RETOUR SUR ABDELKADER : “Se libérer d’une aliénation"
Dans un post publié le 20 juin 2021 sous le titre « Honneur et gloire à l’émir Abdelkader » sur sa page Facebook, Addi Lahouari juge « aussi stérile qu’indigne » la polémique qui a enflé suite à l’émission de Nordine Aït Hamouda diffusée sur la sulfureuse Hayat TV consacrée au même Abdelkader, émission qu’il réduit à une manœuvre de diversion suscitée par un clan du pouvoir afin de dresser l’Oranie contre la Kabylie pour diviser le soulèvement de février 2019 qui n’est plus porté que par la seule Kabylie, écrit-il. Par ce biais, il évacue le fond du problème posé à cette occasion mais qui revient ces dernières années de manière récurrente, chaque fois plus aigu : la remise en cause de la camisole de force arabo-islamique imposée à l’Algérie et dont Addi Lahouari est un partisan actif.
L’approche du sociologue est donc surtout intéressante en ce qu’elle reflète aussi bien dans son expression que dans le fond le discours idéologique dominant tenu depuis 1962 sur l’identité nationale, discours qui fonde la légitimité politique du pouvoir qui s’est accaparé l’Algérie indépendante, tous clans confondus. Par ailleurs, la démarche de Addi Lahouari pèche sur un point de méthode essentiel. Il présente un parti pris idéologique comme un postulat universellement admis. Ainsi, tient-il pour donnée acquise l’idée que l’identité fondamentale et authentique de Tamazgha, et donc de l’Algérie, est arabe et islamique. C’est donc fort logiquement qu’il voit en l’émir Abdelkader et en Ben Badis les figures de proue du « patriotisme », là où d’autres seraient fondés à voir de l’aliénation et du reniement[1] . Ses deux héros formulent leur crédo au retour d’Egypte avec, pour Abdelkader, le Pacha Muḥamad Ali d’Egypte en modèle et Mohamed Abdou en mentor pour Ben Badis. Addi Lahouari rappelle aussi que l’émir a « déconseillé l’insurrection de 1871 » qui a été « la cause du plus grand désastre humanitaire de l'histoire de l'Algérie », précise Addi Lahouari. Il ajoute que le Cheikh Ben Badis « avait compris que l'Europe était trop en avance sur l'Algérie pour espérer une victoire militaire à la suite d'insurrections. » On est sans voix devant l’aplomb d’un tel déni du réel.
Que nous dit le cours de l’histoire dans son aspect factuel ? L’Algérie s’est libérée par l’insurrection armée du premier novembre 1954. L’indépendance a été acquise au terme d’une guerre – asymétrique, certes – dont l’initiative ne doit rien à la « science » du grand homme puisque le journal des Oulamas, Al Abassaïr, de novembre 1954, assimilait les événements qui venaient d’ébranler le régime colonial à un … « désastre » !
Mais revenons à l’émir.Abdelkader : Résistant intrépide ou « grand ami de la France » ?
Après la fulgurante prise d’Alger par le général de Bourmont en 1830, le gouvernement français, en butte aux difficultés d’accès dans un pays immense, à la diversité des populations qui ne dépendaient pas d’une autorité centrale, s’était longtemps interrogé sur les suites à donner à sa présence en Algérie : occupation totale ou partielle ? En attendant, les militaires confrontés à la complexité des opérations sur le terrain prirent la responsabilité de gérer seuls la situation. Durant cette période, les généraux français ont cherché à composer – allant jusqu’à les armer – avec des chefs locaux dont ils ont voulu faire des auxiliaires pour aider ces derniers à maîtriser les tribus rivales qui échappaient à leur contrôle. Pour l’ouest, c’est ce que fait le général Desmichels qui signe un traité le 26 février 1834 avec Abdelkader qu’il aide à monter une armée. Cette stratégie est reconduite par Bugeaud et le traité de la Tafna du 30 mai 1837 stipule dans son article 7 que « L'Émir aura la faculté d'acheter en France, la poudre, le soufre et les armes qu'il demandera ». Bugeaud va même jusqu’à fournir 3000 fusils à Abdelkader en marge du traité. Et de fait, celui-ci exhibe les traités signés avec les Français comme autant de titres le légitimant à s’imposer en tant que « sultan des Arabes » aux tribus voisines auxquelles il livre un combat sans merci lorsque celles-ci se montrent rétives à la soumission.
