Ahmed Rouadjia, professeur, à L’Expression
«À quand la fin des privilèges?»
Ahmed Rouadjia est professeur des universités, directeur du Laboratoire d’études historiques, sociologiques et des changements sociaux et économiques. Il répond à nos questions sur les mutations politiques et socio-économiques dont fait l’objet le pays. Il analyse et propose des solutions aux phénomènes de la corruption, le népotisme, le clientélisme et d’autres phénomènes qui affectent l’Etat et la société.

L'Expression: Comment analysez-vous les mutations politiques, économiques et sociales que traverse l'Algérie actuellement?
Ahmed Rouadjia: Ces «mutations», toutes confondues, sont imposées par la conjoncture nationale et internationale, mais n'apportent pas, fondamentalement, des changements dans l'ordre politique et économique internes, propres à la nation algérienne. Car les règles politiques, juridiques, économiques, culturelles, et éthiques qui régissent les conduites et les imaginaires de la société politique et civile de l'Algérie demeurent inchangées. Et les changements, bien réels qui se produisent à tous les niveaux de la société, sont plutôt d'ordre purement naturel, comme les saisons de l'année. Le décès du président Abdelaziz Bouteflika, l'émergence du «Hirak» et son déclin inévitable, pour ne pas dire sa mort quasi définitive, tant il était en grande partie hétéronome, n'ont point affecté l'essence de la société politique et civile algériennes qui restent tributaires, dans une large mesure, d'une culture faite d'un mélange de modernité, de nationalisme «jacobin», de tribalisme, de régionalisme et d'ethnicité ancestrale exacerbée. L'économie elle-même demeure affectée de ces traits culturels, comme en témoignent les pratiques de l'informel et de l'agiotage sous toutes leurs formes. Le square Port Saïd d'Alger en est l'exemple le plus saillant...
En dépit de la volonté affichée par le président de la République, Tebboune, de combattre toutes les formes de corruption héritées du passé récent, et de hâter les réformes jugées nécessaires au triple plan politique, économique et social, il demeure toutefois que les obstacles qui entravent cette transition de l'économie informelle vers une économie régulière et transparente sont multiformes et tenaces, car inscrits dans les pratiques des agents socio-économiques et profondément enracinés dans les imaginaires collectifs...
En quoi la sociologie politique pourrait trouver des réponses concrètes au processus politique en cours dans le pays?
Elle le pourra à condition que les hommes politiques qui président à la marche des institutions de l'Etat écoutent les experts compétents de cette discipline, qui, sous d'autres latitudes civilisées, est sollicitée en toutes circonstances, et notamment en période de graves crises politique, économique, sociale ou morale de la société, tant politique que civile. Or, dans notre pays, cette discipline comme le sont toutes les autres en sciences sociales et humaines, se trouvent méprisées et auxquelles on préfère des «conseillers» amateurs, le plus souvent cooptés et donc sans compétence spéciale.
Une pléthore de «conseillers» de ce genre peuplent les différents départements ministériels, ainsi que la présidence de la République...
La montée des discours islamistes et identitaristes a caractérisé le processus qu'avait eu à subir le pays depuis trois années de cela. Quelle est l'interprétation socio-historique idoine à ces deux phénomènes?
Ce discours islamiste n'a jamais cessé de «monter», et son identité qui serait plus «islamique» que l'islam de la majorité du peuple algérien relève tout bonnement d'une prétention exorbitante que nourrit et exacerbe l'idéologie obscurantiste de l'islam extrémiste ou radical. Latent avant février 2019, cet islam extrémiste issu de la décomposition du FIS dissous et des divers groupes «islamistes» armés, a été réactivé à la faveur du Hirak qui était devenu à un moment, le réceptacle de tous les mécontents, les frustrés et les revanchards. La chaîne El Magharibia installée en Europe et dont le propriétaire serait le fils du défunt leader de l'ex-FIS, Abbassi Madani, était devenue leur porte-voix, et elle le demeure encore. C'est la première explication à cette «montée» du discours islamiste. La seconde explication à ce phénomène réside dans le malaise global de la société lié aux incertitudes, quant à l'avenir du pays entier. Ce sont ces inquiétudes nées d'une conjoncture politique interne et internationale qui ont permis, non seulement aux «islamistes», toutes nuances confondues, mais aussi aux opposants «démocrates» ou «laïques», de reprendre du poil de la bête et de s'improviser leaders du Hirak, chargés de faire déguerpir la classe politique et même militaire! (le fameux slogan creux: Ytnahaw Gaâ).
