I. Etat de droit : origine et actualité d’un concept
Selon B. Barret-Kriegel, l’Etat de droit se met en place progressivement dès la fin du Moyen-Age. De fait, nombre de luttes politiques de l’époque moderne (au sens des historiens), portent sur les rapports de l’Etat et du droit. En Grande-Bretagne, dès 1215, la Grande Charte fixe un certains nombre de règles et de droits (par exemple la liberté d’entrée et de sortir du royaume) qui protègent les individus contre l’arbitraire. En 1679 est institué l’habeas corpus et en 1689, à l’issue de la « Glorieuse Révolution », est proclamé le Bill of Rights qui affirme dans son article 1 « Que le prétendu pouvoir de suspendre les lois ou l’exécution des lois par l’autorité royale, sans le consentement du Parlement, est illégal ». La déclaration d’Indépendance américaine de 1776 affirme que le gouvernement repose sur le consentement du peuple et que les hommes ont le droit de changer de gouvernement lorsqu’ils sont victimes d’abus et d’usurpations qui tendent au « despotisme absolu ». La Révolution française, en affirmant en 1791 « Il n’y a pas en France d’autorité supérieure à la loi », prolonge cette tradition selon laquelle, la loi protège l’individu contre l’arbitraire (1).
Il faut pourtant attendre le XIXe siècle pour que la question de l’Etat de droit soit traitée par les juristes allemands (Rechtsstaat). Alors que l’Empire se met en place en 1871, il s’agit d’encadrer la puissance de l’Etat par le droit. Le concept d’Etat de droit, introduit notamment en France par R. Carré de Malberg (Contribution à la théorie générale de l’Etat, 1920-1922) reste longtemps dans le vocabulaire technique des juristes et des spécialistes de la philosophie du droit. A partir de la fin des années 1970 et du début des années 1980, le débat public s’empare du thème de l’Etat de droit afin d’affirmer le primat de la démocratie et des libertés individuelles. L’époque est marquée par la crise du système soviétique et la volonté de mettre en place à l’époque de M. Gorbatchev un « Etat socialiste de droit ». On assiste aussi à un regain d’intérêt pour la philosophie politique (et notamment pour la tradition libérale) en même temps qu’à une importance accrue de la question des droits de l’homme au plan international. La critique du totalitarisme s’accompagne d’une réhabilitation de l’Etat démocratique (dont la légitimité avait été mise en cause par la critique marxiste). (voir la fiche « Représentation »).
II. Les théories de l’Etat de droit
La réflexion moderne sur l’Etat est fondé, depuis J. Bodin sur le concept de souveraineté. La souveraineté est une puissance absolue qui s’exerce sur un territoire et une population. Le souverain peut être un monarque (c’est la solution préconisée par J. Bodin) ou il peut être le peuple (solution préconisée par J.J. Rousseau), mais dans tous les cas le détenteur de la souveraineté est au sommet d’une hiérarchie et fixe les règles qui sont applicables par tous. Rousseau écrit par exemple : « Il est de l’essence d’une puissance souveraine de ne pouvoir être limitée ; elle peut tout ou elle n’est rien » (2).
C’est cette idée d’un pouvoir auquel ne s’impose aucune règle qui est progressivement contesté. Par la pensée contre-révolutionnaire d’abord qui en appelle aux traditions et aux corps intermédiaires de l’Ancien Régime qui limitaient la puissance de l’Etat central et du monarque. Par les théoriciens du droit naturel aussi qui affirment que les lois doivent être conformes au droit naturel pour être légitimes. L’idée que la souveraineté (nationale ou populaire) doit pouvoir s’exercer sans limite explique qu’en France aucun contrôle de la constitutionnalité des lois n’existe avant la constitution de la Vème République.
La conception de l’Etat de droit va cependant s’imposer : on considère que les institutions qui exercent la souveraineté doivent prendre des décisions conformes au droit et que, si le droit est modifié, ce doit être selon des procédures elles-mêmes légales.
L’Etat de droit est un Etat où, dans les rapports avec les citoyens, l’administration est soumise à des règles de droit. Les citoyens disposent donc d’une possibilité de recours contre les décisions de l’administration (existence de juridictions qui jugent des différents entre les citoyens et l’Etat (3)). L’Etat de droit s’oppose donc à l’Etat de police.
Pour R. Carré de Malberg « l’Etat de police est celui dans lequel l’autorité administrative peut, d’une façon discrétionnaire et avec une liberté de décision plus ou moins complète, appliquer aux citoyens toutes les mesures dont elle juge utile de prendre par elle-même l’initiative, en vue de faire face aux circonstances et d’atteindre à chaque moment les fins qu’elle se propose » (4). A l’inverse, l’Etat de droit est « un Etat qui, dans ses rapports avec ses sujets et pour la garantie de leur statut individuel, se soumet lui-même à un régime de droit, et cela en tant qu’il enchaîne son action sur eux par des règles, dont les unes déterminent les droits réservés aux citoyens, dont les autres fixent par avance les voies et moyens qui pourront être employés en vue de réaliser les buts étatiques » (5).
