insurgés.
Au Liban en revanche, tout s’est effondré, sous le coup de la Covid ajouté à la corruption et au clientélisme…
L’Algérie n’a pas bougé en 2011, mais elle s’est brutalement soulevée en 2019 et le mouvement se poursuit toujours. Pourquoi ?
Pour ce qui est de l’Algérie, en 2011 je crois que le traumatisme des années noires, avec leur litanie de massacres, était encore dans toutes les mémoires.
Huit ans plus tard, la génération des jeunes qui descendent dans la rue en 2019, qui ont vingt ans, n’étaient pas nés en 1997, n’ont pas le souvenir des tueries de Raïs et de Bentalha et de tout ce qui a précédé, les « faux barrages », les exécutions sommaires, et ces horreurs qui ont traumatisé leurs aînés.
Toutefois, le mouvement s’est voulu pacifique, quasiment gandhien, pour éviter de donner prise à la répression violente et à la spirale de guerre civile.
Cela a été efficace dans un premier temps, puisque l’état-major, incarné par feu le général Gaïd Saleh, a fini par lâcher Bouteflika. Mais sa substitution par M. Tebboune s’est traduit par le fameux « yetnahaw gaâ » de Sofiane, le pizzaiolo de l’ex-rue d’Isly (actuelle rue Larbi Ben M’hidi), qui me semble un slogan particulièrement significatif.
Ce n’est ni le « Digaj ! » tunisien, ni le très structuré « ashsha’ab yourid isqat al nizam » de l’arabe grammatical. Il traduit bien l’intensité de la mobilisation autour d’un mot d’ordre fédérateur de rejet du système, les « extirper tous », mais il ne se donne pas les moyens de prendre en mains la transition par la structuration d’un parti, ou d’un mouvement structuré.
Mais d’une part, l’Algérie est dirigée par une armée qui contrôle et redistribue la rente des hydrocarbures (en s’en attribuant une large part, derrière Israël mais devant l’Arabie Saoudite en valeur relative) et, comme c’est le cas en Égypte, celle-ci a voulu contrôler la succession.
Cela a été favorisé par la pandémie, qui a contraint les manifestations à s’interrompre, alors même que le référendum constitutionnel a été marqué par une très faible participation et que le président a été lui-même éloigné longtemps par les soins reçus en Allemagne…
Sur la reprise du mouvement aujourd’hui, et la présence d’islamistes (qui étaient absents – en tous cas en termes de visibilité publique– lors de la première phase), j’ai trouvé personnellement très pertinentes les analyses de Kamel Daoud parues dans sa dernière rubrique hebdomadaire de Liberté, consacrée à la condamnation de l’emprisonnement de notre collègue islamologue Djabelkheir pour délit d’opinion.
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