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Les sciences et l’éthique 2/4 (T.Ramadan)

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  • Les sciences et l’éthique 2/4 (T.Ramadan)

    Les sciences et l’éthique 2/4

    Tariq RAMADAN - 22 07 2014


    C’est dans le domaine des sciences expérimentales que l’on comprend le mieux la nécessaire double autonomie de l’éthique. Bien qu’elle soit impérative- ment liée au sujet qui s’y réfère ou qui l’a produite (selon que c’est une éthique religieuse ou rationnelle) ou à l’objet sur lequel elle doit s’appliquer (les sciences du vivant, la médecine : les domaines de la bioéthique), elle se doit de rester distincte et du sujet et de l’objet. En d’autres termes, le sujet présente son éthique, d’une part, comme une norme (ou un corps de normes) qu’il aimerait voir partagée par tous et, d’autre part, il ne confond jamais la pratique libre d’une science avec l’élaboration des limites éthiques et juridiques (dont l’objectif devrait être de prévenir ses excès). Que ce soit à l’intérieur d’une tradition phi- losophique ou religieuse, ou dans leur interaction, imposer sa seule norme relève de l’esprit dogmatique et exclusiviste alors qu’interférer sur la double autonomie de la science et de l’éthique (par une confusion des ordres du savoir) peut aboutir à museler les sciences et à réinviter à sa table les esprits inquisiteurs.


    Il faut ajouter à cela que les sciences contemporaines nous rappellent tous les jours la nécessité de l’éthique. Les savoirs sont devenus tellement complexes et performants que les hommes ont le pouvoir désormais de transformer la nature et la création, de manipuler des gènes et de produire les instruments de leur propre destruction. Les expériences réalisées, les technologies produites, les progrès scientifiques permanents ont des conséquences sur la vie, les intelligences, les psychologies collectives, les relations sociales, l’ordre naturel, le climat et, bien sûr, l’avenir de l’humanité. Des commissions d’experts et de scientifiques ont été créées et les comités d’éthique se sont multipliés : il s’agit d’ouvrir des espaces de négociations collectives entre les agents du progrès scientifique et les gardiens de la conscience humaine désireux d’empêcher les excès d’un savoir qui se retournerait contre son auteur, l’homme, et l’anéantirait.


    De multiples intérêts contradictoires sont en jeu : la science s’intéresse certes au savoir, mais ses relations d’interdépendance avec le monde économique complexifient les procédures de décision. Les connaissances et les progrès que les sciences permettent génèrent des compétences, des intérêts et des richesses : les sciences contemporaines produisent ainsi autant de savoir que d’argent et les opérateurs économiques (qui sont rarement invités dans les commissions scientifiques ou les comités d’éthique) occupent souvent le rôle de cet absent omniprésent qui agit sur l’atmosphère des lieux et garde la main haute sur l’orientation des débats et la nature des décisions. Le réalisme nous impose de relativiser les compétences et les pouvoirs des comités d’éthique et des appels à la responsabilisation collective quand tant de millions de dollars et d’intérêts privés et/ou publics sont concernés. Au-delà des déclarations de bonnes intentions, des études scientifiques et des avis des spécialistes, on a pu voir le peu d’influence effective qu’ont les recommandations éthiques et écologiques quand l’économie et les multinationales pèsent de tout leur poids sur les décisions politiques: la non-ratification du protocole de Kyoto (sur la réduction des gaz à effet de serre) par les États-Unis (le pays le plus pollueur de la planète) est un exemple parmi tant d’autres des conflits d’intérêts entre les domaines de l’éthique, des sciences, de l’économique et du politique.