Faut-il opter pour une rupture sociétale dont les tenants et les aboutissants ne se sont pas encore cristallisés?
Si vous entendez par cette phrase «rupture» avec les pratiques et les moeurs politiques et sociales perverties (corruption, agiotage, délinquance économique...), cela pourrait bien être une option souhaitable, salutaire. Mais qui va «opter» ou provoquer une telle rupture? C'est là une question à laquelle il est difficile de répondre. Une telle rupture suppose une volonté politique puissante et un consensus national large, sans lesquels il est peu probable que puisse se réaliser cette «rupture sociétale.»
L'élite est blottie dans sa bulle et empêtrée dans son monde kafkaïen. A quoi est due cette situation qui affecte l'élite algérienne?
De quelle élite s'agit-il? Il faut parler d'élite au pluriel, non au singulier. Car, il y a l'élite politique, l'élite intellectuelle, l'élite militaire, etc. Chacune de ces élites particulières assume ou prétend assumer les missions ou les fonctions qui lui sont imparties par son statut. Parlons d'abord de l'élite intellectuelle que nous connaissons le mieux. Celle-ci comprend plus de diplômés que de vrais producteurs d'idées et de pensée. Ce qui intéresse l'écrasante majorité de ces porteurs de diplômes et de titres académiques plus grandiloquents que grandioses, c'est la carrière, l'avancement, les primes «de rendement», le prestige. Dépourvus de culture générale ou pluridisciplinaire, apolitiques par choix ou faute de capital «politique», au sens de savoir et de savoir-faire, la majorité des membres de cette «élite» se signale par la couardise, mais aussi par le goût de la flatterie de l'ego de celui qui détient le pouvoir du moment. J'entends souvent des enseignants dire sans rougir: «Ya khoya anâ m3a illi wakef)»: Ô frère, je suis du côté de celui qui est debout!
Il y a certes, une minorité d'intellectuels qui pense, produit des idées et élabore des projets susceptibles de changer le cours des choses. Mais le «produit» de leurs efforts reste anonyme et leurs voix quasi inaudibles au sein de la cacophonie générale.
N'est-il pas temps pour les Algériens de réfléchir à asseoir un nouvel «imaginaire» dans la perspective de consolider l'attachement à l'Etat national?
On ne peut pas asseoir un nouvel «imaginaire», car celui-ci ne se commande pas. Cet imaginaire est un fait, il existe, et n'a point besoin d'injonctions ou de rappel à l'ordre. Il y a un imaginaire collectif algérien qui s'enrichit chaque jour de nouvelles images et représentations du monde. Quant à réfléchir sur la perspective de consolidation de l'Etat national, il n'est pas une Algérienne ou un Algérien qui n'appelle pas de ses voeux la réalisation d'un tel rêve. Le problème de la consolidation de l'Etat, et surtout l'Etat de droit, incombe à tous, et en particulier à l'élite politique et intellectuelle. Le peuple, lui, attend de ces élites qu'elles fassent en sorte que la consolidation de l'Etat national aille de pair avec la justice sociale, l'équité et l'application univoque du droit à tous. Il réclame la fin des privilèges, de l'incurie et de la gabegie...
L'Histoire fait partie des enjeux de la géopolitique du monde actuel. Quelle est la place de la mémoire et de la personnalité nationale dans ce «vacarme» de la guerre des concepts?
Absolument vrai! Mais la mémoire n'est pas l'apanage d'une géographie ou d'une nation particulière. Toutes les nations, y compris les tribus primitives de l'Australie et de la savane africaine, ont leur mémoire qu'ils perpétuent par des rites, des fêtes et danses extatiques. Certaines tribus reproduisent et conservent leurs mémoires collectives par le biais des objets «fétiches» ou la fabrication de la poterie. La France cultive, jusqu'à la pathologie, sa mémoire. Les USA aussi et d'autres pays encore. L'Algérie n'échappe pas à cette règle générale. Bien entendu, elle cultive son histoire et sa mémoire, de façon quasi religieuse et rien de plus naturel et légitime, en effet, qu'une telle quête de soi. L'identité nationale algérienne s'est fondée en réaction contre le système colonial. Les crimes commis par la France de 1830 à 1962 contre le peuple algérien, et la Révolution du 1er novembre 1954 qui a mis fin à ce système oppresseur, forment la trame essentielle de la mémoire algérienne...
