Un colloque sur la problématique de la transcription de la langue amazighe a été organisé, jeudi dernier, à la Maison de la culture Mouloud-Mammeri de Tizi Ouzou par l’association des enseignants de tamazight.
Le professeur Salem Chaker a envoyé une réflexion à ce sujet que nous avons cru utile de publier intégralement pour nos lecteurs.
La vie est un éternel recommencement, certes. Mais en Afrique du Nord, le recommencement s’accompagne souvent du pire et de la régression. Depuis le début de ma carrière universitaire, il y a près de 35 ans, je vois revenir cycliquement dans le débat public - politique et universitaire - les mêmes déclarations péremptoires, les mêmes fausses interrogations, les mêmes controverses inconsistantes sur la question de la graphie usuelle de la langue berbère : graphie latine, graphie arabe, graphie tifinagh ? Pseudo débat, totalement prédéterminé par les options idéologiques, et en définitive par l’instance politique : cela a été le cas au Maroc avec l’adoption surprise des néo-tifinagh par l’Ircam en 2001 ; c’est le cas en Algérie avec le retour en force des tenants de la graphie arabe.
On rappellera, pour ceux qui ont la mémoire courte, qu’immédiatement après le Printemps berbère de 1980, le FLN et le président Chadli déclaraient déjà : "Oui à l’enseignement du berbère, à condition qu’il soit écrit en caractères arabes" !
Pour tous les berbérisants sérieux, du moins ceux qui se sont penchés sur cette question depuis longtemps et qui ne "découvrent" pas les problèmes d’aménagement du berbère depuis que les instances politiques algériennes et marocaines ont donné leur feu-vert, la réponse ne fait pas de doute. Pour ma part, je m’en suis expliqué depuis plus d’un quart de siècle : une diffusion large du berbère passe nécessairement par la graphie latine, parce que l’essentiel de la documentation scientifique disponible est dans cette graphie ; parce qu’un travail significatif d’aménagement de cette graphie a été mené, depuis au moins 50 ans ; parce que l’essentiel de la production destinée au grand public (revues associatives, production littéraire), en Afrique du Nord comme en Europe, utilise cet alphabet.
Revenons précisément au "débat" que certains veulent relancer. On notera d’abord que dans tous les cas, on mobilise la science, les universitaires, curieusement toujours très fraîchement convertis aux problématiques de l’aménagement et du développement du berbère, pour justifier ou imposer un choix.
On mobilise les savoirs des linguistes quant à la relation purement conventionnelle entre une langue et sa représentation graphique ; ceux des historiens sur l’existence de traditions anciennes de graphies du berbère en caractères arabes ; du sociologue de l’éducation et de la culture pour rappeler que la grande majorité de la population a une pratique de l’alphabet arabe. Tout cela pour défendre une notation usuelle en caractères arabes.
En occultant bien sûr le fait que les notations arabes du berbère, bien attestées depuis le haut Moyen âge, sont restées l’apanage de milieux lettrés très restreints ; qu’elles n’ont jamais donné lieu à une véritable codification graphique du berbère ; que toutes les études récentes montrent qu’il s’agissait plus d’aide-mémoires, de béquilles pour une transmission restée fondamentalement orale et qu’il est impossible de décoder ces textes berbères, anciens ou actuels, écrits en arabe sans une oralisation tâtonnante.
En occultant aussi le fait que l’alphabet latin est lui aussi très largement répandu et connu en Afrique du Nord, où, malgré les politiques d’arabisation, l’écrit latin (français) reste prédominant pour tous les usages fonctionnels quotidiens.
En oubliant aussi que "conventionnel" ne veut pas dire "indifférent" et sans motivations sociales...
Car bien sûr, à un niveau d’abstraction transhistorique, nous savons bien que toute langue, sous réserve d’adaptations plus ou moins importantes, peut être représentée par n’importe quel système d’écriture. C’est ce qui explique que les écritures ont pu voyager, ont été empruntées et adaptées de peuple à peuple, de langue à langue : l’alphabet latin du français n’est pas celui de Rome, ni celui de l’allemand, ni celui des langues scandinaves ou du tchèque. De même que l’alphabet arabe du persan, du turc ottoman et des autres langues d’Asie centrale n’est pas celui de l’arabe classique. De même, sur moins d’un siècle, certaines langues d’Asie centrale ont été écrites en alphabet arabe, en latin et en cyrillique ! A ce niveau de généralité, il est évident que le berbère, comme toute langue, pourrait être écrit en syllabaire japonais ou en alphabet cyrillique.
Mais au-delà des généralités abstraites et des potentialités théoriques, une écriture usuelle, du fait même de cette caractéristique, se développe dans un contexte historique et un environnement socioculturel déterminés, et pas seulement dans les cabinets des linguistes et grammairiens.
Ignorance réelle ou ignorance feinte, que la graphie arabe soit défendue par des responsables politiques ou par des universitaires, on occulte dans tous les cas le fait que depuis plus de 50 ans, un travail de réflexion sur la notation usuelle à base latine, directement inspiré par la recherche universitaire sur le berbère, a été mené et a permis des avancées significatives. Initié et accompagné par des universitaires, par des praticiens du berbère, largement relayé par le mouvement associatif à partir des années 70, ce travail sur la graphie usuelle à base latine a connu des améliorations progressives et simplifications qui en font désormais une écriture fonctionnelle, raisonnée et adaptée à toutes les formes de berbère. Représentation phonologique, maîtrise et explicitation de la segmentation font de la graphie usuelle latine une véritable écriture "berbère", généralisable à l’ensemble du domaine.
