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Nadir Marouf: «L'islamisme est le produit de deux désenchantements»

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  • Nadir Marouf: «L'islamisme est le produit de deux désenchantements»

    Nadir Marouf, universitaire et amateur de musique andalouse qu'il pratique et théorise, est intarissable sur la question des religions. Il a souvent un point de vue original, voire iconoclaste. Dans tous les cas, son opinion est celle d'un homme cultivé et réfléchi. C'est avec une certaine délectation qu'on l'écoute parler.

    Le Soir d’Algérie : Comment se pose le problème des langues en Algérie?

    Nadir Marouf : Je pense qu’il y a deux dilemmes fabriqués par les pouvoirs successifs de Boumediene et de Chadli. Durant l’époque Boumediene, on assiste à un bras de fer entre arabisants et francisants : les premiers se donnant une légitimité nationale sur le seul fait d’avoir, durant la guerre de Libération, acquis leurs diplômes dans les instituts théologiques du Caire, de Tunis ou de Fès, et se faisant, à ce titre, prévaloir de leur djihad ; les seconds étant présentés comme les épiphénomènes du colonialisme du seul fait de parler la langue française. Comme, de surcroît, la pensée de gauche était plus prégnante dans l’espace public au travers de la langue française (problème de terminologie sans doute ?), on s’évertuait à qualifier ces francophones de suppôts du sionisme, du seul fait que la gauche renvoyait au «juif» Karl Marx ! Ce faux débat était bien compris par la classe politique et par Boumediene lui-même qui s’est complu dans la politique de l’amalgame en promouvant à la carte les uns ou les autres suivant le contexte et le secteur d’intervention.

    En réalité, nous assistions à une «lutte des places» plus ou moins larvée : en effet, les arabisants organiques se trouvaient cantonnés dans les organisations de masse et dans des ministères à caractère idéologique (Habous, Information, Culture, etc.). Or, les ministères décisionnels où le pouvoir économique confère naturellement le pouvoir politique au sens large du terme (le seul PDG de Sonatrach à la fin des années 70 pesait 80 % du PIB, c’est-à-dire qu’il était plus important que l’ensemble des ministres réunis) est devenu intolérable aux yeux de ceux qui estiment être les garants de la légitimité nationale. Leur stratégie méritocratique a donné lieu à une chasse aux sorcières qui consiste à transposer des logiques de compétence (auxquelles Boumediene n’était pas insensible) en termes idéologiques, discriminant ainsi des citoyens francophones dont le seul crime est d’avoir été formés en langue française, mais qui n’avaient rien à envier aux «arabisateurs» organiques sur la question nationale, voire même sur celle du patriotisme. Je dois préciser à cet effet que curieusement, dans les maquis, certains jeunes étudiants étaient appelés à rédiger des rapports à la suite des combats à l’adresse de l’état- major à Marsat- Ben-Mhidi ; ces rapports étaient rédigés en français ou en arabe, selon les compétences du scribe. A l’époque, les officiers confrontés à la lutte armée n’avaient aucun état d’âme sur la question. Cela, je peux en témoigner personnellement…

    Avec la période Chadli, le bras de fer se transforme en arabisants/berbérisants, et ce, depuis le Printemps berbère de 1980. Le pouvoir s’était embourbé dans cette affaire, ce qui, les signes de récession aidant, avec la chute du baril de pétrole, conduit ce dernier à se placer dans une position d’arbitrage entre des antagonismes qu’il avait fabriqués de toutes pièces et qui désormais vont le mettre prétendument dans une position plus confortable, en tout cas, de moindre fragilité. A partir du milieu des années 1980, cet arbitrage est censé se faire entre arabisants de l’Ouest ou du Sud et berbérisants du Centre, donnant l’impression que ces conflits sont consubstantiels à la société civile elle-même. Cette même posture d’arbitrage, le pouvoir va la pratiquer à l’égard des cadres, des administrations, des chefs d’entreprise, etc., en les stigmatisant dans des discours publics télévisés et en se faisant le porte-parole du peuple. C’est dans ce contexte «clair-obscur» qu’advient l’insurrection des jeunes en octobre 1988. C’est le temps du «Roi nu».

    Quel est le sens que vous donnez aux événements d’octobre 1988 ?

