LETTRE D’ALGER. Henry Kissinger a croisé sur sa voie l’Algérie et sa diplomatie : des rencontres parfois houleuses et souvent « détendues ».
Par notre correspondant à Alger, Adlène Meddi


Bouteflika, alors ministre des Affaires étrangères, rencontre Henry Kissinger en 1975. © DR
Guerre et paix
Ce 13 décembre 1973, Henry Kissinger décide à la dernière minute d'inclure Alger dans sa tournée régionale. Le secrétaire d'État américain entame un véritable marathon diplomatique en préparation de la conférence de paix qui devrait réunir les Israéliens et les pays arabes à la suite de la guerre du Kippour.
Pourtant, l'escale algéroise n'est pas évidente. L'Algérie a rompu ses relations diplomatiques avec les États-Unis à la suite de la guerre israélo-arabe de 1967 (elles ne seront rétablies qu'en novembre 1974). De plus, le ministre algérien de l'Industrie et de l'Énergie, Bélaïd Abdesselam, a, trois jours avant l'arrivée de Kissinger à Alger, menacé de dénoncer les contrats gaziers avec les compagnies américaines – soit 30 milliards de mètres cubes de gaz livrés annuellement par l'Algérie aux États-Unis sur une période de vingt-cinq ans – si aucune solution équitable n'est trouvée au Moyen-Orient.
Pourtant, la rencontre de quatre heures entre le président Boumédiène, son ministre des Affaires étrangères, Abdelaziz Bouteflika, et Kissinger se déroule, selon le compte rendu de la presse, dans un climat optimiste.
Kissinger qualifia lui-même cette rencontre de « cordiale, utile, constructive et complète » alors que son jeune homologue algérien estima qu'elle augurait une « nouvelle phase dans les relations » entre les deux pays. « Il ne semble pas qu'un rétablissement des relations diplomatiques entre les deux pays soit envisagé dans l'immédiat, écrivait Le Monde à l'époque. Mais le ministre algérien comme le secrétaire d'État américain ont exprimé leur intention de rester en contact étroit, notamment pour se tenir réciproquement informés des développements de la situation au Proche-Orient. »
La colère de Kissinger
Henry Kissinger n'est pas content. Ce 20 décembre 1974, il va le dire à qui de droit. Au siège de l'ONU, à New York, il organise une rencontre avec le secrétaire général onusien Kurt Waldheim et le président en exercice de l'Assemblée générale, Abdelaziz Bouteflika. Ce dernier a mis à profit son mandat pour affirmer les voix du Sud face aux puissances du Nord, une confrontation accentuée par la crise pétrolière. Sous sa présidence, l'Afrique du Sud est exclue, le 12 novembre, de l'Assemblée générale de l'ONU au nom de la violation des droits de l'homme et de la politique de l'apartheid – malgré le veto du Royaume-Uni, de la France et des États-Unis. « L'Afrique du Sud appartient à tous les Africains, blancs et noirs. Il faut que les Africains blancs comprennent que les autres vivent dans une situation inique », déclare alors le chef de la diplomatie algérienne.
Mais, surtout, Bouteflika invite le chef de l'OLP, Yasser Arafat, à prononcer son tout premier discours, le 13 novembre, à la tribune de l'ONU. L'activisme du jeune diplomate algérien à la tête de l'Assemblée générale agace Washington. Lorsque Kissinger rencontre Bouteflika et Waldheim, il ne s'en cache pas, d'autant qu'il l'a clairement exprimé dans une interview à Newsweek : « Les pays en voie de développement ne peuvent pas insister sur une coopération avec les pays industriels et mener en même temps une guerre constante, économique et politique, contre les États industriels. »
Un petit déjeuner animé
Au 41 rue du Faubourg-Saint-Honoré, à quelques pas du palais de l'Élysée, une rencontre discrète réunit, dans la salle bleue de la résidence de l'ambassadeur américain, le secrétaire d'État Henry Kissinger et le ministre algérien des Affaires étrangères Abdelaziz Bouteflika, le 17 décembre 1975. Des documents déclassifiés par le département d'État en 2006 permettent de revenir sur cette rencontre « détendue » entre le redoutable docteur Kissinger et le champion de la cause du tiers-monde.
L'ambiance détendue du petit déjeuner entre les deux diplomates tranche avec un contexte de tensions. Un mois auparavant, le roi Hassan II a lancé la « marche verte » vers ce qu'on appelle alors le Sahara occidental revendiqué par le Maroc.