Mais l’Etat de droit est aussi un Etat caractérisé par une hiérarchie des normes. Les circulaires, décrets et arrêtés doivent être conformes aux lois, lesquelles doivent être conforme à la constitution, ce qui suppose un contrôle de la constitutionalité des lois qui limite le pouvoir des législateurs eux-mêmes (rôle du Conseil Constitutionnel en France, de la Cour suprême aux Etats-Unis etc.) (6).
Cette conception d’un Etat soumis au droit soulève cependant une difficulté majeure. Puisque c’est l’Etat qui produit le droit, il est soumis au droit qu’il produit lui-même. Autrement dit, puisque l’Etat est souverain, comment son action pourrait-elle être limitée ?
Plusieurs réponses ont été apportées à ces questions :
- Les théoriciens allemands ont mis en avant le concept d’autolimitation. L’Etat est souverain, mais il accepte de lui même de se soumettre à un ordre juridique qu’il ne peut décider de remettre en cause sans saper les bases mêmes de son action.
- La tradition française, héritée de la Révolution française, repose sur une approche déductive. Au sommet de la hiérarchie se trouve la déclaration des Droits de l’Homme qui « reconnaît » des droits « naturels, inaliénables et sacrés », puis la Constitution, les lois et enfin les textes réglementaires. Dans cette perspective, c’est la conformité du contenu des lois aux principes fondateurs des Droits de l’Homme qui définissent l’Etat de droit. Pendant longtemps cependant, l’absence de contrôle de constitutionalité, conduira les juristes à déplorer l’inachèvement de l’Etat de droit et France et à dénoncer la toute puissance parlementaire dans l’examen de la conformité des lois à la Constitution (7).
- Le juriste autrichien H. Kelsen, figure de proue du positivisme juridique, considère que la formule Etat de droit est un pléonasme, car les normes juridiques sont nécessairement produites par l’Etat. Pour Kelsen, il y a identité entre l’Etat et le droit. La production des règles de droit n’est soumise qu’à des contraintes de forme (hiérarchie des normes sans considération de leur contenu). De ce point de vue, tout Etat est un Etat de droit. Cependant Kelsen est conduit à affirmer que si cette dernière affirmation est vraie en théorie, en fait, on ne peut parler d’Etat de droit que si les gouvernants sont responsables de leurs actes, les tribunaux indépendants et si les citoyens se voient garantir un certain nombre de droits.
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Selon B. Barret-Kriegel, l’Etat de droit se met en place progressivement dès la fin du Moyen-Age. De fait, nombre de luttes politiques de l’époque moderne (au sens des historiens), portent sur les rapports de l’Etat et du droit. En Grande-Bretagne, dès 1215, la Grande Charte fixe un certains nombre de règles et de droits (par exemple la liberté d’entrée et de sortir du royaume) qui protègent les individus contre l’arbitraire. En 1679 est institué l’habeas corpus et en 1689, à l’issue de la « Glorieuse Révolution », est proclamé le Bill of Rights qui affirme dans son article 1 « Que le prétendu pouvoir de suspendre les lois ou l’exécution des lois par l’autorité royale, sans le consentement du Parlement, est illégal ». La déclaration d’Indépendance américaine de 1776 affirme que le gouvernement repose sur le consentement du peuple et que les hommes ont le droit de changer de gouvernement lorsqu’ils sont victimes d’abus et d’usurpations qui tendent au « despotisme absolu ». La Révolution française, en affirmant en 1791 « Il n’y a pas en France d’autorité supérieure à la loi », prolonge cette tradition selon laquelle, la loi protège l’individu contre l’arbitraire (1).
Il faut pourtant attendre le XIXe siècle pour que la question de l’Etat de droit soit traitée par les juristes allemands (Rechtsstaat). Alors que l’Empire se met en place en 1871, il s’agit d’encadrer la puissance de l’Etat par le droit. Le concept d’Etat de droit, introduit notamment en France par R. Carré de Malberg (Contribution à la théorie générale de l’Etat, 1920-1922) reste longtemps dans le vocabulaire technique des juristes et des spécialistes de la philosophie du droit. A partir de la fin des années 1970 et du début des années 1980, le débat public s’empare du thème de l’Etat de droit afin d’affirmer le primat de la démocratie et des libertés individuelles. L’époque est marquée par la crise du système soviétique et la volonté de mettre en place à l’époque de M. Gorbatchev un « Etat socialiste de droit ». On assiste aussi à un regain d’intérêt pour la philosophie politique (et notamment pour la tradition libérale) en même temps qu’à une importance accrue de la question des droits de l’homme au plan international. La critique du totalitarisme s’accompagne d’une réhabilitation de l’Etat démocratique (dont la légitimité avait été mise en cause par la critique marxiste). (voir la fiche « Représentation »).