    Le système de gouvernance algérienne légué par Boumediene ne permettait pas aux citoyens de se «re-présenter» politiquement, le parti unique aidant. Les moindres frémissements de contestation, en milieu ouvrier par exemple, passaient par une reconnaissance de la Charte à laquelle toutefois on essaya de trouver quelques brèches pour exprimer un avis critique. On était donc dans l’exégèse à l’instar de l’exégèse coranique. Rien ne pouvait se dire sans passer par l’allégeance aux textes fondateurs. Autrement dit, aucune marge n’était autorisée sur le terrain séculier sans craindre pour sa vie, ou tout au moins pour sa carrière professionnelle. Cette situation où tout point de vue divergeant pouvait être assimilé à une dissidence rédhibitoire va donner lieu à des postures de rupture qui, ne pouvant s’exprimer sur le terrain du politique, vont se donner à voir sur le terrain du culturel : à partir du milieu des années 1980, et peut-être même un peu avant, des anciennes zaouias (fermées pour certaines depuis le début de la lutte de libération) rouvrent leurs portes et vont connaître une ferveur nouvelle et des adeptes qui y trouvent une ambiance plus conviviale en tout cas que celle qui règne dans les salles où la culture d’Etat est programmée. De la même manière, les mosquées de quartier se transforment en véritables «Sorbonne» après la prière du vendredi. Cette brèche religieuse de la contestation paraissait alors d’autant plus payante qu’elle n’était pas susceptible de mettre en danger les acteurs concernés par rapport à l’autorité publique : la parole de Dieu ne peut être remise en cause, fût-ce par le pouvoir lui-même. D’autres brèches s’ouvrent sur le terrain culturel, mais jamais directement politique : la revendication identitaire, notamment en Kabylie, et les mouvements jeunes dans le «genre paillard» comme la chanson raï par exemple. Ces différentes brèches ne semblaient pas suffisantes cependant pour contenir toutes les frustrations qui s’amplifiaient pour les raisons que j’ai indiquées en réponse à la question précédente (récession, accroissement du chômage, crise du logement, insolence de l’argent et segmentation du corps social à l’avenant). Les jeunes ont pris le devant de la scène et ont servi de chair à canon contre les chars de Chadli à la place des aînés qui ne semblaient pas préparés à l’affrontement. On connaît la suite avec la récupération des islamistes et consorts…

    Pensez-vous que les cultures du pays s’articulent harmonieusement ?

    Il faut prendre en considération plusieurs niveaux de réalité, au moins deux : si l’on examine ce qui fait converger les cultures dans notre pays, le mythe identitaire et le refus du métissage me paraît être un trait commun. Je voudrais signaler à cet égard le magnifique ouvrage de synthèse de Mourad Yellès paru chez l’Harmattan en 2006 sous le titre Cultures et métissages en Algérie que j’ai eu l’honneur de préfacer. Au ras des pâquerettes, en revanche, les différences sont légion. Elles attestent du maintien, sous des formes certes remaniées, de la réalité segmentaire maghrébine (la fameuse segmentarité des ethnologues). Nous y trouvons encore des discours régionalistes de type binaire (la toponymie constitue un riche réservoir de significations de ce type).

    A l’intérieur de la région, il y a ceux de la campagne et ceux de la ville. A l’intérieur de la ville, il y a ceux du centre et ceux de la périphérie. A l’intérieur du centre, il y a — dans certaines villes, comme Tlemcen par exemple – les h’dar et les coulouglis. Chez les h’dar, on peut déceler les faux et les vrais, suivant que le lignage atteste d’une profondeur généalogique inattaquable. On peut ainsi imaginer des cercles de plus en plus ténus du phénomène segmentaire. Phénomène qui n’a rien d’original, puisqu’il est identifié dans d’autres espaces culturels, mais il a la particularité chez nous d’être encore vivace et de s’avérer d’une terrible efficacité, une efficacité résurgente.

    Quel rôle a été réservé à la culture pendant le mouvement national et après l’indépendance ?

    Le mouvement national a été riche en couleurs. Je ne suis pas spécialiste de l’histoire de ce mouvement, mais il s’avère que le Maghreb avait une prégnance certaine aux yeux des gens du peuple. L’esprit fédéraliste et le sentiment de militer pour une cause commune étaient patents depuis au moins les années 1930. Ce fédéralisme a eu une importance toute particulière dans le contexte de la diaspora maghrébine en France de l’entre-deux guerres.