Kissinger, profitant de leur présence tous les deux à Paris pour la conférence Nord-Sud sur la coopération internationale, veut sonder le jeune Bouteflika – ils ont 14 ans d'écart d'âge – sur ce dossier et sur les risques de tensions plus accrues entre les deux voisins maghrébins.
« Parlons du Sahara. Vous avez entendu ce que [Daniel Patrick] Moynihan [l'ambassadeur américain à l'ONU] a dit ? « Si les Russes s'emparaient du Sahara, il y aurait une pénurie de sable ! » lance Kissinger en riant. L'Algérien réplique : « Le problème du Sahara est sérieux. C'est un précédent. Vous ne pouvez pas abandonner le peuple du Sahara, pas plus que celui de Palestine ou de Namibie. » « Je ne sais pas ce que veut dire l'autodétermination pour le Sahara. Pour les Palestiniens, je peux le comprendre. Mais là, c'est un problème différent ». Piqué, Bouteflika reprend : « Il n'y a pas plus d'habitants au Qatar ! » « C'est vrai. Mais ils ont un cheikh et un État indépendant. »
Les deux diplomates discuteront longtemps, entourés de leurs collaborateurs, et Bouteflika, tout en affirmant la position algérienne sur la crise, souhaite que Washington muscle plus sa position avec Rabat. « Nous sommes très affectés car nous estimons que votre position [sur ce dossier] est anti-algérienne », lâche Bouteflika. « Nous n'avons pas de position contre l'Algérie. La seule question était de savoir ce que ça risquait de nous coûter. Pour empêcher la marche verte, devions-nous rompre nos relations avec le Maroc, lui imposer un embargo ? » clarifie Kissinger. L'Algérien réplique que les États-Unis auraient dû « couper l'aide économique et militaire » à Rabat, ce à quoi rétorque l'Américain, outré : « Mais ça aurait pu ruiner nos relations avec le Maroc ! »
Plus loin dans la discussion qui s'anime, Bouteflika touche un point sensible : « Il est important que l'équilibre de la région soit maintenu. Je ne pense pas que vos intérêts s'accommodent du désordre. » Le secrétaire d'État se dit totalement d'accord.
Par notre correspondant à Alger, Adlène Meddi


Bouteflika, alors ministre des Affaires étrangères, rencontre Henry Kissinger en 1975. © DR
Guerre et paix
Ce 13 décembre 1973, Henry Kissinger décide à la dernière minute d'inclure Alger dans sa tournée régionale. Le secrétaire d'État américain entame un véritable marathon diplomatique en préparation de la conférence de paix qui devrait réunir les Israéliens et les pays arabes à la suite de la guerre du Kippour.
Pourtant, l'escale algéroise n'est pas évidente. L'Algérie a rompu ses relations diplomatiques avec les États-Unis à la suite de la guerre israélo-arabe de 1967 (elles ne seront rétablies qu'en novembre 1974). De plus, le ministre algérien de l'Industrie et de l'Énergie, Bélaïd Abdesselam, a, trois jours avant l'arrivée de Kissinger à Alger, menacé de dénoncer les contrats gaziers avec les compagnies américaines – soit 30 milliards de mètres cubes de gaz livrés annuellement par l'Algérie aux États-Unis sur une période de vingt-cinq ans – si aucune solution équitable n'est trouvée au Moyen-Orient.
Pourtant, la rencontre de quatre heures entre le président Boumédiène, son ministre des Affaires étrangères, Abdelaziz Bouteflika, et Kissinger se déroule, selon le compte rendu de la presse, dans un climat optimiste.
