Les gouvernants voudraient faire admettre la maxime qu'eux seuls sont susceptibles de voir juste en politique, et que par conséquent il n'appartient qu'à eux d'avoir une opinion à ce sujet. Ils ont bien leurs raisons pour parler ainsi, et les gouvernés ont aussi les leurs, qui sont précisément les mêmes, pour refuser d'admettre ce principe, qui, effectivement considéré en lui-même, et sans aucun préjugé, soit de gouvernant, soit de gouverné, est tout à fait absurde, car les gouvernants sont, au contraire, par leur position, même en les supposant honnêtes, les plus incapables d'avoir une opinion juste et élevée sur la politique générale ; puisque plus on est enfoncé dans la pratique, moins on doit voir juste sur la théorie. Une condition capitale pour un publiciste qui veut se faire des idées politiques larges, est de s'abstenir rigoureusement de tout emploi ou fonction publique : comment pourrait-il être à la fois acteur et spectateur?
Mais on est tombé, à cet égard, d'un excès dans un autre. En combattant la prétention ridicule du savoir politique exclusif des gouvernants, en a engendré, dans les gouvernés, le préjugé, non moins ridicule, quoique moins dangereux, que tout homme est apte à se former, par le seul instinct, une opinion juste sur le système politique, et chacun a prétendu devoir s'ériger en législateur.
Il est singulier, comme l'a fait observer Condorcet, que les hommes jugent impertinent de prétendre savoir la physique ou l'astronomie, etc., sans avoir étudié ces sciences, et qu'ils croient en même temps que tout le monde doit savoir la science politique, et avoir une opinion fixe et tranchante sur ses principes les plus abstraits, sans qu'il soit nécessaire d'avoir la peine d'y réfléchir, et d'en avoir fait un objet spécial d'étude.
Cela tient, comme aurait dû ajouter Condorcet, à ce que la politique n'est point encore une science positive : car il est évident que, quand elle le sera devenue, tout le monde comprendra que, pour la connaître, il est indispensable d'avoir étudié les observations et les déductions sur lesquelles elle sera fondée.
Cependant, pour tout concilier, pour exclure ce préjugé, sans rappeler le principe d'indifférence politique, si cher aux gouvernants, il serait bon de distinguer, plus qu'on ne l'a fait encore, les opinions des désirs.
Il est raisonnable, il est naturel, il est nécessaire, que tout citoyen ait des désirs politiques, parce que tout homme a un intérêt quelconque dans la conduite des affaires sociales ; il est tout simple, par exemple que tous les citoyens qui ne sont pas de la classe des privilégiés, et qui vivent du produit de leurs travaux, désirent la liberté, la paix, la prospérité industrielle, l'économie dans les dépenses publiques, et le bon emploi de l'impôt.
Mais une opinion politique exprime plus que des désirs ; elle est, en outre, l'expression, le plus souvent très affirmative et très absolue, que ces désirs ne peuvent être satisfaits que par tels et tels moyens, et nullement par d'autres. Or voilà sur quoi il est ridicule et déraisonnable de prononcer sans y avoir spécialement réfléchi. Car il est évident que, dans cette question, telle mesure, telle institution, est-elle propre à atteindre tel but donné? il y a une chaîne de raisonnements et de réflexions, qui exige, pour être bien faite, une étude particulière de ce genre de considérations ; et, faute de cela, on croira propres à atteindre un but des moyens qui auraient un effet absolument opposé.
Il reste, je crois, de cette analyse des opinions et des désirs, en politique, deux conséquences importantes :
1- Premièrement, en envisageant les choses de cette manière, et en ne considérant les opinions politiques des hommes non éclairés autrement que comme l'expression des désirs (confondue avec celle des moyens), on verra qu'il existe plus d'uniformité qu'on ne l'imagine ordinairement dans les volontés politiques d'une nation.
En France, par exemple, parmi les individus qui professent les opinions rétrogrades, il n'y en a qu'un petit nombre, composé d'anciens privilégiés, qui désirent réellement, c'est-à-dire en connaissance de cause, le rétablissement des anciennes institutions ; la masse veut, au fond, comme tout le monde, la liberté, la paix et l'économie ; si elle joint à ce désir l'idée du régime féodal, c'est uniquement parce qu'elle le regarde comme le seul propre à lui garantir ces biens. [confusion désir => moyen]
2- Secondement, on voit dériver, ce me semble, de la même analyse, la détermination de la part que la masse doit prendre au gouvernement. Le public seul doit indiquer le but, parce que, s'il ne sait pas toujours ce qu'il lui faut, il sait parfaitement ce qu'il veut, et personne ne doit s'aviser de vouloir pour lui.
Mais pour les moyens d'atteindre ce but, c'est aux savants en politique à s'en occuper exclusivement, une fois qu'il est clairement indiqué par l'opinion publique. Il serait absurde que la masse voulût en raisonner.
- L'opinion doit vouloir,
- les publicistes proposer les moyens d'exécution,
- et les gouvernants exécuter.
Tant que ces trois fonctions ne seront pas distinctes, il y aura confusion et arbitraire, à un degré plus ou moins grand.
En un mot, quand la politique sera devenue une science positive, le public devra accorder aux publicistes et leur accordera nécessairement la même confiance pour la politique qu'il accorde actuellement aux astronomes pour l'astronomie, aux médecins pour la médecine, etc., avec cette différence cependant que ce sera à lui exclusivement à indiquer le but et la direction du travail.
Cette confiance qui a eu les inconvénients les plus graves, tant que la politique a été vague, mystérieuse, injugeable, en un mot théologique, n'en aura pas plus, quand la politique sera devenue une science positive, c'est-à-dire d'observation, que la confiance que nous accordons journellement et sans crainte à un médecin, et dans laquelle néanmoins il y va souvent de notre vie.