Citons un exemple de cette situation puisé dans la très complaisante biographie de Abdelkader écrite par Churchill et éditée par la société nationale algérienne d’édition, l’ENAG. Près de Laghouat, des tribus rassemblées autour de la confrérie des Tidjani vivaient de manière indépendante et rejetaient la domination des Turcs qu’ils avaient refoulés jusqu’à Mascara en 1826. Ils n'acceptaient pas davantage celle des Français après 1830 et virent comme une compromission les traités qu’Abdelkader signa avec eux. Aussi lorsque celui-ci les somma de se soumettre à l’autorité de son khalife qu’il a nommé sans les consulter, les frères Tidjani ne donnèrent aucune suite à ses injonctions qu’ils jugeaient arrogantes. Vexé, le « sultan » monta le 12 juin 1838 une énorme expédition punitive (6000 cavaliers, 3000 fantassins, 6 mortiers et trois pièces de campagne) qu’il voulait décisive.
Assisté d’un ingénieur européen, il assiège la citadelle réputée imprenable d’Aïn Madhi (près de Laghouat) des frères Tidjani, détruit les jardins voisins pour affamer ses ennemis, abat tous les arbres aux alentours pour installer son artillerie et au bout de dix jours, donne l’assaut qui se heurte à une résistance farouche. Le siège dura des mois sans succès. Les deux camps exténués voyaient leurs munitions s'épuiser sans qu’aucune victoire ne se dessinât, ni d’un côté ni de l’autre. Mais Abdelkader qui jouait là son va tout ne pouvait reculer.
« A cet instant critique, Abd el Kader eut la joyeuse surprise de recevoir, de ses alliés français de nouvelles quantités de munitions, et trois pièces de siège.[…] Cette opportune assistance fit pencher la balance qui, jusque-là , était restée fort indécise », écrit Churchill[2] . La victoire est ainsi acquise le 17 novembre 1838. Cet événement illustre indubitablement qu’Abdelkader a été l’ « allié » des Français dans un combat impitoyable qu’il a livré à des compatriotes hostiles aux forces coloniales auxquelles il doit sa victoire.
Voici un autre exemple de nature différente. Avec l’aide des djouads dont faisaient partie les Mokrani notamment, Ahmed Bey qui n’avait pas suivi le Dey Hussein dans sa capitulation a infligé, lors de la première tentative de prise de Constantine, une défaite cuisante à l’armée française, défaite qui eut un énorme retentissement en métropole et même sur la scène internationale. Elle fut sans doute la plus importante défaite que l'armée française ait connue en Algérie. Ahmed Bey n'a cependant pas échappé aux prétentions de domination d’Abdelkader. Après la prise de Constantine, il a eu à affronter le khalife dépêché par Abdelkader pour occuper Biskra encore sous contrôle du bey déchu. Ce dernier, qui le prenait de haut n’était pas impressionné par le titre de sultan et la généalogie hachémite que s’était octroyés Abdelkader, le décrit dans une lettre adressée à la Sublime Porte le 16 janvier 1838 en des termes peu amènes, teintés de mépris, en « rallié aux Français » : « Un autre hypocrite, Abdelkader Moheddine qui se prétend issu d'une haute lignée, vient de paraître à l'Ouest. Il s'est rallié aux Français en leur disant " si vous me livrez Constantine et sa province, je vous amènerai vivant Hadj Ahmed Bey ". Les Français lui ont répondu : " lorsque vous nous livrerez Ahmed Bey nous vous donnerons Constantine et sa province " »[3].
