de Gilbert Grandguillaume
Référence : 2000 ans d'Algérie, I, dir.J.J. Gonzalès, Carnets Séguier, Paris, 1998, p.65-78.
la langue arabe (celle du Coran, de l’Islam, d’une identité arabe , de l’Egypte de Nasser), cette langue-là, peu connue, peu utilisée en Algérie, y était massivement présente comme une référence, comme un possible, comme la certitude de l’existence d’une alternative, permettant de ne pas se laisser totalement diluer dans l’être colonisé, méprisé, rejeté, condamné à l’indignité. Cette langue-là, même exclue, était en prise directe avec le noyau de l’identité algérienne, ce en quoi cette société se reconnaissait depuis longtemps, avant même d’être unifiée dans ces frontières effectivement tracées par la France - il faut bien le reconnaître- : l’islam, la religion musulmane, qui s’incarnait dans des croyances, mais aussi dans des pratiques, dans l’infinie variété des pratiques traditionnelles, dans les “us et coutumes”, toutes différentes, toutes senties comme “musulmanes”.
Parmi ces “réalités du quotidien”, qui faisaient en tout le lien entre ce qu’il y avait de plus lointain, de plus élevé, de plus distant - l’Islam du Prophète, des livres, des savants - et ce qu’il y avait de plus proche - la façon de se nourrir, de se vêtir de se marier, de se protéger du malheur par des pratiques “magiques” - , il faut placer en première place la langue, c’est-à-dire les langues parlées dans le quotidien, qu’elles fussent arabes ou berbères, du nord ou du sud, des citadins ou des ruraux. Ce sont ces langues qui portent le secret de l’être algérien, dans leur diversité et leur unité radicale, une unité dont la conscience est née de la colonisation, de l’agression, puis de la volonté d’émancipation, du désir d’indépendance, d’être soi. Pourquoi faut-il que ce mouvement soit bloqué aujourd’hui dans son émergence ? Mais l’est-il vraiment ?
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La question des langues est à juste titre considérée comme un élément important dans toute réflexion sur l’Algérie, sur la conception que cette société peut avoir d’elle-même et donner à voir à l’extérieur. Elle concerne toutes les langues en usage dans ce pays, mais le cadre en est souvent restreint à la langue arabe écrite et à la langue française, comme référant chacune à des identités opposées : l’une qui serait arabe, l’autre qui serait moderne (pour ne pas dire occidentale). Si on s’interroge sur la place de la langue française, on en vient à se demander si son maintien est un élément négatif ( en ce qu’il menacerait le lien à l’origine) ou positif (en ce qu’il mettrait à distance le traditionnel).
En réalité la question est mal posée. Il est vrai que les langues renvoient à des lieux d’identification multiples. Mais ces langues ne sont ni séparées les unes des autres, ni soustraites au changement. Par contre les références identitaires sont soumises à toutes sortes d’instrumentalisations sociales, idéologiques, politiques, qui jouent sur leur séparation et leur opposition. Mais pourquoi ce jeu est-il possible ? N’est-ce pas parce qu’elles trouvent au niveau inconscient des complicités profondes, des désirs non reconnus, des refus non assumés ? Car, aux questions qui reviennent constamment, il est utile d’ajouter quelques autres. Pourquoi les francophones n’ont-ils pas pu (ou su, ou voulu, ou osé) défendre la place de la langue française, alors qu’ils étaient en position dominante et étaient convaincus de son utilité ? Pourquoi les arabophones n’ont-ils fait qu’une importation mimétique d’une langue du Moyen-Orient, au lieu de se l’approprier vraiment, à la différence des Egyptiens, leurs modèles, qui eux n’hésitent pas à y introduire des emprunts de leur terroir ? Pourquoi personne n’a-t-il osé assumer la langue maternelle, la maintenant dans une position inférieure et “honteuse” ? La réponse à ces questions conduit à la difficulté de s’assumer comme algérien, à faire face à plusieurs lieux d’identification, alors qu’on voudrait en valoriser un et rejeter les autres.
Heureusement la vie est là, qui, par son mouvement, balaie les obstacles mis sur sa route et ramène sans cesse les matériaux que les uns ou les autres voudraient mettre de côté.
C’est dans ce mouvement de la vie que je voudrais réfléchir sur les langues, en distinguant bien cette approche du niveau “politique” où langue et identité sont objets d’une utilisation qui les déforme tellement qu’on n’arrive plus à les comprendre. Il faut donc rappeler quelles langues sont en jeu dans le paysage algérien, à quels enjeux elles sont utilisées, pour montrer de quelle manière elles échangent entre elles, comment elles réalisent, à l’insu de tous, une véritable création d’une Algérie vivante.
