Malgré les déconvenues et les moments d’infortune par lesquels passe actuellement la jeunesse algérienne, il est heureux de constater un désir d’appropriation des dates et moments historiques du pays par cette même jeunesse.
Après qu’elles furent l’apanage systématique du parti unique pendant plus de trois décennies, ces dates-phares de l’histoire algérienne ont reçu la belle onction de la jeunesse, particulièrement en Kabylie où le combat libérateur a été rapidement suivi d’une opposition franche à la dictature, action supposant luttes clandestines et sacrifices. C’est un 5 juillet 1985, lorsque les enfants de chouhadas constitués en association libre et les membres de la Ligue des droits de l’homme créée indépendamment du pouvoir se rendirent au cimetière des martyrs pour commémorer la journée de l’Indépendance, que le pouvoir de l’époque sévit en arrêtant et incarcérant les principaux animateurs de ces deux organisations. Sous la coupole d’Alger festoyait bruyamment la jeunesse “tchi-tchi’’ qui se reconnaissait dans la politique des privilèges de l’époque, alors qu’à l’extérieur, ceux qui tenaient à la mémoire des libérateurs du pays et qui voulaient prolonger et perpétuer leur message étaient molestés et embastillés à Berrouaguia.
Au début du nouveau millénaire, ce sont les ârchs de Kabylie qui se sont distingués sur les lieux de mémoire pour célébrer des dates précises de l’histoire récente du pays. Le village d’Ifri Ouzallaguen, où s’est tenu le premier congrès du Front de libération nationale, et celui d’Ighil Imoula, où fut ronéotypée la déclaration du 1er Novembre, sont les sites les plus prisés pour replonger dans la mémoire des luttes du peuple algérien, mais surtout pour s’inspirer des grands idéaux de sacrifice, de désir de liberté et de démocratie qui ont mobilisé la jeunesse des années 1950. En essayant d’investir ces mêmes lieux, les partis politiques dominants en Kabylie n’ont pas pu s’inventer une nouvelle aura du fait que le geste dégouline de calculs politiques intéressés. En tout cas, les nouvelles possibilités de la liberté d’expression ont révélé le désir profond de la société de retrouver les repères identificatoires qui ont non seulement permis à l’Algérie de se libérer du colonialisme, mais qui ont également, par le pouvoir magique de transmission de la conscience collective, redonné espoir à une jeunesse happée par les contradictions d’une époque où se trouvent mêlés l’impasse sociale, l’atonie culturelle et le brouillage politique. La presse indépendante, les chaînes de télévision, les associations de villages et les collectifs culturels ont pu ravir le monopole de la célébration du 20 Août aux autorités officielles habituées à s’en servir comme faire-valoir de légitimité historique.
Un précieux jalon
Dans l’histoire contemporaine de l’Algérie, la journée du 20 Août 1956, constitue un jalon lumineux par lequel le cours de la Révolution et les esquisses du projet de l’Algérie indépendante ont été tracés. Une année après la grande offensive du Nord-Constantinois – la première démonstration de force de l’Armée de libération nationale face à une puissance de l’OTAN –, les animateurs des maquis sur le terrain et les concepteurs de la Révolution de Novembre 1954 ont senti la nécessité d’organiser l’insurrection sur tous les plans : hiérarchie militaire, organisation civile, division du territoire en dehors de la division administrative coloniale, structuration des réseaux logistiques, d’intendance et de soutien, création d’un état civil parallèle particulièrement pour les mariages,etc. Avec Abane Ramdane comme véritable cheville ouvrière de la conception du congrès et de ses contenus pratiques idéologiques, la guerre de Libération s’était donné les moyens organisationnels, les ressources humaines et la stratégie nécessaire pour démanteler le système colonial français et préparer le terrain à une République algérienne démocratique et sociale après le recouvrement de l’indépendance. Malheureusement, la Révolution de Novembre 1954 a dévoré beaucoup de ses enfants, et Abane Ramdane en fut un ; un de ces admirables et dignes fils de l’Algérie qui ont eu raison trop tôt, des hommes d’action, visionnaires sur les épaules desquels pèsent, tel un fatum, un devoir historique de faire renaître la patrie. Après l’offensive d’août 1956, les soldats de l’ALN ont pu se déployer d’une manière plus large sur le territoire national. L’organisation issue du Congrès de la Soummam leur assura plus d’efficacité. Abane Ramdane écrit dans le numéro 3 d’El Moudjahid (septembre 1956) : "Sur le plan militaire, les petits groupes de l’Armée de libération nationale, mal armés, isolés les uns des autres, ont non seulement tenu en échec les forces formidables du colonialisme français, mais fait tache d’huile, à tel point qu’aujourd’hui, ils contrôlent tout le territoire national". S’adressant aux membres de la délégation extérieure (qui n’avaient pas pu prendre part au congrès et qui furent en octobre 1956 emprisonnés dans le pénitencier de la Santé, en France), Abane et Ben M’hidi écrivaient dans une lettre : "C’est une loi de l’histoire, vieille comme le monde, qui veut qu’on ne saurait valablement et efficacement diriger une révolution sans vivre au milieu de cette révolution. Ceux qui, quotidiennement, sont en contact avec l’ennemi d’une part, et le peuple et les combattants de l’autre, sont mieux à même de juger de la situation et d’agir en conséquence".