    Dans les villes, y compris en milieu populaire (et peut-être plus en milieu populaire), la cause pour l’indépendance n’a pas séparé les religions, sachant que chrétiens et juifs, certes peu nombreux, ont pu y adhérer au nom du principe de liberté et de lutte pour la décolonisation. Sur le plan culturel stricto sensu la jeunesse urbaine était très ouverte, d’une part à l’Occident, et d’autre part à l’Orient : au plan littéraire par exemple, nos aînés qui ont eu la chance d’être scolarisés se donnaient à cœur joie de lire Victor Hugo, Voltaire ou Montesquieu.

    J’en ai la preuve vivante auprès de certaines personnes quasiment centenaires, qui n’ont pas dépassé le stade du certificat d’études et qui se souviennent de passages entiers de ces auteurs. Pour ce qui est de l’Orient, nous assistons à la même époque, c’est-à-dire autour des années trente, à une forme d’identification à l’Orient, pas celui de Farouk, mais celui de Zaghloul, d’Atatürk, ou du roi Fayçal d’Irak, qui incarnaient une quête de libération à l’égard des régimes mandataires nés du démantèlement de l’empire ottoman. Curieusement, cet orientalisme s’exprimait par la musique. Même une ville aussi conservatrice que Tlemcen s’était ouverte à Oum Keltoum et bien avant elle, à Sami Chaoua, cheikh Salama Hijazi, Mounira Mehdia, etc.

  • #2
    Nos parents et grands parents étaient d’une ouverture et d’une disponibilité artistique incomparable aux générations du temps présent. Et cela n’a rien à voir avec le niveau intellectuel. Cet état d’esprit n’a pas disparu après l’indépendance. La société civile a eu tendance néanmoins à perdre son autonomie au profit des institutions étatiques qui entendent définir la culture à l’aune des nouvelles politiques à mettre en œuvre.

    Cette perte de l’initiative populaire, notamment du mouvement associatif, au profit d’une bureaucratisation de la culture nous amène à des aberrations telles qu’une anecdote pourrait en résumer le sens : je me trouvais invité en 1980, comme d’autres universitaires et journalistes du monde arabe, par le Polisario, pour fêter le cinquième anniversaire de la RASD.

    Nous nous trouvions du côté de Tindouf, et à côté des parades militaires et des démonstrations édifiantes, j’assiste fortuitement à une discussion sous une tente aux côtés de feu Ahmed Wahbi et d’autres artistes. Nous écoutions le directeur de la programmation artistique de la radio algérienne qui nous tenait le propos suivant : «Il est impératif d’unifier la chanson algérienne.» Face à une telle obsession intégrationniste qui portait y compris dans le domaine musical, Ahmed Wahbi, visiblement offusqué, s’est écrié alors : «Pourquoi voulez-vous mettre dans la même moulinette la chanson touareg, kabyle, constantinoise, oranaise et tlemcénienne, pour ne citer que celles-là ? Et quand bien même cela est possible, pour quoi faire ?» Cet épisode me semble suffisant pour qualifier l’indigence culturelle dont l’Algérie va être l’objet au cours des décennies qui viennent de s’écouler, voire celle d’aujourd’hui…

    Comment se pose le problème des religions dans l’Algérie d’aujourd’hui ?

    Dans l’Algérie profonde, comme dans les pays voisins, la pratique religieuse a toujours été vivace. Il se trouve que depuis de longs siècles, deux conceptions de la religion s’affrontent : celle, minoritaire, des cités, c’est-à-dire, celle des fouqaha, dont parle Jacques Berque dans son Maghreb intérieur (Editions Sindbad), qui poursuivent une conception puriste, notoirement malékite, de l’islam, autrement un islam de l’élite urbaine ; et celle, massive, de l’islam populaire qui a toujours été un islam syncrétique, c’est-àdire traversé par des rituels qui relèvent de la protohistoire.

    J’ai eu l’occasion de remarquer que ces religions populaires laissent apparaitre un autre syncrétisme, mettant en jeu les seules religions monothéistes. J’en ai donné un article dans l’Encyclopédie des Mythes et Croyances du monde, parue en trois volumes chez Lidis- Brépols (1985).