    L’univers des sciences expérimentales impose une réflexion sur l’éthique qui soit concentrée sur son application concrète et qui, en cela, nous permette d’éviter de nous perdre dans des débats philosophiques préliminaires nébuleux et peu productifs. En sus, une démarche inductive – qui remonte des questions d’application concrète des normes éthiques vers leurs sources – nous donne la possibilité, d’une part, de clarifier le statut de l’éthique au cœur du pluralisme des spiritualités, des religions et des philosophies et, d’autre part, de préciser l’objet ou l’activité auxquels elle s’applique. Les principes de l’éthique peuvent naître d’une morale considérée comme universelle (selon la termi- nologie de Kant), mais il est nécessaire que chacun ait la claire conscience qu’il existe une diversité de philosophies et de traditions spirituelles et religieuses et qu’il s’agit de débattre, d’échanger des points de vue et de déterminer le statut et la nature des valeurs partagées. Ces dernières ne nous appartiennent plus en propre, elles ne sont plus la propriété d’une religion, ou d’une philosophie, qui s’impose aux autres, mais elles sont le bien commun de la collectivité sociale ou humaine (selon que la question est nationale ou internationale). Certains défis fondamentalement globaux, transnationaux et transculturels questionnent notre capacité à produire, ensemble, une éthique universelle partagée, applicable et à appliquer. C’était le souhait du théologien Hans Kung avec son projet d’« éthique planétaire » dans la lignée des initiatives inter-religieuses et de coopérations transversales et très concrètes entre les différentes traditions et religions.


    Née de soi, mais indépendante de soi dès lors qu’elle devient un produit collectivement partagé, l’éthique doit également, nous l’avons dit, se distinguer de son objet afin de ne pas chercher à s’imposer sur les méthodes scientifiques mais se concentrer sur les limites de leurs applications (en s’intéressant bien sûr à la question du sens). La préservation de cette indépendance est bien sûr impérative dans tous les autres domaines de l’agir humain et notamment dans ceux de la politique et de l’économie. Au demeurant, cette indépendance est à la fois sa force et sa faiblesse : soumise à aucun ordre, elle peut se présenter comme la norme objective à partir de laquelle on peut évaluer la justesse des choix humains, scientifiques, politiques ou économiques. Toutefois, cette indépendance n’offre à l’éthique aucun levier de pouvoir pour agir concrètement sur le réel et transformer les comportements : des théologiens, des philosophes, des scientifiques et des militants écologistes peuvent bien parler du sens, des limites, de la responsabilité humaine et de la destruction de la planète, ils apparaissent souvent comme de doux rêveurs, des voix parfois fortes, mais sans réel moyen d’agir sur le cours des choses. Le pouvoir de l’éthique aujourd’hui n’est ni religieux, ni philosophique, ni politique : il est tout simplement, et malheureusement, dans la conscience de l’imminence des catastrophes que les hommes sont en train de provoquer par leur irresponsabilité. Le pouvoir de l’éthique raisonnable est objectivement l’ultime recours face à la folie humaine. Les hommes, à cause de leurs actions, se voient dans l’obligation de convoquer leur conscience d’une façon ou d’une autre, au Nord comme au Sud : face à la destruction de la planète, au réchauffement climatique, à la corruption ou au nouvel esclavage moderne par exemple. Nous atteignons les limites de la survie et l’éthique se voit investie du pouvoir de la conscience collective qui doit chercher les moyens de cette survie : nous assistons, dit le philosophe Michel Serres, au retour de la morale. Ce n’est plus l’universalité de ses principes imposés qui semble nous permettre, selon l’école kantienne, de l’appeler « morale », mais la nature des catastrophes globales qui menacent la planète entière et chacun d’entre nous. Ce retour « impose » la prise de conscience et la responsabilisation de chacun dans son comportement quotidien: une éthique personnelle et un engagement à reconsidérer ses habitudes, sa consommation et l’ensemble de son mode de vie. Loin des débats philosophiques ou des distinctions conventionnelles, nous assistons au mariage, à la fusion de la morale et de l’éthique: universel imposé ou choix individuel, nous ne décidons plus. La morale et l’éthique s’imposent à notre liberté perdue.
    ...Rester Humain pour le devenir de l'Homme... K.H.R.
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