La tournure prise par le Congrès de la Soummam, l’organisation administrative, civile et militaire qu’il décida et les implications qui sont censées en être issues pour la future Algérie indépendante n’agréaient pas à l’ensemble des acteurs qui se voulaient les dépositaires de la volonté des Algériens. Par son patriotisme, son sens élevé de la responsabilité, son dévouement et son intelligence, Abane s’est fait des ennemis au sein du personnel de la Révolution au point de le payer de sa vie.
Une histoire à décrypter
"La dynamique de la révolution algérienne nous apparaît mieux à travers ses résultats. Après une colonisation plus radicale que dans les autres pays du Maghreb, la révolution a produit un régime bureaucratique, autoritaire (…) ", écrit Mohammed Harbi. La gestion catastrophique de la rente pétrolière, le clientélisme, le conservatisme culturel alimenté par une idéologie arabo-islamique désuète, la montée des périls islamistes et d’autres tares dont nous payons aujourd’hui la facture, sont aussi, quelque part, le prolongement d’une histoire encore trop tourmentée pour qu’elle soit sereinement assumée et définitivement dépassée par la jeunesse d’aujourd’hui. Presque un demi-siècle après la fin de l’un des conflits les plus meurtriers de l’histoire de la décolonisation, la capitalisation des fondements de la révolution de Novembre 1954 par la génération qui inaugure le troisième millénaire par une sorte de “transition permanente” semble des plus problématiques. C’est que, en cours de route et par des remises en cause dictées par l’exercice du pouvoir absolu – qui, assure-t-on, corrompt absolument –, des maillons forts de la chaîne ont cassé. La transmission de la mémoire, trop sélective et détournée au profit d’une caste, a fini par générer le sentiment contraire de ce qui eût dû constituer la substantifique moelle d’un moi collectif qui prendrait appui sur les principes de Novembre et de la plate-forme de la Soummam. Aujourd’hui, tandis que la fatalité biologique fait régresser chaque année le nombre d’acteurs et de témoins de la guerre de Libération nationale et au moment aussi où la mémoire et le souvenir s’émoussent devant une quotidienneté faite d’épreuves, de peines et de lutte sans fin pour établir l’équité, le développement et la démocratie, l’attachement à certains symboles, dates ou faits relatifs à la Révolution de novembre 1954 semble se multiplier et s’amplifier d’une façon presque inversement proportionnelle aux éclairages et décryptages que ces événements réclament au profit des nouvelles générations.
L’historiographie officielle, dont sont issus les programmes scolaires et universitaires de la matière “Histoire’’, campe toujours, à quelques exceptions près, sur un style dithyrambique, voire hagiographique, qui exclut les erreurs, les contradictions et… les personnalités gênantes qui pourraient faire ombrage aux opportunistes de tous bords qui ont accaparé le pouvoir et le capital sentimental de la Révolution, ainsi qu’aux tard-venus, pour reprendre une pertinente expression de Mostefa Lacheraf. Un phénomène de banalisation de l’histoire se met alors en route et aboutit à la folklorisation de toutes ses facettes. La pouvoir politique, hormis quelques moments d’“inattention’’, a réussi effectivement à folkloriser les dates-phares de l’histoire moderne de l’Algérie après avoir prêté un “serment d’hypocrite’’ en juillet 1962 de prolonger le combat des martyrs par l’œuvre de reconstruction nationale.