    Je signale, entre autres, l’existence, jusqu’à la veille de la Seconde Guerre mondiale, de pèlerinages juifs au cours du printemps, qui avaient lieu dans la mosquée de Sidi-Youchaa (Josué). Il est curieux de constater en effet que ce prophète, contemporain de Moïse, constitue un ancêtre éponyme pour des populations dont l’islamité n’est pas à démontrer, et qui accueillaient, chaque année, ces pèlerins venant des villes voisines, voire même de Marseille, d’Oujda ou de Constantine, en assurant leur hébergement et leur nourriture pendant trois jours et trois nuits. Ce type de convivialité interconfessionnelle est bien connu chez les ethnologues et historiens des religions. Nous en avons des «buttes» témoins tout au long du littoral sudméditerranéen.

    La conclusion à en tirer, c’est que les religions populaires ont toujours été plus ouvertes sur le vaste monde que les religions de l’élite, forcément plus sectaires. Et c’est là un paradoxe sur lequel mon regretté ammi Mohamed Arkoun s’était longtemps interrogé. La question religieuse est aujourd’hui tout à fait différente. La plèbe rurale, tout au moins, sa jeunesse, a été victime d’une acculturation religieuse niveleuse, si bien que les singularités locales disparaissent au profit d’un islam désincarné, transnational, planétaire, fonctionnant dans les mêmes codes. En revanche, on assiste aujourd’hui à une renaissance du mouvement confrérique d’obédience soufie notamment, qui connaît de plus en plus d’adeptes. Cet islam des zaouïas est plus proche du cœur et de l’esprit du peuple algérien qui y retrouve ses repères. Je constate à cet effet que cette tendance est soutenue par l’Etat depuis l’avènement de Bouteflika. Pourquoi pas ? D’une manière plus générale, la question de la religion reste inséparable de l’alternative, laïcisante ou pas, à la crise culturelle de l’Algérie actuelle. En dehors de tout formalisme et de tout mimétisme pro-occidental, je crois qu’on ne peut pas envisager cette alternative, ou cette sortie de crise, sans convoquer l’islam en tant que pratique fondamentale imprégnant notre société. L’équation à trouver pour les tenants de la démocratie laïque ne doit pas être recherchée dans l’importation du modèle, mais dans un travail en profondeur sur ce que peut receler l’islam des gens simples dans son articulation possible à la modernité. Toute autre conception me paraît outrancièrement autistique et attester de la méconnaissance profonde de notre société.

    Comment expliquez-vous cette montée de l’islamisme ?

    Je pense que la montée de l’islamisme dépasse le cadre algérien. Je voudrais rappeler à cet effet qu’aux siècles qui ont précédé l’épopée coloniale, c’est-à-dire en gros jusqu’à la fin du XVIIIe siècle, les pays arabes, notamment ceux d’Orient, qui ont connu une coexistence entre populations de religions différentes, il n’y a jamais eu de fixation particulière de la part des musulmans sur leurs concitoyens juifs ou chrétiens. Le temps des croisades était bien loin derrière ; et à cet effet, il faut préciser que, autant il y a eu une longue période de sang et de larmes dans les guerres de religions qui ont opposé christianisme et islam, mais aussi christianisme et judaïsme, autant je ne crois pas qu’il ait existé de manière significative, que ce soit dans l’Espagne musulmane ou dans l’Orient dynastique, des épisodes conflictuels entre musulmans et juifs. Il n’est pas inutile aujourd’hui de s’interroger sur la fixation de l’Occident sur le prétendu «antisémitisme» des musulmans vis-à-vis des juifs, ce qui est pour le moins une aberration sémantique, car comment être antisémite et sémite soi-même ? Cette conflictualité est récente dans l’histoire des peuples. L’Occident s’est débarrassé d’une longue mésalliance en passant le bébé au peuple palestinien qui est le plus ancien exilé de l’histoire que je connaisse. En effet, ses ancêtres cananéens étaient déjà stigmatisés par des pasteurs nomades – appelés «habirû» (ce qui donnera plus tard «hébreux»), venus de Mésopotamie, et qui ont conquis de manière prédatrice la Palestine, au nom de la morale et de la religion. C’est l’éternel conflit nomades/sédentaires théorisé par Ibn Khaldoun pour le Maghreb mais dont les fondements anthropologiques remontent, tout au moins pour ce qui est du croissant fertile, au début du deuxième millénaire avant l’ère chrétienne. Pour ce qui est du peuple palestinien, rappelons qu’il a été occupé ou mis en exil depuis 4 000 ans ! Aujourd’hui, le juif du juif, c’est le palestinien. Je ne prétends pas que le conflit planétaire et que le «choc des civilisations» dont parle Huntington proviennent du conflit israélo-palestinien exclusivement, mais que ce dernier n’est qu’un élément du puzzle géopolitique qui consiste à asseoir une nouvelle domination à distance de la part de l’impérialisme occidental (aujourd’hui occidentalo-asiatique) pour s’assurer le maintien du deal pétrolier, tant que celui-ci constitue une ressource vitale. L’épisode de la guerre du Golfe, et plus avant, l’interférence de l’Oncle Sam dans la guerre soviéto-afghane, en se portant garant des moudjahidine contre le bloc communiste, c’est tout cela qui conduit à l’islamisation massive des laissés-pour-compte qui se retournent non seulement contre les puissances occidentales, mais aussi contre leurs propres gouvernants, dont la collusion avec ces dernières n’est plus à démontrer, d’autant plus que les évènements présents sont là pour nous le rappeler.