Les faits rapportés ci-dessus, tus (avec bien d'autres) dans le discours officiel écornent l'image du résistant intrépide rassemblant et soulevant derrière lui le peuple contre l'occupant. En particulier, on ne peut comprendre pourquoi l'armée française armerait son principal ennemi et consignerait cette assistance comme un droit dans des traités ni pourquoi elle volerait à son secours lorsque celui-ci est en difficulté dans des combats qui l’opposent à ses compatriotes. Ces faits, qui ne disent pas tout d'Abdelkader, invitent cependant à corriger un portrait hagiographique amplement frelaté. Seule une censure vigilante couplée à la propagande d’État ont permis d’entretenir un mythe qui prit racine très tôt et auquel ont travaillé Abdelkader lui-même mais aussi le maréchal Bugeaud qui a bénéficié des largesses de son « ennemi » pour financer ses campagnes électorales dans sa circonscription d’Excideuil en Dordogne.
En glorifiant l’ennemi qu’il a vaincu, le maréchal travaillait surtout à valoriser sa propre image auprès d’un public nourri de l’imaginaire fertile du folklore orientaliste en vogue dans les salons de l’époque. La censure ayant trait aux documents, tableaux et photographies concernant Abdelkader a commencé de son vivant et l’on ne compte plus le nombre de documents falsifiés. Dans cette opération de falsification qui n’est pas le seul fait de l’Algérie indépendante, la France aussi y prit sa part. Il y a pléthore de tableaux et photos retouchés ou dissimulés au grand public, de lettres déclarées apocryphes, d’actes accomplis par Abdelkader, d’événements qu’il a vécus mais niés ou réinterprétés pour ménager la sensibilité des musulmans. Ainsi le célèbre tableau peint en 1862 par Jean-Baptiste Ange Tissier montre Napoléon III au château d’Amboise au moment où il libère Abdelkader. On y voit Lalla Fatma Zohra, mère de l’émir baisant la main du Prince-président. Cette scène de soumission jugée inacceptable pour les musulmans sera effacée dans les reproductions ultérieures du tableau où la mère sera remplacée par … une table !
Certes, l’émir Abdelkader était sans doute un lettré, un cavalier émérite, un stratège militaire, mais aussi un homme soucieux de son image qu'il cultivait avec un art consommé du sens des relations publiques, de la « communication », dirions nous aujourd'hui. Un homme qui se rêvait à ses débuts en Pacha Muḥamad Ali d'Algérie, trop ambitieux pour se laisser enfermer dans le rôle d'auxiliaire que lui assignaient les Français. Mais le vrai problème, le plus grave, réside dans la deuxième partie de sa vie, après sa reddition.
Abdelkader et l’insurrection de 1871
Affaibli militairement, Abdelkader décide de se rendre le 23 décembre 1847 au général La Moricière près de la frontière marocaine. Sa capitulation n’est assortie d’aucune condition politique relative au sort du peuple algérien auquel il tourne le dos. Sa seule requête est de pouvoir quitter le pays pour s’établir avec sa « petite smala » soit à Alexandrie en Égypte ou bien à Saint Jean d'Acres (Akka) en Palestine. Au final, c'est à Damas qu’il sera autorisé à s’installer lorsque Louis Napoléon Bonaparte, le libère au château d’Amboise le 16 octobre 1852. En signe de reconnaissance envers lui, l’émir jure fidélité à son bienfaiteur dans une lettre qu’il lui remet le 30 octobre 1852 en ces termes : « Je viens donc vous jurer, par les promesses et le pacte de Dieu, par les promesses de tous les prophètes et de tous les envoyés, que je ne ferai jamais rien de contraire à la foi que vous avez eue en moi, que je ne manquerai pas à ce serment ; que je n’oublierai jamais la faveur dont j’ai été l’objet, qu’enfin je ne retournerai jamais dans les contrées de l’Algérie. ».