Référence : 2000 ans d'Algérie, I, dir.J.J. Gonzalès, Carnets Séguier, Paris, 1998, p.65-78.
la langue arabe (celle du Coran, de l’Islam, d’une identité arabe , de l’Egypte de Nasser), cette langue-là, peu connue, peu utilisée en Algérie, y était massivement présente comme une référence, comme un possible, comme la certitude de l’existence d’une alternative, permettant de ne pas se laisser totalement diluer dans l’être colonisé, méprisé, rejeté, condamné à l’indignité. Cette langue-là, même exclue, était en prise directe avec le noyau de l’identité algérienne, ce en quoi cette société se reconnaissait depuis longtemps, avant même d’être unifiée dans ces frontières effectivement tracées par la France - il faut bien le reconnaître- : l’islam, la religion musulmane, qui s’incarnait dans des croyances, mais aussi dans des pratiques, dans l’infinie variété des pratiques traditionnelles, dans les “us et coutumes”, toutes différentes, toutes senties comme “musulmanes”.
Parmi ces “réalités du quotidien”, qui faisaient en tout le lien entre ce qu’il y avait de plus lointain, de plus élevé, de plus distant - l’Islam du Prophète, des livres, des savants - et ce qu’il y avait de plus proche - la façon de se nourrir, de se vêtir de se marier, de se protéger du malheur par des pratiques “magiques” - , il faut placer en première place la langue, c’est-à-dire les langues parlées dans le quotidien, qu’elles fussent arabes ou berbères, du nord ou du sud, des citadins ou des ruraux. Ce sont ces langues qui portent le secret de l’être algérien, dans leur diversité et leur unité radicale, une unité dont la conscience est née de la colonisation, de l’agression, puis de la volonté d’émancipation, du désir d’indépendance, d’être soi. Pourquoi faut-il que ce mouvement soit bloqué aujourd’hui dans son émergence ? Mais l’est-il vraiment ?
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La question des langues est à juste titre considérée comme un élément important dans toute réflexion sur l’Algérie, sur la conception que cette société peut avoir d’elle-même et donner à voir à l’extérieur. Elle concerne toutes les langues en usage dans ce pays, mais le cadre en est souvent restreint à la langue arabe écrite et à la langue française, comme référant chacune à des identités opposées : l’une qui serait arabe, l’autre qui serait moderne (pour ne pas dire occidentale). Si on s’interroge sur la place de la langue française, on en vient à se demander si son maintien est un élément négatif ( en ce qu’il menacerait le lien à l’origine) ou positif (en ce qu’il mettrait à distance le traditionnel).
En réalité la question est mal posée. Il est vrai que les langues renvoient à des lieux d’identification multiples. Mais ces langues ne sont ni séparées les unes des autres, ni soustraites au changement. Par contre les références identitaires sont soumises à toutes sortes d’instrumentalisations sociales, idéologiques, politiques, qui jouent sur leur séparation et leur opposition. Mais pourquoi ce jeu est-il possible ? N’est-ce pas parce qu’elles trouvent au niveau inconscient des complicités profondes, des désirs non reconnus, des refus non assumés ? Car, aux questions qui reviennent constamment, il est utile d’ajouter quelques autres. Pourquoi les francophones n’ont-ils pas pu (ou su, ou voulu, ou osé) défendre la place de la langue française, alors qu’ils étaient en position dominante et étaient convaincus de son utilité ? Pourquoi les arabophones n’ont-ils fait qu’une importation mimétique d’une langue du Moyen-Orient, au lieu de se l’approprier vraiment, à la différence des Egyptiens, leurs modèles, qui eux n’hésitent pas à y introduire des emprunts de leur terroir ? Pourquoi personne n’a-t-il osé assumer la langue maternelle, la maintenant dans une position inférieure et “honteuse” ? La réponse à ces questions conduit à la difficulté de s’assumer comme algérien, à faire face à plusieurs lieux d’identification, alors qu’on voudrait en valoriser un et rejeter les autres.
Heureusement la vie est là, qui, par son mouvement, balaie les obstacles mis sur sa route et ramène sans cesse les matériaux que les uns ou les autres voudraient mettre de côté.
C’est dans ce mouvement de la vie que je voudrais réfléchir sur les langues, en distinguant bien cette approche du niveau “politique” où langue et identité sont objets d’une utilisation qui les déforme tellement qu’on n’arrive plus à les comprendre. Il faut donc rappeler quelles langues sont en jeu dans le paysage algérien, à quels enjeux elles sont utilisées, pour montrer de quelle manière elles échangent entre elles, comment elles réalisent, à l’insu de tous, une véritable création d’une Algérie vivante.
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