    Les peuples des pays musulmans n’avaient pour seul bagage que l’islam pour trouver la force nécessaire susceptible de répondre à l’agression des puissants et à l’insolence de l’argent.

    Il faut dire que les Etats-Unis vont amplifier cette nouvelle partition du monde en transformant l’ancien conflit Est-Ouest en conflit Nord-Sud, et ce, depuis la destruction du mur de Berlin. L’Oncle Sam s’est trouvé démuni de ne plus agir dans le monde comme gendarme et gardien de la liberté du Monde libre contre le bloc de l’Est.

    La fin du monde bipolaire oblige les Etats-Unis à réinventer une nouvelle raison de continuer à régenter la planète. Donc, le problème de l’islamisme est le produit de deux phénomènes géopolitiques qui vont entrer en lice : celui du désenchantement des peuples arabo-musulmans, et celui de la problématique américaine de redonner sens à son statut de régent, sachant qu’elle est en perte de vitesse en tant que puissance technicienne, à côté du Japon, de la Corée du Sud, et maintenant de la Chine. J’ai eu l’occasion de développer cette thèse dans d’autres travaux, ce qui m’évitera d’alourdir ce débat outre-mesure.

    Je voudrais tout de même préciser pour éviter toute confusion que si j’explique le phénomène d’islamisation dans le monde d’aujourd’hui, je n’en excuse pas pour autant les pratiques, notamment le terrorisme aveugle aussi bien au plan international que dans le cas de l’Algérie qui a été martyrisée des années durant. Au demeurant, je pense fondamentalement que ces pratiques extrêmes, que d’aucuns considèrent qu’elles furent manipulées, ne font qu’aider, par leur barbarie passée ou présente, les extrémismes de droite au sein des sociétés occidentales dont le score électoral est en train de monter partout aux Etats-Unis comme en Europe.

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    • #3
      Pourquoi l’Algérie est-elle devenue un enjeu religieux entre islamisme et évangélisation ?

      Je ne connais pas bien ce dossier mais j’ai été assez satisfait d’apprendre que les jeunes Algériens qui ont été emprisonnés, les uns pour avoir enfreint le carême du Ramadan, les autres, pour s’être convertis au catholicisme, ont été libérés. Je trouve que à la fois les avocats de la défense et la société civile elle-même ont fait montre d’une grande maturité d’esprit et je m’en félicite pour mon pays. Cela d’ailleurs m’autorise à faire justice à quelques-uns de nos compatriotes qui, tout en étant chrétiens ou juifs, sont restés algériens jusqu’à aujourd’hui. Cette nationalité, ils l’ont conquise de haute lutte pour avoir participé à la lutte de libération nationale. Certains furent exécutés par le pouvoir colonial, d’autres morts au maquis, d’autres enfin ont connu la geôle française. Ces gens nous les connaissons. La Constitution algérienne dans son article 2 ne leur rend pas justice, puisqu’elle stipule que l’islam est la religion d’Etat. On pourrait imaginer une disposition qui puisse dissiper ce malentendu. Rien de tout cela n’est explicité à nos enfants dans les écoles. Ce qui accroît les quant à soi et les tendances claniques ou intégristes.