Dans un post publié le 20 juin 2021 sous le titre « Honneur et gloire à l’émir Abdelkader » sur sa page Facebook, Addi Lahouari juge « aussi stérile qu’indigne » la polémique qui a enflé suite à l’émission de Nordine Aït Hamouda diffusée sur la sulfureuse Hayat TV consacrée au même Abdelkader, émission qu’il réduit à une manœuvre de diversion suscitée par un clan du pouvoir afin de dresser l’Oranie contre la Kabylie pour diviser le soulèvement de février 2019 qui n’est plus porté que par la seule Kabylie, écrit-il. Par ce biais, il évacue le fond du problème posé à cette occasion mais qui revient ces dernières années de manière récurrente, chaque fois plus aigu : la remise en cause de la camisole de force arabo-islamique imposée à l’Algérie et dont Addi Lahouari est un partisan actif.
L’approche du sociologue est donc surtout intéressante en ce qu’elle reflète aussi bien dans son expression que dans le fond le discours idéologique dominant tenu depuis 1962 sur l’identité nationale, discours qui fonde la légitimité politique du pouvoir qui s’est accaparé l’Algérie indépendante, tous clans confondus. Par ailleurs, la démarche de Addi Lahouari pèche sur un point de méthode essentiel. Il présente un parti pris idéologique comme un postulat universellement admis. Ainsi, tient-il pour donnée acquise l’idée que l’identité fondamentale et authentique de Tamazgha, et donc de l’Algérie, est arabe et islamique. C’est donc fort logiquement qu’il voit en l’émir Abdelkader et en Ben Badis les figures de proue du « patriotisme », là où d’autres seraient fondés à voir de l’aliénation et du reniement[1] . Ses deux héros formulent leur crédo au retour d’Egypte avec, pour Abdelkader, le Pacha Muḥamad Ali d’Egypte en modèle et Mohamed Abdou en mentor pour Ben Badis. Addi Lahouari rappelle aussi que l’émir a « déconseillé l’insurrection de 1871 » qui a été « la cause du plus grand désastre humanitaire de l'histoire de l'Algérie », précise Addi Lahouari. Il ajoute que le Cheikh Ben Badis « avait compris que l'Europe était trop en avance sur l'Algérie pour espérer une victoire militaire à la suite d'insurrections. » On est sans voix devant l’aplomb d’un tel déni du réel.
Que nous dit le cours de l’histoire dans son aspect factuel ? L’Algérie s’est libérée par l’insurrection armée du premier novembre 1954. L’indépendance a été acquise au terme d’une guerre – asymétrique, certes – dont l’initiative ne doit rien à la « science » du grand homme puisque le journal des Oulamas, Al Abassaïr, de novembre 1954, assimilait les événements qui venaient d’ébranler le régime colonial à un … « désastre » !
Mais revenons à l’émir.Abdelkader : Résistant intrépide ou « grand ami de la France » ?
Après la fulgurante prise d’Alger par le général de Bourmont en 1830, le gouvernement français, en butte aux difficultés d’accès dans un pays immense, à la diversité des populations qui ne dépendaient pas d’une autorité centrale, s’était longtemps interrogé sur les suites à donner à sa présence en Algérie : occupation totale ou partielle ? En attendant, les militaires confrontés à la complexité des opérations sur le terrain prirent la responsabilité de gérer seuls la situation. Durant cette période, les généraux français ont cherché à composer – allant jusqu’à les armer – avec des chefs locaux dont ils ont voulu faire des auxiliaires pour aider ces derniers à maîtriser les tribus rivales qui échappaient à leur contrôle. Pour l’ouest, c’est ce que fait le général Desmichels qui signe un traité le 26 février 1834 avec Abdelkader qu’il aide à monter une armée. Cette stratégie est reconduite par Bugeaud et le traité de la Tafna du 30 mai 1837 stipule dans son article 7 que « L'Émir aura la faculté d'acheter en France, la poudre, le soufre et les armes qu'il demandera ». Bugeaud va même jusqu’à fournir 3000 fusils à Abdelkader en marge du traité. Et de fait, celui-ci exhibe les traités signés avec les Français comme autant de titres le légitimant à s’imposer en tant que « sultan des Arabes » aux tribus voisines auxquelles il livre un combat sans merci lorsque celles-ci se montrent rétives à la soumission.