Après qu’elles furent l’apanage systématique du parti unique pendant plus de trois décennies, ces dates-phares de l’histoire algérienne ont reçu la belle onction de la jeunesse, particulièrement en Kabylie où le combat libérateur a été rapidement suivi d’une opposition franche à la dictature, action supposant luttes clandestines et sacrifices. C’est un 5 juillet 1985, lorsque les enfants de chouhadas constitués en association libre et les membres de la Ligue des droits de l’homme créée indépendamment du pouvoir se rendirent au cimetière des martyrs pour commémorer la journée de l’Indépendance, que le pouvoir de l’époque sévit en arrêtant et incarcérant les principaux animateurs de ces deux organisations. Sous la coupole d’Alger festoyait bruyamment la jeunesse “tchi-tchi’’ qui se reconnaissait dans la politique des privilèges de l’époque, alors qu’à l’extérieur, ceux qui tenaient à la mémoire des libérateurs du pays et qui voulaient prolonger et perpétuer leur message étaient molestés et embastillés à Berrouaguia.
Au début du nouveau millénaire, ce sont les ârchs de Kabylie qui se sont distingués sur les lieux de mémoire pour célébrer des dates précises de l’histoire récente du pays. Le village d’Ifri Ouzallaguen, où s’est tenu le premier congrès du Front de libération nationale, et celui d’Ighil Imoula, où fut ronéotypée la déclaration du 1er Novembre, sont les sites les plus prisés pour replonger dans la mémoire des luttes du peuple algérien, mais surtout pour s’inspirer des grands idéaux de sacrifice, de désir de liberté et de démocratie qui ont mobilisé la jeunesse des années 1950. En essayant d’investir ces mêmes lieux, les partis politiques dominants en Kabylie n’ont pas pu s’inventer une nouvelle aura du fait que le geste dégouline de calculs politiques intéressés. En tout cas, les nouvelles possibilités de la liberté d’expression ont révélé le désir profond de la société de retrouver les repères identificatoires qui ont non seulement permis à l’Algérie de se libérer du colonialisme, mais qui ont également, par le pouvoir magique de transmission de la conscience collective, redonné espoir à une jeunesse happée par les contradictions d’une époque où se trouvent mêlés l’impasse sociale, l’atonie culturelle et le brouillage politique. La presse indépendante, les chaînes de télévision, les associations de villages et les collectifs culturels ont pu ravir le monopole de la célébration du 20 Août aux autorités officielles habituées à s’en servir comme faire-valoir de légitimité historique.
Un précieux jalon
Dans l’histoire contemporaine de l’Algérie, la journée du 20 Août 1956, constitue un jalon lumineux par lequel le cours de la Révolution et les esquisses du projet de l’Algérie indépendante ont été tracés. Une année après la grande offensive du Nord-Constantinois – la première démonstration de force de l’Armée de libération nationale face à une puissance de l’OTAN –, les animateurs des maquis sur le terrain et les concepteurs de la Révolution de Novembre 1954 ont senti la nécessité d’organiser l’insurrection sur tous les plans : hiérarchie militaire, organisation civile, division du territoire en dehors de la division administrative coloniale, structuration des réseaux logistiques, d’intendance et de soutien, création d’un état civil parallèle particulièrement pour les mariages,etc. Avec Abane Ramdane comme véritable cheville ouvrière de la conception du congrès et de ses contenus pratiques idéologiques, la guerre de Libération s’était donné les moyens organisationnels, les ressources humaines et la stratégie nécessaire pour démanteler le système colonial français et préparer le terrain à une République algérienne démocratique et sociale après le recouvrement de l’indépendance. Malheureusement, la Révolution de Novembre 1954 a dévoré beaucoup de ses enfants, et Abane Ramdane en fut un ; un de ces admirables et dignes fils de l’Algérie qui ont eu raison trop tôt, des hommes d’action, visionnaires sur les épaules desquels pèsent, tel un fatum, un devoir historique de faire renaître la patrie. Après l’offensive d’août 1956, les soldats de l’ALN ont pu se déployer d’une manière plus large sur le territoire national. L’organisation issue du Congrès de la Soummam leur assura plus d’efficacité. Abane Ramdane écrit dans le numéro 3 d’El Moudjahid (septembre 1956) : "Sur le plan militaire, les petits groupes de l’Armée de libération nationale, mal armés, isolés les uns des autres, ont non seulement tenu en échec les forces formidables du colonialisme français, mais fait tache d’huile, à tel point qu’aujourd’hui, ils contrôlent tout le territoire national". S’adressant aux membres de la délégation extérieure (qui n’avaient pas pu prendre part au congrès et qui furent en octobre 1956 emprisonnés dans le pénitencier de la Santé, en France), Abane et Ben M’hidi écrivaient dans une lettre : "C’est une loi de l’histoire, vieille comme le monde, qui veut qu’on ne saurait valablement et efficacement diriger une révolution sans vivre au milieu de cette révolution. Ceux qui, quotidiennement, sont en contact avec l’ennemi d’une part, et le peuple et les combattants de l’autre, sont mieux à même de juger de la situation et d’agir en conséquence".