      Néanmoins, les soubresauts d’évangélisation qui se manifestent ici ou là ne me paraissent pas relever d’une conviction réelle et sincère qui consiste à opter pour une religion en en abandonnant une autre. Partant du principe que toutes les religions monothéistes se ressemblent quant à leur fondement doctrinal, en dépit des divergences que les seules contingences de l’histoire sont à même d’expliquer, je suis enclin à penser que des motivations plus «pragmatiques» sont à l’origine de ces conversions. Il se peut que je ne sois pas suffisamment informé pour y trouver d’autres raisons que celles que je viens d’évoquer.

      Comment pouvez-vous juger de la sincérité ou non de ces conversions ?


      Le sociologue que je suis a l’habitude de ne pas se fondre en conjectures sur des évènements contemporains sans s’atteler à l’enquête. Celle-ci consiste en l’occurrence en compilation d’archives et en travail de terrain sur l’ampleur du phénomène de conversion : est-il localisé dans une région particulière, ou connaît-il une dispersion à travers le pays ? Quelle en est l’ampleur statistique, de même quelle en est l’évolution au cours de ces dix ou vingt dernières années ? Quand ce mouvement a-t-il «pris» de manière significative, autrement dit dans quel contexte faut-il le situer, quelles classes d’âge concerne-t-il prioritairement, s’agit-il de personnes déclassées, sans travail, ou désocialisées (vivant seules ou éloignées de leur famille), s’agit-il d’une élite diplômée, ou de la plèbe rurale, urbaine, ou les deux à la fois ?, etc. Vous comprenez que pour répondre à toutes ces questions, il faille faire un travail de terrain conséquent. Je ne sais pas s’il a été fait par les labos de recherche en Algérie, ou si des thèses ont été rédigées sur le sujet ; cela est fort probable, mais je n’en suis pas au courant. Dans ces conditions, comment pourrais-je spéculer sur les motivations en matière de conversion au christianisme. Par ailleurs, s’agitil de conversion au catholicisme, au protestantisme ou à l’église anglicane dont le prosélytisme récent semble avoir été signalé, non seulement en Algérie mais dans les pays voisins. Ce que je peux dire, en l’absence de ces éléments factuels, c’est qu’il y a une histoire des cultes présents dans notre pays et que cette histoire n’est pas inintéressante à rappeler. En effet, les traces de la christianisation qui s’était faite durant le Bas-Empire, c’est-à-dire à une époque où Carthage et l’est de l’Algérie constituaient la centralité essentielle de l’église romaine (Saint Augustin, Saint Jérôme, Saint Cyprien, et autres évêques de Carthage) en raison de l’invasion barbare en Italie, ces traces semblent avoir disparu quasiment. Nous en avons quelques témoignages archéologiques signalés par l’ethnographie coloniale. Par contre, comme je l’ai dit plus haut, le judaïsme a connu une postérité plus pérenne à la fois dans les villes et dans les campagnes. Les populations berbères judaïsées (car il s’agit bien de judaïsation à une époque antérieure au christianisme) se sont fondues dans les populations urbaines ou ont disparu depuis les indépendances.

      Quant à la christianisation menée par les missionnaires de l’époque coloniale, elle a donné ses effets dans certaines régions d’Algérie, notamment dans la région d’Al- Asnam (El-Ateuf), et surtout en Kabylie. Ce serait alourdir cette interview que de revenir sur les circonstances du projet colonial relatif notamment à la Kabylie.

      J’invite tous ceux qui s’y intéressent à lire l’ouvrage de synthèse tout à fait louable de l’historienne américaine Patricia M. E. Lorcin, intitulé Kabyles, Arabes, Français : identités coloniales (éd. Pulim). Il ressort de cet épisode qui va camper la deuxième moitié du XIXe siècle, que le travail des missionnaires a été essentiellement un travail de prise en charge des familles démunies, des cas sociaux, en s’érigeant en «DASS œcuménique». Ce problème n’est pas nouveau et sera repris par nos islamistes du début des années 1990.

