Un peu de lecture:
Peut-on être « indépendant » face à la presse « indépendante » ?
« L'affaire Benchicou » dure depuis dix ans
Par Kamel Daoud
Le Quotidien d'Oran, 16 décembre 2004
Osons la thèse: pour bien parler des dix ans du « Quotidien d'Oran », il faut bien parler de « l'affaire Benchicou ». Elle nous a tous salis, elle nous a tous ennoblis.
Elle nous a tous renvoyés dos à dos et elle nous a tous mis face à face. Explications et fausses conjonctions.
Benchicou est le directeur du journal «Le Matin», mis en prison pour un délit économique dont l'explication est toujours réservé aux initiés du domaine. En réaction, et selon une tradition éditoriale algérienne, c'est toute la corporation des journaux algériens «indépendants» qui s'y vit convoquée à la solidarité, à la colère et donc à la campagne. Depuis l'affaire Betchine, la presse algérienne occupe le bon rôle de la victime et la case confortable des «bonnes causes». Ce genre de «scandale» offrait l'occasion de retour à quelques bons slogans et à quelques voix de chapelle, déjà installées dans le rôle de la victime et dans une bonne répartition des rôles. Le Pouvoir cherche la mise au pas lorsque la presse défend sa liberté, fortement couplée au débat sur les libertés publiques. Betchine en a payé une sorte de faux prix et la presse «indépendante», dont la liste est close sur quelque cinq ou six gros tirages, en a tiré une fausse victoire. Pour le cas de Benchicou, la partition a été faussée en quelque sorte très tôt par une série de couacs et d'anomalies. Le scénario, qui a bien fonctionné au beau milieu de la décennie 90, connaît cette fois-ci des ratés qui débouchent sur une sorte de douche froide, et une désaffection du public consommateur, mais pas sur le bon bilan. Selon les lignes de force, le passif et la culture désormais sédimentée des ténors de la place éditoriale privée, il fallait fermer les yeux sur les petites vérités du cas Benchicou et n'y voir que la victime d'un harcèlement politique qui devait se terminer par l'incarcération du directeur du «Matin» et la mise à mort de ce journal. Les raisons étaient suffisantes pour ne retenir que la lecture politique de cette affaire et fermer les yeux sur ce que la presse indépendante d'Alger a réussi à traîner comme casserole d'époque: une conjonction artisanale avec les milieux d'affaires, une filiation politique peu reluisante mais très utilitaire, un monolithisme éditorial qui excluait par principe le droit à la différence idéologique des Algériens du pays profond et une sorte de corporatisme d'exclusion qui cachait mal une sorte de penchant vers le monopole des marchés de diffusion, celui des mannes publicitaires et celui du droit à la prise de parole par noblesse des chiffres de tirages. Pour parler de l'affaire «Benchicou», il fallait porter des oeillères et ne voir que du «politique», avoir son siège et sa «famille» dans la capitale et ses salons d'appartenance. Dans cette «bataille d'Alger» qui a vu la victoire de Bouteflika selon certains, il n'y avait pas de place pour le lecteur moyen, forcé à la consommation d'un scandale réservé à deux versions exclusives. Le pire c'est qu'il n'y avait pas de place aussi pour une ligne éditoriale venue d'ailleurs, exprimant ce parent pauvre de la vérité: l'exactitude.
«L'affaire Benchicou» est donc un procès à huis-clos entre Pouvoir et journaux indépendants. S'y immiscer avec la volonté d'un bilan à tirer sur un faux succédané d'une affaire Betchine qui a terni le métier par ses évidentes manipulations, n'était pas une ligne admise ni une position à tenir. Il fallait Choisir entre Bouteflika - dire qu'il avait raison contre un journal qui a été privatisé en vue d'une seule besogne personnelle - et Benchicou dont on forçait l'image à celle de l'incarnation d'un vieux débat entre les pouvoirs publics, la liberté de tous et le droit à l'expression indépendante. Un bon film en noir et blanc.