La tournure prise par le Congrès de la Soummam, l’organisation administrative, civile et militaire qu’il décida et les implications qui sont censées en être issues pour la future Algérie indépendante n’agréaient pas à l’ensemble des acteurs qui se voulaient les dépositaires de la volonté des Algériens. Par son patriotisme, son sens élevé de la responsabilité, son dévouement et son intelligence, Abane s’est fait des ennemis au sein du personnel de la Révolution au point de le payer de sa vie.
Une histoire à décrypter
"La dynamique de la révolution algérienne nous apparaît mieux à travers ses résultats. Après une colonisation plus radicale que dans les autres pays du Maghreb, la révolution a produit un régime bureaucratique, autoritaire (…) ", écrit Mohammed Harbi. La gestion catastrophique de la rente pétrolière, le clientélisme, le conservatisme culturel alimenté par une idéologie arabo-islamique désuète, la montée des périls islamistes et d’autres tares dont nous payons aujourd’hui la facture, sont aussi, quelque part, le prolongement d’une histoire encore trop tourmentée pour qu’elle soit sereinement assumée et définitivement dépassée par la jeunesse d’aujourd’hui. Presque un demi-siècle après la fin de l’un des conflits les plus meurtriers de l’histoire de la décolonisation, la capitalisation des fondements de la révolution de Novembre 1954 par la génération qui inaugure le troisième millénaire par une sorte de “transition permanente” semble des plus problématiques. C’est que, en cours de route et par des remises en cause dictées par l’exercice du pouvoir absolu – qui, assure-t-on, corrompt absolument –, des maillons forts de la chaîne ont cassé. La transmission de la mémoire, trop sélective et détournée au profit d’une caste, a fini par générer le sentiment contraire de ce qui eût dû constituer la substantifique moelle d’un moi collectif qui prendrait appui sur les principes de Novembre et de la plate-forme de la Soummam. Aujourd’hui, tandis que la fatalité biologique fait régresser chaque année le nombre d’acteurs et de témoins de la guerre de Libération nationale et au moment aussi où la mémoire et le souvenir s’émoussent devant une quotidienneté faite d’épreuves, de peines et de lutte sans fin pour établir l’équité, le développement et la démocratie, l’attachement à certains symboles, dates ou faits relatifs à la Révolution de novembre 1954 semble se multiplier et s’amplifier d’une façon presque inversement proportionnelle aux éclairages et décryptages que ces événements réclament au profit des nouvelles générations.
L’historiographie officielle, dont sont issus les programmes scolaires et universitaires de la matière “Histoire’’, campe toujours, à quelques exceptions près, sur un style dithyrambique, voire hagiographique, qui exclut les erreurs, les contradictions et… les personnalités gênantes qui pourraient faire ombrage aux opportunistes de tous bords qui ont accaparé le pouvoir et le capital sentimental de la Révolution, ainsi qu’aux tard-venus, pour reprendre une pertinente expression de Mostefa Lacheraf. Un phénomène de banalisation de l’histoire se met alors en route et aboutit à la folklorisation de toutes ses facettes. La pouvoir politique, hormis quelques moments d’“inattention’’, a réussi effectivement à folkloriser les dates-phares de l’histoire moderne de l’Algérie après avoir prêté un “serment d’hypocrite’’ en juillet 1962 de prolonger le combat des martyrs par l’œuvre de reconstruction nationale.
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