Citons un exemple de cette situation puisé dans la très complaisante biographie de Abdelkader écrite par Churchill et éditée par la société nationale algérienne d’édition, l’ENAG. Près de Laghouat, des tribus rassemblées autour de la confrérie des Tidjani vivaient de manière indépendante et rejetaient la domination des Turcs qu’ils avaient refoulés jusqu’à Mascara en 1826. Ils n'acceptaient pas davantage celle des Français après 1830 et virent comme une compromission les traités qu’Abdelkader signa avec eux. Aussi lorsque celui-ci les somma de se soumettre à l’autorité de son khalife qu’il a nommé sans les consulter, les frères Tidjani ne donnèrent aucune suite à ses injonctions qu’ils jugeaient arrogantes. Vexé, le « sultan » monta le 12 juin 1838 une énorme expédition punitive (6000 cavaliers, 3000 fantassins, 6 mortiers et trois pièces de campagne) qu’il voulait décisive.
Assisté d’un ingénieur européen, il assiège la citadelle réputée imprenable d’Aïn Madhi (près de Laghouat) des frères Tidjani, détruit les jardins voisins pour affamer ses ennemis, abat tous les arbres aux alentours pour installer son artillerie et au bout de dix jours, donne l’assaut qui se heurte à une résistance farouche. Le siège dura des mois sans succès. Les deux camps exténués voyaient leurs munitions s'épuiser sans qu’aucune victoire ne se dessinât, ni d’un côté ni de l’autre. Mais Abdelkader qui jouait là son va tout ne pouvait reculer.
« A cet instant critique, Abd el Kader eut la joyeuse surprise de recevoir, de ses alliés français de nouvelles quantités de munitions, et trois pièces de siège.[…] Cette opportune assistance fit pencher la balance qui, jusque-là , était restée fort indécise », écrit Churchill[2] . La victoire est ainsi acquise le 17 novembre 1838. Cet événement illustre indubitablement qu’Abdelkader a été l’ « allié » des Français dans un combat impitoyable qu’il a livré à des compatriotes hostiles aux forces coloniales auxquelles il doit sa victoire.
Voici un autre exemple de nature différente. Avec l’aide des djouads dont faisaient partie les Mokrani notamment, Ahmed Bey qui n’avait pas suivi le Dey Hussein dans sa capitulation a infligé, lors de la première tentative de prise de Constantine, une défaite cuisante à l’armée française, défaite qui eut un énorme retentissement en métropole et même sur la scène internationale. Elle fut sans doute la plus importante défaite que l'armée française ait connue en Algérie. Ahmed Bey n'a cependant pas échappé aux prétentions de domination d’Abdelkader. Après la prise de Constantine, il a eu à affronter le khalife dépêché par Abdelkader pour occuper Biskra encore sous contrôle du bey déchu. Ce dernier, qui le prenait de haut n’était pas impressionné par le titre de sultan et la généalogie hachémite que s’était octroyés Abdelkader, le décrit dans une lettre adressée à la Sublime Porte le 16 janvier 1838 en des termes peu amènes, teintés de mépris, en « rallié aux Français » : « Un autre hypocrite, Abdelkader Moheddine qui se prétend issu d'une haute lignée, vient de paraître à l'Ouest. Il s'est rallié aux Français en leur disant " si vous me livrez Constantine et sa province, je vous amènerai vivant Hadj Ahmed Bey ". Les Français lui ont répondu : " lorsque vous nous livrerez Ahmed Bey nous vous donnerons Constantine et sa province " »[3].