Dans cet état de choses, la soumission que l'on doit à la raison, et les précautions qui doivent être prises contre l'arbitraire, seront parfaitement conciliées.
Mais on est tombé, à cet égard, d'un excès dans un autre. En combattant la prétention ridicule du savoir politique exclusif des gouvernants, en a engendré, dans les gouvernés, le préjugé, non moins ridicule, quoique moins dangereux, que tout homme est apte à se former, par le seul instinct, une opinion juste sur le système politique, et chacun a prétendu devoir s'ériger en législateur.
Il est singulier, comme l'a fait observer Condorcet, que les hommes jugent impertinent de prétendre savoir la physique ou l'astronomie, etc., sans avoir étudié ces sciences, et qu'ils croient en même temps que tout le monde doit savoir la science politique, et avoir une opinion fixe et tranchante sur ses principes les plus abstraits, sans qu'il soit nécessaire d'avoir la peine d'y réfléchir, et d'en avoir fait un objet spécial d'étude.
Cela tient, comme aurait dû ajouter Condorcet, à ce que la politique n'est point encore une science positive : car il est évident que, quand elle le sera devenue, tout le monde comprendra que, pour la connaître, il est indispensable d'avoir étudié les observations et les déductions sur lesquelles elle sera fondée.
Cependant, pour tout concilier, pour exclure ce préjugé, sans rappeler le principe d'indifférence politique, si cher aux gouvernants, il serait bon de distinguer, plus qu'on ne l'a fait encore, les opinions des désirs.
Il est raisonnable, il est naturel, il est nécessaire, que tout citoyen ait des désirs politiques, parce que tout homme a un intérêt quelconque dans la conduite des affaires sociales ; il est tout simple, par exemple que tous les citoyens qui ne sont pas de la classe des privilégiés, et qui vivent du produit de leurs travaux, désirent la liberté, la paix, la prospérité industrielle, l'économie dans les dépenses publiques, et le bon emploi de l'impôt.
Mais une opinion politique exprime plus que des désirs ; elle est, en outre, l'expression, le plus souvent très affirmative et très absolue, que ces désirs ne peuvent être satisfaits que par tels et tels moyens, et nullement par d'autres. Or voilà sur quoi il est ridicule et déraisonnable de prononcer sans y avoir spécialement réfléchi. Car il est évident que, dans cette question, telle mesure, telle institution, est-elle propre à atteindre tel but donné? il y a une chaîne de raisonnements et de réflexions, qui exige, pour être bien faite, une étude particulière de ce genre de considérations ; et, faute de cela, on croira propres à atteindre un but des moyens qui auraient un effet absolument opposé.
C'est ainsi que beaucoup de gens désirent sincèrement la liberté et la paix, qui ont en même temps une idée si fausse des moyens propres à les leur procurer, que, si ces moyens étaient mis en pratique, ils amèneraient, au contraire, le désordre et l'arbitraire.
Il reste, je crois, de cette analyse des opinions et des désirs, en politique, deux conséquences importantes :
1- Premièrement, en envisageant les choses de cette manière, et en ne considérant les opinions politiques des hommes non éclairés autrement que comme l'expression des désirs (confondue avec celle des moyens), on verra qu'il existe plus d'uniformité qu'on ne l'imagine ordinairement dans les volontés politiques d'une nation.
En France, par exemple, parmi les individus qui professent les opinions rétrogrades, il n'y en a qu'un petit nombre, composé d'anciens privilégiés, qui désirent réellement, c'est-à-dire en connaissance de cause, le rétablissement des anciennes institutions ; la masse veut, au fond, comme tout le monde, la liberté, la paix et l'économie ; si elle joint à ce désir l'idée du régime féodal, c'est uniquement parce qu'elle le regarde comme le seul propre à lui garantir ces biens. [confusion désir => moyen]
2- Secondement, on voit dériver, ce me semble, de la même analyse, la détermination de la part que la masse doit prendre au gouvernement. Le public seul doit indiquer le but, parce que, s'il ne sait pas toujours ce qu'il lui faut, il sait parfaitement ce qu'il veut, et personne ne doit s'aviser de vouloir pour lui.
Mais pour les moyens d'atteindre ce but, c'est aux savants en politique à s'en occuper exclusivement, une fois qu'il est clairement indiqué par l'opinion publique. Il serait absurde que la masse voulût en raisonner.
- L'opinion doit vouloir,
- les publicistes proposer les moyens d'exécution,
- et les gouvernants exécuter.
Tant que ces trois fonctions ne seront pas distinctes, il y aura confusion et arbitraire, à un degré plus ou moins grand.
En un mot, quand la politique sera devenue une science positive, le public devra accorder aux publicistes et leur accordera nécessairement la même confiance pour la politique qu'il accorde actuellement aux astronomes pour l'astronomie, aux médecins pour la médecine, etc., avec cette différence cependant que ce sera à lui exclusivement à indiquer le but et la direction du travail.
Cette confiance qui a eu les inconvénients les plus graves, tant que la politique a été vague, mystérieuse, injugeable, en un mot théologique, n'en aura pas plus, quand la politique sera devenue une science positive, c'est-à-dire d'observation, que la confiance que nous accordons journellement et sans crainte à un médecin, et dans laquelle néanmoins il y va souvent de notre vie.
Dans cet état de choses, la soumission que l'on doit à la raison, et les précautions qui doivent être prises contre l'arbitraire, seront parfaitement conciliées.
Auguste Comte (1798 - 1857)
(*) Publiciste : législateur, juriste, intellectuel, spécialiste en politique ...
Commentaire