II. Les théories de l’Etat de droit
La réflexion moderne sur l’Etat est fondé, depuis J. Bodin sur le concept de souveraineté. La souveraineté est une puissance absolue qui s’exerce sur un territoire et une population. Le souverain peut être un monarque (c’est la solution préconisée par J. Bodin) ou il peut être le peuple (solution préconisée par J.J. Rousseau), mais dans tous les cas le détenteur de la souveraineté est au sommet d’une hiérarchie et fixe les règles qui sont applicables par tous. Rousseau écrit par exemple : « Il est de l’essence d’une puissance souveraine de ne pouvoir être limitée ; elle peut tout ou elle n’est rien » (2).
C’est cette idée d’un pouvoir auquel ne s’impose aucune règle qui est progressivement contesté. Par la pensée contre-révolutionnaire d’abord qui en appelle aux traditions et aux corps intermédiaires de l’Ancien Régime qui limitaient la puissance de l’Etat central et du monarque. Par les théoriciens du droit naturel aussi qui affirment que les lois doivent être conformes au droit naturel pour être légitimes. L’idée que la souveraineté (nationale ou populaire) doit pouvoir s’exercer sans limite explique qu’en France aucun contrôle de la constitutionnalité des lois n’existe avant la constitution de la Vème République.
La conception de l’Etat de droit va cependant s’imposer : on considère que les institutions qui exercent la souveraineté doivent prendre des décisions conformes au droit et que, si le droit est modifié, ce doit être selon des procédures elles-mêmes légales.
L’Etat de droit est un Etat où, dans les rapports avec les citoyens, l’administration est soumise à des règles de droit. Les citoyens disposent donc d’une possibilité de recours contre les décisions de l’administration (existence de juridictions qui jugent des différents entre les citoyens et l’Etat (3)). L’Etat de droit s’oppose donc à l’Etat de police.
Pour R. Carré de Malberg « l’Etat de police est celui dans lequel l’autorité administrative peut, d’une façon discrétionnaire et avec une liberté de décision plus ou moins complète, appliquer aux citoyens toutes les mesures dont elle juge utile de prendre par elle-même l’initiative, en vue de faire face aux circonstances et d’atteindre à chaque moment les fins qu’elle se propose » (4). A l’inverse, l’Etat de droit est « un Etat qui, dans ses rapports avec ses sujets et pour la garantie de leur statut individuel, se soumet lui-même à un régime de droit, et cela en tant qu’il enchaîne son action sur eux par des règles, dont les unes déterminent les droits réservés aux citoyens, dont les autres fixent par avance les voies et moyens qui pourront être employés en vue de réaliser les buts étatiques » (5).
Mais l’Etat de droit est aussi un Etat caractérisé par une hiérarchie des normes. Les circulaires, décrets et arrêtés doivent être conformes aux lois, lesquelles doivent être conforme à la constitution, ce qui suppose un contrôle de la constitutionalité des lois qui limite le pouvoir des législateurs eux-mêmes (rôle du Conseil Constitutionnel en France, de la Cour suprême aux Etats-Unis etc.) (6).
Cette conception d’un Etat soumis au droit soulève cependant une difficulté majeure. Puisque c’est l’Etat qui produit le droit, il est soumis au droit qu’il produit lui-même. Autrement dit, puisque l’Etat est souverain, comment son action pourrait-elle être limitée ?
Plusieurs réponses ont été apportées à ces questions :
- Les théoriciens allemands ont mis en avant le concept d’autolimitation. L’Etat est souverain, mais il accepte de lui même de se soumettre à un ordre juridique qu’il ne peut décider de remettre en cause sans saper les bases mêmes de son action.
- La tradition française, héritée de la Révolution française, repose sur une approche déductive. Au sommet de la hiérarchie se trouve la déclaration des Droits de l’Homme qui « reconnaît » des droits « naturels, inaliénables et sacrés », puis la Constitution, les lois et enfin les textes réglementaires. Dans cette perspective, c’est la conformité du contenu des lois aux principes fondateurs des Droits de l’Homme qui définissent l’Etat de droit. Pendant longtemps cependant, l’absence de contrôle de constitutionalité, conduira les juristes à déplorer l’inachèvement de l’Etat de droit et France et à dénoncer la toute puissance parlementaire dans l’examen de la conformité des lois à la Constitution (7).
- Le juriste autrichien H. Kelsen, figure de proue du positivisme juridique, considère que la formule Etat de droit est un pléonasme, car les normes juridiques sont nécessairement produites par l’Etat. Pour Kelsen, il y a identité entre l’Etat et le droit. La production des règles de droit n’est soumise qu’à des contraintes de forme (hiérarchie des normes sans considération de leur contenu). De ce point de vue, tout Etat est un Etat de droit. Cependant Kelsen est conduit à affirmer que si cette dernière affirmation est vraie en théorie, en fait, on ne peut parler d’Etat de droit que si les gouvernants sont responsables de leurs actes, les tribunaux indépendants et si les citoyens se voient garantir un certain nombre de droits.
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