Les faits rapportés ci-dessus, tus (avec bien d'autres) dans le discours officiel écornent l'image du résistant intrépide rassemblant et soulevant derrière lui le peuple contre l'occupant. En particulier, on ne peut comprendre pourquoi l'armée française armerait son principal ennemi et consignerait cette assistance comme un droit dans des traités ni pourquoi elle volerait à son secours lorsque celui-ci est en difficulté dans des combats qui l’opposent à ses compatriotes. Ces faits, qui ne disent pas tout d'Abdelkader, invitent cependant à corriger un portrait hagiographique amplement frelaté. Seule une censure vigilante couplée à la propagande d’État ont permis d’entretenir un mythe qui prit racine très tôt et auquel ont travaillé Abdelkader lui-même mais aussi le maréchal Bugeaud qui a bénéficié des largesses de son « ennemi » pour financer ses campagnes électorales dans sa circonscription d’Excideuil en Dordogne.
En glorifiant l’ennemi qu’il a vaincu, le maréchal travaillait surtout à valoriser sa propre image auprès d’un public nourri de l’imaginaire fertile du folklore orientaliste en vogue dans les salons de l’époque. La censure ayant trait aux documents, tableaux et photographies concernant Abdelkader a commencé de son vivant et l’on ne compte plus le nombre de documents falsifiés. Dans cette opération de falsification qui n’est pas le seul fait de l’Algérie indépendante, la France aussi y prit sa part. Il y a pléthore de tableaux et photos retouchés ou dissimulés au grand public, de lettres déclarées apocryphes, d’actes accomplis par Abdelkader, d’événements qu’il a vécus mais niés ou réinterprétés pour ménager la sensibilité des musulmans. Ainsi le célèbre tableau peint en 1862 par Jean-Baptiste Ange Tissier montre Napoléon III au château d’Amboise au moment où il libère Abdelkader. On y voit Lalla Fatma Zohra, mère de l’émir baisant la main du Prince-président. Cette scène de soumission jugée inacceptable pour les musulmans sera effacée dans les reproductions ultérieures du tableau où la mère sera remplacée par … une table !
Certes, l’émir Abdelkader était sans doute un lettré, un cavalier émérite, un stratège militaire, mais aussi un homme soucieux de son image qu'il cultivait avec un art consommé du sens des relations publiques, de la « communication », dirions nous aujourd'hui. Un homme qui se rêvait à ses débuts en Pacha Muḥamad Ali d'Algérie, trop ambitieux pour se laisser enfermer dans le rôle d'auxiliaire que lui assignaient les Français. Mais le vrai problème, le plus grave, réside dans la deuxième partie de sa vie, après sa reddition.
Abdelkader et l’insurrection de 1871
Affaibli militairement, Abdelkader décide de se rendre le 23 décembre 1847 au général La Moricière près de la frontière marocaine. Sa capitulation n’est assortie d’aucune condition politique relative au sort du peuple algérien auquel il tourne le dos. Sa seule requête est de pouvoir quitter le pays pour s’établir avec sa « petite smala » soit à Alexandrie en Égypte ou bien à Saint Jean d'Acres (Akka) en Palestine. Au final, c'est à Damas qu’il sera autorisé à s’installer lorsque Louis Napoléon Bonaparte, le libère au château d’Amboise le 16 octobre 1852. En signe de reconnaissance envers lui, l’émir jure fidélité à son bienfaiteur dans une lettre qu’il lui remet le 30 octobre 1852 en ces termes : « Je viens donc vous jurer, par les promesses et le pacte de Dieu, par les promesses de tous les prophètes et de tous les envoyés, que je ne ferai jamais rien de contraire à la foi que vous avez eue en moi, que je ne manquerai pas à ce serment ; que je n’oublierai jamais la faveur dont j’ai été l’objet, qu’enfin je ne retournerai jamais dans les contrées de l’Algérie. ».
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