      Il est d’ailleurs curieux de remarquer que c’est toujours la plèbe laissée pour compte qui constitue le vivier des conversions. Cette reconnaissance du ventre, on la retrouvera avec le phénomène des «conversions» au contingent des harkis durant la guerre d’Indépendance. Il n’y a pas eu de harkis parmi l’élite urbaine que je sache, sauf cas d’espèce. Ce sont ceux qui ont été le moins servis par l’œuvre coloniale qui se sont prêtés à une telle allégeance. Ce n’est pas un des moindres paradoxes que celui des phénomènes de «conversion» quelle que soit la nature de celle-ci, qu’elle soit séculière ou religieuse. Mais il y a eu des promotions qu’il ne faut pas oublier.

      Beaucoup parmi ces convertis au christianisme ont bénéficié grâce aux Pères blancs d’une scolarité exemplaire, et ont connu des trajectoires professionnelles, politiques ou littéraires édifiantes. Je pense à la famille Amrouche et à Jean en particulier dont l’engagement aux côtés du peuple algérien pour l’indépendance de son pays n’est pas à démontrer. On peut évoquer les Aoudïa dont le fameux inspecteur d’Académie assassiné par l’OAS à côté de Mouloud Feraoun, Max Marchand, etc.

      Donc, ne faisons pas d’amalgame, car les conversions au christianisme ne préjugent pas des choix et des engagements politiques et idéologiques qui peuvent être tout à fait atypiques au regard de l’appartenance religieuse. Le problème est donc celui de la motivation dans le contexte présent.

      Si je n’ai pas de réponse, faute d’enquêtes, je peux néanmoins poser un paradoxe qui peut nous aider à trouver une réponse à ce dilemme, peut-être. En effet, comment expliquer qu’en France, on assiste à un regain d’islamisation, voire de conversion à l’islam de la part de ressortissants français de souche, notamment dans les quartiers périphériques de Paris et d’ailleurs, sinon comme un moyen peu orthodoxe d’affirmer une identité minoritaire et marginalisée afin de se rendre visible, essentiellement sur le terrain politique (la religion servant de simple prétexte) ? Ce qui se passe en Algérie semble-t-il (conversions au christianisme), et ce qui se passe en France relèvent de ce que Georges Gurvitch appelait «réciprocité de perspectives». Je pense que l’acte de conversion peut être considéré comme l’arme ultime pour sinon se faire reconnaître, du moins signaler son existence.

      Quelles lectures peut-on faire du conflit des générations ?

      La seule lecture est que les aînés ont tout raflé au nom de leurs hauts faits d’armes réels ou présumés durant la guerre de Libération et que les jeunes se trouvent fort démunis. Le problème est que le principe de la légitimité a longtemps primé sur celui de la compétence ou de la probité. L’Algérie a connu deux collèges, comme du temps de la France. Le second collège c’est précisément celui des jeunes. A cela s’ajoute le fait que les diplômes acquis dans les universités sont en totale déconnexion avec le marché du travail.

      Comment l’université algérienne peut-elle retrouver un niveau plus acceptable ?


      C’est un accouchement douloureux qui attend l’université algérienne. Pour avoir été invité à donner des cours dans des formations doctorales aussi bien en Algérie, au Maroc qu’en Tunisie, au cours de ces dernières années, je me rends compte à quel point les jeunes sont conscients des lacunes qui sont les leurs et surtout la marque de reconnaissance qu’ils nous témoignent quand ils estiment que nous avons tout simplement rempli notre mission. Je dois dire que ces moments de grâce m’emplissent d’une profonde émotion car je n’ai plus retrouvé ce rapport depuis longtemps, en tout cas ici en France où les étudiants sont de plus en plus «aseptisés» par l’enseignement qui leur est dispensé, et ce, quel que soit la qualité du contenu pédagogique. Ici, c’est le «régime sans sel»…

      Enfin, pour revenir à l’Algérie, et sans donner dans la langue de bois, il faut que l’Université s’investisse d’universitaires ; pour cela, il faudra que ces derniers retrouvent leur vocation, voire leur sacerdoce, par le respect qui leur est dû et la dignité qui doit leur être reconnue par les maîtres d’œuvre.

      Interview réalisée par Arezki Metref, Le Soir

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