Kissinger qualifia lui-même cette rencontre de « cordiale, utile, constructive et complète » alors que son jeune homologue algérien estima qu'elle augurait une « nouvelle phase dans les relations » entre les deux pays. « Il ne semble pas qu'un rétablissement des relations diplomatiques entre les deux pays soit envisagé dans l'immédiat, écrivait Le Monde à l'époque. Mais le ministre algérien comme le secrétaire d'État américain ont exprimé leur intention de rester en contact étroit, notamment pour se tenir réciproquement informés des développements de la situation au Proche-Orient. »
La colère de Kissinger
Henry Kissinger n'est pas content. Ce 20 décembre 1974, il va le dire à qui de droit. Au siège de l'ONU, à New York, il organise une rencontre avec le secrétaire général onusien Kurt Waldheim et le président en exercice de l'Assemblée générale, Abdelaziz Bouteflika. Ce dernier a mis à profit son mandat pour affirmer les voix du Sud face aux puissances du Nord, une confrontation accentuée par la crise pétrolière. Sous sa présidence, l'Afrique du Sud est exclue, le 12 novembre, de l'Assemblée générale de l'ONU au nom de la violation des droits de l'homme et de la politique de l'apartheid – malgré le veto du Royaume-Uni, de la France et des États-Unis. « L'Afrique du Sud appartient à tous les Africains, blancs et noirs. Il faut que les Africains blancs comprennent que les autres vivent dans une situation inique », déclare alors le chef de la diplomatie algérienne.
Mais, surtout, Bouteflika invite le chef de l'OLP, Yasser Arafat, à prononcer son tout premier discours, le 13 novembre, à la tribune de l'ONU. L'activisme du jeune diplomate algérien à la tête de l'Assemblée générale agace Washington. Lorsque Kissinger rencontre Bouteflika et Waldheim, il ne s'en cache pas, d'autant qu'il l'a clairement exprimé dans une interview à Newsweek : « Les pays en voie de développement ne peuvent pas insister sur une coopération avec les pays industriels et mener en même temps une guerre constante, économique et politique, contre les États industriels. »
Un petit déjeuner animé
Au 41 rue du Faubourg-Saint-Honoré, à quelques pas du palais de l'Élysée, une rencontre discrète réunit, dans la salle bleue de la résidence de l'ambassadeur américain, le secrétaire d'État Henry Kissinger et le ministre algérien des Affaires étrangères Abdelaziz Bouteflika, le 17 décembre 1975. Des documents déclassifiés par le département d'État en 2006 permettent de revenir sur cette rencontre « détendue » entre le redoutable docteur Kissinger et le champion de la cause du tiers-monde.
L'ambiance détendue du petit déjeuner entre les deux diplomates tranche avec un contexte de tensions. Un mois auparavant, le roi Hassan II a lancé la « marche verte » vers ce qu'on appelle alors le Sahara occidental revendiqué par le Maroc.
Kissinger, profitant de leur présence tous les deux à Paris pour la conférence Nord-Sud sur la coopération internationale, veut sonder le jeune Bouteflika – ils ont 14 ans d'écart d'âge – sur ce dossier et sur les risques de tensions plus accrues entre les deux voisins maghrébins.
« Parlons du Sahara. Vous avez entendu ce que [Daniel Patrick] Moynihan [l'ambassadeur américain à l'ONU] a dit ? « Si les Russes s'emparaient du Sahara, il y aurait une pénurie de sable ! » lance Kissinger en riant. L'Algérien réplique : « Le problème du Sahara est sérieux. C'est un précédent. Vous ne pouvez pas abandonner le peuple du Sahara, pas plus que celui de Palestine ou de Namibie. » « Je ne sais pas ce que veut dire l'autodétermination pour le Sahara. Pour les Palestiniens, je peux le comprendre. Mais là, c'est un problème différent ». Piqué, Bouteflika reprend : « Il n'y a pas plus d'habitants au Qatar ! » « C'est vrai. Mais ils ont un cheikh et un État indépendant. »
Les deux diplomates discuteront longtemps, entourés de leurs collaborateurs, et Bouteflika, tout en affirmant la position algérienne sur la crise, souhaite que Washington muscle plus sa position avec Rabat. « Nous sommes très affectés car nous estimons que votre position [sur ce dossier] est anti-algérienne », lâche Bouteflika. « Nous n'avons pas de position contre l'Algérie. La seule question était de savoir ce que ça risquait de nous coûter. Pour empêcher la marche verte, devions-nous rompre nos relations avec le Maroc, lui imposer un embargo ? » clarifie Kissinger. L'Algérien réplique que les États-Unis auraient dû « couper l'aide économique et militaire » à Rabat, ce à quoi rétorque l'Américain, outré : « Mais ça aurait pu ruiner nos relations avec le Maroc ! »
Plus loin dans la discussion qui s'anime, Bouteflika touche un point sensible : « Il est important que l'équilibre de la région soit maintenu. Je ne pense pas que vos intérêts s'accommodent du désordre. » Le secrétaire d'État se dit totalement d'accord.