En finale et pour revenir au sujet du papier, le cas de Benchicou, le «débat», pas l'homme, a toujours été le cas de chaque jour du «Quotidien d'Oran». Même après dix années d'existence, il fallait chaque jour trancher dans des «cas Benchicou» sans perdre Benchicou, la vérité qu'il cache ou qu'il offre à voir, l'exactitude qu'il interdit ou qu'il force à chercher, l'exercice de probité ou de clairvoyance qu'il impose ou escamote. L'avantage était que le journal n'était pas un journal «algérois», n'en avait ni la culture non-dite, ni le passif chargé, ni la complaisance familiale, ni la prétention politique, ni la force de monopole, ni la vue élaborée et définitive parce que proche des sources de décision. En définitive, ce jour-là, le jour ou «Benchicou» est tombé, en pleine réunion de la rédaction, il fallait choisir entre la facilité de faire campagne, la difficulté de ne pas en parler, la correction de ne pas forcer le lecteur à consommer une «obscurité» de la corporation, le devoir d'informer, celui de se montrer solidaire et celui de ne pas se faire «embarquer» et «embarquer» le lecteur dans un sit-com hermétique mais faussé dès le début. Il fallait choisir le bon silence, la bonne dose d'information, le bon angle, la bonne retenue mais aussi la moins naïve des formules et celle qui dit le moins de ces vérités, sur cette affaire, que d'autres préfèrent taire dans cette logique du «notre âne est toujours mieux que votre cheval». La solution n'a pas été trouvée et «Le Quotidien d'Oran» vivra cette affaire comme un gros malaise de vocation et un «ratage» consentis comme un moindre mal. Ce sera toujours la cas avec d'autres exemplaires de «l'affaire Benchicou». Quelque part c'est une vocation par défaut là où le débat sur la presse algérienne n'a pas et refuse toujours et encore de trancher sur ses véritables vocations et sur sa nature propre et celle de son métier. Pour «l'affaire Benchicou», la bonne presse a préféré n'y retenir que le consensus sur une bataille noble mais a refusé d'en saisir l'occasion du bon débat. Les éditeurs - encore incapables d'aboutir à une charte - et le syndicat des journalistes en consommeront la noblesse avec un gros malaise vite oublié. «Le Quotidien d'Oran» en vivra la chronique avec un autre gros malaise, qui revient cependant chaque jour, depuis dix ans, pour n'importe quelle autre «affaire Benchicou» et sur n'importe quel autre fait divers habillé de simples initiales prudentes. Une sorte de culture de l'inconfort dont on s'accommode comme d'une éthique par défaut. Les uns en écrivant, d'autres en tentant d'écrire et le reste en essayant d'avoir l'honneur du sens de la mesure là même où l'on risque le verdict de la lâcheté et de la silencieuse compromission. Une sorte de slogan maison, parfois honorable, parfois calculé, d'être un journal «indépendant» face au cercle fermé de la presse «indépendante». Le pays étant habité par trente millions d'autres Algériens qui n'ont pas la chance médiatique de porter ce nom, cette fonction et ce dilemme typique.
« L'affaire Benchicou » dure depuis dix ans
Par Kamel Daoud
Le Quotidien d'Oran, 16 décembre 2004
Osons la thèse: pour bien parler des dix ans du « Quotidien d'Oran », il faut bien parler de « l'affaire Benchicou ». Elle nous a tous salis, elle nous a tous ennoblis.
Elle nous a tous renvoyés dos à dos et elle nous a tous mis face à face. Explications et fausses conjonctions.
Benchicou est le directeur du journal «Le Matin», mis en prison pour un délit économique dont l'explication est toujours réservé aux initiés du domaine. En réaction, et selon une tradition éditoriale algérienne, c'est toute la corporation des journaux algériens «indépendants» qui s'y vit convoquée à la solidarité, à la colère et donc à la campagne. Depuis l'affaire Betchine, la presse algérienne occupe le bon rôle de la victime et la case confortable des «bonnes causes». Ce genre de «scandale» offrait l'occasion de retour à quelques bons slogans et à quelques voix de chapelle, déjà installées dans le rôle de la victime et dans une bonne répartition des rôles. Le Pouvoir cherche la mise au pas lorsque la presse défend sa liberté, fortement couplée au débat sur les libertés publiques. Betchine en a payé une sorte de faux prix et la presse «indépendante», dont la liste est close sur quelque cinq ou six gros tirages, en a tiré une fausse victoire. Pour le cas de Benchicou, la partition a été faussée en quelque sorte très tôt par une série de couacs et d'anomalies. Le scénario, qui a bien fonctionné au beau milieu de la décennie 90, connaît cette fois-ci des ratés qui débouchent sur une sorte de douche froide, et une désaffection du public consommateur, mais pas sur le bon bilan. Selon les lignes de force, le passif et la culture désormais sédimentée des ténors de la place éditoriale privée, il fallait fermer les yeux sur les petites vérités du cas Benchicou et n'y voir que la victime d'un harcèlement politique qui devait se terminer par l'incarcération du directeur du «Matin» et la mise à mort de ce journal. Les raisons étaient suffisantes pour ne retenir que la lecture politique de cette affaire et fermer les yeux sur ce que la presse indépendante d'Alger a réussi à traîner comme casserole d'époque: une conjonction artisanale avec les milieux d'affaires, une filiation politique peu reluisante mais très utilitaire, un monolithisme éditorial qui excluait par principe le droit à la différence idéologique des Algériens du pays profond et une sorte de corporatisme d'exclusion qui cachait mal une sorte de penchant vers le monopole des marchés de diffusion, celui des mannes publicitaires et celui du droit à la prise de parole par noblesse des chiffres de tirages. Pour parler de l'affaire «Benchicou», il fallait porter des oeillères et ne voir que du «politique», avoir son siège et sa «famille» dans la capitale et ses salons d'appartenance. Dans cette «bataille d'Alger» qui a vu la victoire de Bouteflika selon certains, il n'y avait pas de place pour le lecteur moyen, forcé à la consommation d'un scandale réservé à deux versions exclusives. Le pire c'est qu'il n'y avait pas de place aussi pour une ligne éditoriale venue d'ailleurs, exprimant ce parent pauvre de la vérité: l'exactitude.