Hocine NEFFAH
«À quand la fin des privilèges?»
Ahmed Rouadjia est professeur des universités, directeur du Laboratoire d’études historiques, sociologiques et des changements sociaux et économiques. Il répond à nos questions sur les mutations politiques et socio-économiques dont fait l’objet le pays. Il analyse et propose des solutions aux phénomènes de la corruption, le népotisme, le clientélisme et d’autres phénomènes qui affectent l’Etat et la société.

L'Expression: Comment analysez-vous les mutations politiques, économiques et sociales que traverse l'Algérie actuellement?
Ahmed Rouadjia: Ces «mutations», toutes confondues, sont imposées par la conjoncture nationale et internationale, mais n'apportent pas, fondamentalement, des changements dans l'ordre politique et économique internes, propres à la nation algérienne. Car les règles politiques, juridiques, économiques, culturelles, et éthiques qui régissent les conduites et les imaginaires de la société politique et civile de l'Algérie demeurent inchangées. Et les changements, bien réels qui se produisent à tous les niveaux de la société, sont plutôt d'ordre purement naturel, comme les saisons de l'année. Le décès du président Abdelaziz Bouteflika, l'émergence du «Hirak» et son déclin inévitable, pour ne pas dire sa mort quasi définitive, tant il était en grande partie hétéronome, n'ont point affecté l'essence de la société politique et civile algériennes qui restent tributaires, dans une large mesure, d'une culture faite d'un mélange de modernité, de nationalisme «jacobin», de tribalisme, de régionalisme et d'ethnicité ancestrale exacerbée. L'économie elle-même demeure affectée de ces traits culturels, comme en témoignent les pratiques de l'informel et de l'agiotage sous toutes leurs formes. Le square Port Saïd d'Alger en est l'exemple le plus saillant...
En dépit de la volonté affichée par le président de la République, Tebboune, de combattre toutes les formes de corruption héritées du passé récent, et de hâter les réformes jugées nécessaires au triple plan politique, économique et social, il demeure toutefois que les obstacles qui entravent cette transition de l'économie informelle vers une économie régulière et transparente sont multiformes et tenaces, car inscrits dans les pratiques des agents socio-économiques et profondément enracinés dans les imaginaires collectifs...
En quoi la sociologie politique pourrait trouver des réponses concrètes au processus politique en cours dans le pays?
Elle le pourra à condition que les hommes politiques qui président à la marche des institutions de l'Etat écoutent les experts compétents de cette discipline, qui, sous d'autres latitudes civilisées, est sollicitée en toutes circonstances, et notamment en période de graves crises politique, économique, sociale ou morale de la société, tant politique que civile. Or, dans notre pays, cette discipline comme le sont toutes les autres en sciences sociales et humaines, se trouvent méprisées et auxquelles on préfère des «conseillers» amateurs, le plus souvent cooptés et donc sans compétence spéciale.
Une pléthore de «conseillers» de ce genre peuplent les différents départements ministériels, ainsi que la présidence de la République...
La montée des discours islamistes et identitaristes a caractérisé le processus qu'avait eu à subir le pays depuis trois années de cela. Quelle est l'interprétation socio-historique idoine à ces deux phénomènes?
Ce discours islamiste n'a jamais cessé de «monter», et son identité qui serait plus «islamique» que l'islam de la majorité du peuple algérien relève tout bonnement d'une prétention exorbitante que nourrit et exacerbe l'idéologie obscurantiste de l'islam extrémiste ou radical. Latent avant février 2019, cet islam extrémiste issu de la décomposition du FIS dissous et des divers groupes «islamistes» armés, a été réactivé à la faveur du Hirak qui était devenu à un moment, le réceptacle de tous les mécontents, les frustrés et les revanchards. La chaîne El Magharibia installée en Europe et dont le propriétaire serait le fils du défunt leader de l'ex-FIS, Abbassi Madani, était devenue leur porte-voix, et elle le demeure encore. C'est la première explication à cette «montée» du discours islamiste. La seconde explication à ce phénomène réside dans le malaise global de la société lié aux incertitudes, quant à l'avenir du pays entier. Ce sont ces inquiétudes nées d'une conjoncture politique interne et internationale qui ont permis, non seulement aux «islamistes», toutes nuances confondues, mais aussi aux opposants «démocrates» ou «laïques», de reprendre du poil de la bête et de s'improviser leaders du Hirak, chargés de faire déguerpir la classe politique et même militaire! (le fameux slogan creux: Ytnahaw Gaâ).