Le professeur Salem Chaker a envoyé une réflexion à ce sujet que nous avons cru utile de publier intégralement pour nos lecteurs.
La vie est un éternel recommencement, certes. Mais en Afrique du Nord, le recommencement s’accompagne souvent du pire et de la régression. Depuis le début de ma carrière universitaire, il y a près de 35 ans, je vois revenir cycliquement dans le débat public - politique et universitaire - les mêmes déclarations péremptoires, les mêmes fausses interrogations, les mêmes controverses inconsistantes sur la question de la graphie usuelle de la langue berbère : graphie latine, graphie arabe, graphie tifinagh ? Pseudo débat, totalement prédéterminé par les options idéologiques, et en définitive par l’instance politique : cela a été le cas au Maroc avec l’adoption surprise des néo-tifinagh par l’Ircam en 2001 ; c’est le cas en Algérie avec le retour en force des tenants de la graphie arabe.
On rappellera, pour ceux qui ont la mémoire courte, qu’immédiatement après le Printemps berbère de 1980, le FLN et le président Chadli déclaraient déjà : "Oui à l’enseignement du berbère, à condition qu’il soit écrit en caractères arabes" !
Pour tous les berbérisants sérieux, du moins ceux qui se sont penchés sur cette question depuis longtemps et qui ne "découvrent" pas les problèmes d’aménagement du berbère depuis que les instances politiques algériennes et marocaines ont donné leur feu-vert, la réponse ne fait pas de doute. Pour ma part, je m’en suis expliqué depuis plus d’un quart de siècle : une diffusion large du berbère passe nécessairement par la graphie latine, parce que l’essentiel de la documentation scientifique disponible est dans cette graphie ; parce qu’un travail significatif d’aménagement de cette graphie a été mené, depuis au moins 50 ans ; parce que l’essentiel de la production destinée au grand public (revues associatives, production littéraire), en Afrique du Nord comme en Europe, utilise cet alphabet.
Revenons précisément au "débat" que certains veulent relancer. On notera d’abord que dans tous les cas, on mobilise la science, les universitaires, curieusement toujours très fraîchement convertis aux problématiques de l’aménagement et du développement du berbère, pour justifier ou imposer un choix.
On mobilise les savoirs des linguistes quant à la relation purement conventionnelle entre une langue et sa représentation graphique ; ceux des historiens sur l’existence de traditions anciennes de graphies du berbère en caractères arabes ; du sociologue de l’éducation et de la culture pour rappeler que la grande majorité de la population a une pratique de l’alphabet arabe. Tout cela pour défendre une notation usuelle en caractères arabes.
En occultant bien sûr le fait que les notations arabes du berbère, bien attestées depuis le haut Moyen âge, sont restées l’apanage de milieux lettrés très restreints ; qu’elles n’ont jamais donné lieu à une véritable codification graphique du berbère ; que toutes les études récentes montrent qu’il s’agissait plus d’aide-mémoires, de béquilles pour une transmission restée fondamentalement orale et qu’il est impossible de décoder ces textes berbères, anciens ou actuels, écrits en arabe sans une oralisation tâtonnante.
En occultant aussi le fait que l’alphabet latin est lui aussi très largement répandu et connu en Afrique du Nord, où, malgré les politiques d’arabisation, l’écrit latin (français) reste prédominant pour tous les usages fonctionnels quotidiens.
En oubliant aussi que "conventionnel" ne veut pas dire "indifférent" et sans motivations sociales...
Car bien sûr, à un niveau d’abstraction transhistorique, nous savons bien que toute langue, sous réserve d’adaptations plus ou moins importantes, peut être représentée par n’importe quel système d’écriture. C’est ce qui explique que les écritures ont pu voyager, ont été empruntées et adaptées de peuple à peuple, de langue à langue : l’alphabet latin du français n’est pas celui de Rome, ni celui de l’allemand, ni celui des langues scandinaves ou du tchèque. De même que l’alphabet arabe du persan, du turc ottoman et des autres langues d’Asie centrale n’est pas celui de l’arabe classique. De même, sur moins d’un siècle, certaines langues d’Asie centrale ont été écrites en alphabet arabe, en latin et en cyrillique ! A ce niveau de généralité, il est évident que le berbère, comme toute langue, pourrait être écrit en syllabaire japonais ou en alphabet cyrillique.
Mais au-delà des généralités abstraites et des potentialités théoriques, une écriture usuelle, du fait même de cette caractéristique, se développe dans un contexte historique et un environnement socioculturel déterminés, et pas seulement dans les cabinets des linguistes et grammairiens.
Ignorance réelle ou ignorance feinte, que la graphie arabe soit défendue par des responsables politiques ou par des universitaires, on occulte dans tous les cas le fait que depuis plus de 50 ans, un travail de réflexion sur la notation usuelle à base latine, directement inspiré par la recherche universitaire sur le berbère, a été mené et a permis des avancées significatives. Initié et accompagné par des universitaires, par des praticiens du berbère, largement relayé par le mouvement associatif à partir des années 70, ce travail sur la graphie usuelle à base latine a connu des améliorations progressives et simplifications qui en font désormais une écriture fonctionnelle, raisonnée et adaptée à toutes les formes de berbère. Représentation phonologique, maîtrise et explicitation de la segmentation font de la graphie usuelle latine une véritable écriture "berbère", généralisable à l’ensemble du domaine.
Commentaire