«L'affaire Benchicou» est donc un procès à huis-clos entre Pouvoir et journaux indépendants. S'y immiscer avec la volonté d'un bilan à tirer sur un faux succédané d'une affaire Betchine qui a terni le métier par ses évidentes manipulations, n'était pas une ligne admise ni une position à tenir. Il fallait Choisir entre Bouteflika - dire qu'il avait raison contre un journal qui a été privatisé en vue d'une seule besogne personnelle - et Benchicou dont on forçait l'image à celle de l'incarnation d'un vieux débat entre les pouvoirs publics, la liberté de tous et le droit à l'expression indépendante. Un bon film en noir et blanc.
En finale et pour revenir au sujet du papier, le cas de Benchicou, le «débat», pas l'homme, a toujours été le cas de chaque jour du «Quotidien d'Oran». Même après dix années d'existence, il fallait chaque jour trancher dans des «cas Benchicou» sans perdre Benchicou, la vérité qu'il cache ou qu'il offre à voir, l'exactitude qu'il interdit ou qu'il force à chercher, l'exercice de probité ou de clairvoyance qu'il impose ou escamote. L'avantage était que le journal n'était pas un journal «algérois», n'en avait ni la culture non-dite, ni le passif chargé, ni la complaisance familiale, ni la prétention politique, ni la force de monopole, ni la vue élaborée et définitive parce que proche des sources de décision. En définitive, ce jour-là, le jour ou «Benchicou» est tombé, en pleine réunion de la rédaction, il fallait choisir entre la facilité de faire campagne, la difficulté de ne pas en parler, la correction de ne pas forcer le lecteur à consommer une «obscurité» de la corporation, le devoir d'informer, celui de se montrer solidaire et celui de ne pas se faire «embarquer» et «embarquer» le lecteur dans un sit-com hermétique mais faussé dès le début. Il fallait choisir le bon silence, la bonne dose d'information, le bon angle, la bonne retenue mais aussi la moins naïve des formules et celle qui dit le moins de ces vérités, sur cette affaire, que d'autres préfèrent taire dans cette logique du «notre âne est toujours mieux que votre cheval». La solution n'a pas été trouvée et «Le Quotidien d'Oran» vivra cette affaire comme un gros malaise de vocation et un «ratage» consentis comme un moindre mal. Ce sera toujours la cas avec d'autres exemplaires de «l'affaire Benchicou». Quelque part c'est une vocation par défaut là où le débat sur la presse algérienne n'a pas et refuse toujours et encore de trancher sur ses véritables vocations et sur sa nature propre et celle de son métier. Pour «l'affaire Benchicou», la bonne presse a préféré n'y retenir que le consensus sur une bataille noble mais a refusé d'en saisir l'occasion du bon débat. Les éditeurs - encore incapables d'aboutir à une charte - et le syndicat des journalistes en consommeront la noblesse avec un gros malaise vite oublié. «Le Quotidien d'Oran» en vivra la chronique avec un autre gros malaise, qui revient cependant chaque jour, depuis dix ans, pour n'importe quelle autre «affaire Benchicou» et sur n'importe quel autre fait divers habillé de simples initiales prudentes. Une sorte de culture de l'inconfort dont on s'accommode comme d'une éthique par défaut. Les uns en écrivant, d'autres en tentant d'écrire et le reste en essayant d'avoir l'honneur du sens de la mesure là même où l'on risque le verdict de la lâcheté et de la silencieuse compromission. Une sorte de slogan maison, parfois honorable, parfois calculé, d'être un journal «indépendant» face au cercle fermé de la presse «indépendante». Le pays étant habité par trente millions d'autres Algériens qui n'ont pas la chance médiatique de porter ce nom, cette fonction et ce dilemme typique.
Commentaire