Faut-il opter pour une rupture sociétale dont les tenants et les aboutissants ne se sont pas encore cristallisés?
Si vous entendez par cette phrase «rupture» avec les pratiques et les moeurs politiques et sociales perverties (corruption, agiotage, délinquance économique...), cela pourrait bien être une option souhaitable, salutaire. Mais qui va «opter» ou provoquer une telle rupture? C'est là une question à laquelle il est difficile de répondre. Une telle rupture suppose une volonté politique puissante et un consensus national large, sans lesquels il est peu probable que puisse se réaliser cette «rupture sociétale.»
L'élite est blottie dans sa bulle et empêtrée dans son monde kafkaïen. A quoi est due cette situation qui affecte l'élite algérienne?
De quelle élite s'agit-il? Il faut parler d'élite au pluriel, non au singulier. Car, il y a l'élite politique, l'élite intellectuelle, l'élite militaire, etc. Chacune de ces élites particulières assume ou prétend assumer les missions ou les fonctions qui lui sont imparties par son statut. Parlons d'abord de l'élite intellectuelle que nous connaissons le mieux. Celle-ci comprend plus de diplômés que de vrais producteurs d'idées et de pensée. Ce qui intéresse l'écrasante majorité de ces porteurs de diplômes et de titres académiques plus grandiloquents que grandioses, c'est la carrière, l'avancement, les primes «de rendement», le prestige. Dépourvus de culture générale ou pluridisciplinaire, apolitiques par choix ou faute de capital «politique», au sens de savoir et de savoir-faire, la majorité des membres de cette «élite» se signale par la couardise, mais aussi par le goût de la flatterie de l'ego de celui qui détient le pouvoir du moment. J'entends souvent des enseignants dire sans rougir: «Ya khoya anâ m3a illi wakef)»: Ô frère, je suis du côté de celui qui est debout!
Il y a certes, une minorité d'intellectuels qui pense, produit des idées et élabore des projets susceptibles de changer le cours des choses. Mais le «produit» de leurs efforts reste anonyme et leurs voix quasi inaudibles au sein de la cacophonie générale.
N'est-il pas temps pour les Algériens de réfléchir à asseoir un nouvel «imaginaire» dans la perspective de consolider l'attachement à l'Etat national?
On ne peut pas asseoir un nouvel «imaginaire», car celui-ci ne se commande pas. Cet imaginaire est un fait, il existe, et n'a point besoin d'injonctions ou de rappel à l'ordre. Il y a un imaginaire collectif algérien qui s'enrichit chaque jour de nouvelles images et représentations du monde. Quant à réfléchir sur la perspective de consolidation de l'Etat national, il n'est pas une Algérienne ou un Algérien qui n'appelle pas de ses voeux la réalisation d'un tel rêve. Le problème de la consolidation de l'Etat, et surtout l'Etat de droit, incombe à tous, et en particulier à l'élite politique et intellectuelle. Le peuple, lui, attend de ces élites qu'elles fassent en sorte que la consolidation de l'Etat national aille de pair avec la justice sociale, l'équité et l'application univoque du droit à tous. Il réclame la fin des privilèges, de l'incurie et de la gabegie...
L'Histoire fait partie des enjeux de la géopolitique du monde actuel. Quelle est la place de la mémoire et de la personnalité nationale dans ce «vacarme» de la guerre des concepts?
Absolument vrai! Mais la mémoire n'est pas l'apanage d'une géographie ou d'une nation particulière. Toutes les nations, y compris les tribus primitives de l'Australie et de la savane africaine, ont leur mémoire qu'ils perpétuent par des rites, des fêtes et danses extatiques. Certaines tribus reproduisent et conservent leurs mémoires collectives par le biais des objets «fétiches» ou la fabrication de la poterie. La France cultive, jusqu'à la pathologie, sa mémoire. Les USA aussi et d'autres pays encore. L'Algérie n'échappe pas à cette règle générale. Bien entendu, elle cultive son histoire et sa mémoire, de façon quasi religieuse et rien de plus naturel et légitime, en effet, qu'une telle quête de soi. L'identité nationale algérienne s'est fondée en réaction contre le système colonial. Les crimes commis par la France de 1830 à 1962 contre le peuple algérien, et la Révolution du 1er novembre 1954 qui a mis fin à ce système oppresseur, forment la trame essentielle de la mémoire algérienne...

- 00:00 | 12-12-2021
- lexpressiondz