
Je n´aime pas l´Afrique des yes men et des béni-oui-oui, l´Afrique des hommes couchés [...] l´Afrique des négresses servant l´alcool d´oubli sur le plateau de leurs lèvres. A. Béville
Le 20 juillet 1925, naquit Frantz Fanon. Comme Césaire et E. Glissant, il est natif de la Martinique. L´action et l´oeuvre de Fanon s´inscrivent dans une logique de rupture totale avec le passé. Passé d´une aliénation et d´un servilisme longtemps subis. Au-delà de ce que peut nous révéler cette oeuvre sur le plan de l´examen médical, de tout le fatalisme psychiatrique et de la symptomatologie des formes aliénantes, l´écriture de ce grand homme a d´abord été un cri. Un cri de libération subjective, de la charge de mépris et de l´attitude condescendante du blanc, qui pèsent sur lui, en tant qu´individu. "Et puis il nous fut donné d´affronter le regard de l´homme blanc" (Fanon, Peau noire, masques blancs, p.6). Un cri d´affranchissement de la lourde hypothèque "blanche", qui obère depuis des siècles, l´émergence d´une dignité dans la société noire. Celle-ci est faite de violence inouïe à l´égard de l´esclave et de l´indigène par le colonisateur, qui a rythmé " la destruction des formes sociales et démoli sans restrictions les systèmes de références." (Fanon, Les Damnés de la terre p.29). Enfin, un cri à portée universelle, comme dialectique de la délivrance du corset de fer imposé par le capital et l´exploitation de l´homme déshumanisé. Cette phénoménologie de la souffrance et de l´aliénation explique le rejet hors du champ de l´humain de l´homme noir, pour le transformer en ce Noir antithétique de l´homme blanc. Une face nègre et un visage pâle pour la même médaille. Une figure antinomique par la perte de son statut d´homme, défini par celui-là même, son non-semblable blanc. Dorénavant, ce Nègre se trouve coincé dans une zone de non-être, relégué dans un no man´s land brumeux, indistinct, repoussé dans les ténèbres d´une altérité mystérieuse et étrange. A ce stade, un monde bipolaire, manichéen, se dessine autour de lui " un monde coupé en deux et habité par des espèces différentes"(Les Damnés). Le Noir migre de l´univers des hommes vers celui de l´animal, son séjour est caractérisé par un espace sémiotique que délimitent des symboles zoologiques: reptation, émanations, hordes, pullulement etc. Dans cette conception, Fanon gomme le flou caricatural qui l´entoure, et redessine, d´une façon claire, ses contours palpables. Il arrache à cet homme les oripeaux, dont les oeuvres philanthropiques d´une Europe pleine de morgue l´ont vêtu, pour le présenter dans sa nudité native, laissant découvrir ses muscles, sa sueur et son sang. Ce Noir encore, silhouette obscure, dont on ne perçoit qu´ombre incertaine et mouvance brumeuse, va cristalliser à présent autour de lui un énoncé identitaire, posé à travers une conscience double: celle de l´institutionnalisation de l´état de l´esclavage et de la race. Celle d´une subordination et d´une couleur, comme l´a fort bien suggéré G. Fabre dans ses travaux sur le théâtre noir (1). Se (dé)couvrant ainsi, le Noir essayera d´échapper à sa condition, à la condition inhumaine qu´on a taillée pour lui sur mesure. Il tentera de se dépasser en se reniant, d´oublier ce qu’il est, en se consumant. Il s´empêtre dans la confusion des deux instances personnelles: le "je" et le "tu" pour devenir un "il", entité impersonnelle et abstraite. Il (se) fabrique son remake...blanc. Une pâle copie de la copie de son maître. Une figure de laideur incolore. Il a compris que son destin était blanc. Alors il veut être blanc."Il ya longtemps que le Noir a admis la supériorité du Blanc, et tous ses efforts tendent à réaliser une existence blanche."(Fanon, Peau noire, masques blancs, p.205). Ce reniement ontologique dépasse la problématique contentieuse du Maître et de l´Esclave, dont Hegel a fait sienne la réflexion, dans la Phénoménologie de l’Esprit (2). Ces deux consciences antagoniques incluent des notions de domination, de supériorité. Et, par un long processus historique, dans la perspective hégélienne, l´esclave arrive à une reconnaissance, voire à une égalité avec le maître, à partir d´une progressive évolution et d´un renversement des valeurs. Or, le Noir dans l´inconscient du Blanc est statutairement non-humain, par conséquent son accomplissement dans l´Histoire est toujours retardé et peut-être jamais réalisable. Ce rapport unilatéral, imposé par la force par le colonisateur, contredit toute possibilité de reconnaissance réciproque. Là, se dresse de toute sa hauteur altière, cet éminent psychiatre, ce théoricien de la domination, cet Algérien, cet Antillais, ce Fanon universel, au caractère tranchant et à l´âme entière, pour dire aux consciences serviles et aux nuques soumises, que les maux dont ils souffrent sont la conséquence de leur résignation. Mais qu´ils peuvent s´en guérir. Le combat juste est leur seule arme de libération. Celle-ci" ne peut être le résultat d´une opération magique, d´une secousse naturelle ou d´une entente à l´amiable" (Les Damnés, p.25). C´est une claire mise en garde contre les discours oiseux et l´euphorie d´une eschatologie salvatrice, sur fond de douce béatitude. Fanon connaît les sociétés qu´il décrit, et l´analyse qu´il en fait n´est pas sans référent dans la réalité, elle est précise et d´une portée considérable. Son message n´a pas de frontières. Il ne fut pas le seul, d´autres avant lui avaient pris la parole, rendu visible leur réalité, et sensibles leurs causes. Césaire, Damas, Senghor, Cheikh A. Diop, chantres de la négritude et défenseurs de la culture noire; Martin L. King, Malcom X, Amiri Baraka, héros de la Renaissance noire, ou activistes dans la double lutte, féministe et raciale: Ida B Wells-Barnet, Ella Baker, Rosa Parks, Fannie Lou Hamer, et bien d´autres leaders noirs emblématiques, dans une Amérique raciste. Mais le combat de Fanon serre de plus près la réalité. Il pose une échelle d´actions qui passe de l´exorcisme des passions individuelles, à l´effort collectif de désaliénation, de décolonisation et qui est contre toutes les formes de domination. Seule l´action politique et révolutionnaire demeure efficiente. Mêlant ses recherches et ses préoccupations intellectuelles à l´action politique, dans cette Algérie qui constitua pour lui une terre d´accueil, il y découvrit les tourments d’une humanité seconde et ses peines intolérables. Ce grand révolutionnaire convaincu et sincère prédisait un avenir en tout cas meilleur que le présent vécu. A condition de secouer cette longue nuit coloniale: "La grande nuit dans laquelle nous fûmes plongés"(Les Damnés, p.235).
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