Bonsoir
La vulgate résume la profonde crise de l’été 1962, qui mit devant un péril mortel la République algérienne à peine née, par la formule lapidaire : l’Affaire des Wilayas.
jeudi 8 juillet 2004.
Si les conseils des six Wilayas ont effectivement joué un rôle, en apparence, de premier plan, ils n’ont, en fait, été que les instruments d’une partie de roulette russe à laquelle se livraient, pour le pouvoir évidemment, l’état-major général (EMG), autrement désigné par le nom générique « Armée des frontières », et des hommes forts de la direction de la guerre de Libération, entre autres ceux que la presse appelait « les trois B ». Le GPRA pas plus que le CNRA, instances dirigeantes, n’ont pas résisté au jeu des alliances. Ces deux institutions « légales » ayant été vidées de leur sens par la réunion de Tripoli de mai-juin 1962 et de leur contenu par le jeu des alliances et mésalliances auquel se sont livrés ses membres adoubés par cooptation. Les événements de cet été meurtrier peuvent, à juste titre, être considérés comme la « deuxièmemort » du Congrès de La Soummam qui voulait prendre la précaution d’assurer « la primauté du politique sur le militaire » et « la primauté de l’intérieur sur l’extérieur ». Tout n’a pas commencé en 1962. Ce n’était qu’un acte, pas le dernier malheureusement, d’une tragédie dont l’auteur demeure le hasard des hommes et des événements.
27 mai 1962 : Le CNRA se réunit à Tripoli (Libye) pour, en principe, entériner les termes des accords d’Evian. L’ordre du jour est rapidement débordé. A la hâte, la conférence adopte, après amendements, un programme de gouvernement préalablement élaboré à Hammamet (Tunisie) par un groupe de travail composite, présidé par Ben Bella, constitué de jeunes intellectuels, à la voilure décisionnelle limitée, qui n’avaient, hélas ! d’autre pouvoir que celui de leur incontestable talent. Ce document que l’histoire retient sous le nom de programme ou parfois charte de Tripoli établit le régime socialiste comme modèle de développement et impose le parti unique comme système politique. L’atmosphère est tendue. Les premières alliances, parfois « curieuses », se dessinent dès qu’il s’est agi de la composition du bureau politique. Boudiaf libéré des prisons de France refusera d’ailleurs d’en faire partie et quittera la réunion. Les débats se déroulent en termes crus, aux limites de l’irrévérence. Les luttes pour le pouvoir s’exacerbent. La politique est aux vestiaires. L’irrespect dans la pochette. Les ambitions éclatent au grand jour. Nourrie de compromis, animée par le sempiternel esprit de la cooptation, la crise prévisible, comme une colère contenue, sous incubation durant (à tout le moins) toute la période que couvrait le conflit armé, fait voler en éclats la cohésion spécieuse et les apparences de fraternité. Les héros sont nus. Durant tout l’été qui allait suivre, ils offriront, au peuple, qui attend le retour de ses enfants prodiges, un spectacle déchirant.
7 juin : Toujours à Tripoli, Ben Khedda, président du GPRA, est vertement tancé. Son action est critiquée. Ben Bella, jusqu’en mars, le plus célèbre des prisonniers de France qui goûte aux premiers mois de liberté, s’en prend à l’ancien centraliste, dissident du MTLD, en des termes que tous les témoins jugent grossiers et licencieux. Se sentant déjà vaincu, dès les premières passes d’armes, le deuxième président de l’histoire politique de l’Algérie quitte les travaux du congrès du CNRA. La réunion, qui devait être celle des retrouvailles et de la fraternité recouvrée, capote. Après une violente altercation entre Ben Bella et le colonel Salah Boubnider, la séance est suspendue et les assises avec. La direction, qui se voulait jusque-là collégiale et consensuelle, explose. Le FLN implose. Un chassé croisé sans équivalent dans toute l’histoire, va suivre l’échec politique de la capitale libyenne. Comme un vol de perdrix, éclaté et bruyant, les membres du CNRA vont se répandre dans les capitales des pays arabes et même chez l’ancien ennemi après l’indépendance, pour s’assurer alliances et appuis divers nécessaires à la conquête d’un pouvoir qui semble, à tous, comme à portée de main.
24 au 25 juin : Deux semaines après la débâcle de Tripoli, en Algérie, après permission des pouvoirs français, les accords d’Evian ne les y autorisant pas avant le référendum, débarquent Krim Belkacem, membre du puissant triumvirat que l’on appelait les trois « B » (avec Boussouf, Ben Tobbal) et Mohamed Boudiaf. Ils seraient les inspirateurs de la démarche des responsables des Wilayas II, III, IV, de la Zone autonome d’Alger et de délégués de la Fédération de France auprès du GPRA à Tunis, qui se réunissent à Zemmoura (Wilaya III) pour « examiner la crise entre le GPRA et l’état-major général (EMG) ». A l’issue de la rencontre, ils créent un « comité interwilayas ». Ils condamnent « la rébellion » de EMG, alors dirigé par le colonel Houari Boumediène, assisté par les commandants Ali Mendjeli et Kaïd Ahmed, le quatrième membre, en l’occurrence le commandant Azzedine, ne figurant plus, étant rentré à Alger, avec un ordre de mission du GPRA pour organiser la lutte contre l’OAS. Il siégera lors de cette réunion en qualité de chef de la Zone autonome d’Alger (ZAA). Le comité nouvellement créé demande au GPRA de dénoncer l’EMG. Ils appellent les Wilayas I, V et VI à se rallier à leur action. Mais ces derniers ont d’autres projets, ils rejoignent l’état-major.
27 juin : Une délégation du comité interwilayas né à Zemmoura se rend à Tunis où elle est reçue par quatre ministres du gouvernement provisoire. Les délégués présentent leurs doléances et leurs exigences, notamment la dissolution de l’état-major et l’arrestation de ses membres. La réunion est houleuse, elle se termine par le retrait de Mohamed Khider, un autre parmi les cinq de l’avion piraté par les autorités françaises le 22 octobre 1956 et détenu en France jusqu’au lendemain des accords d’Evian. Ben Bella quitte discrètement Tunis pour Le Caire après une brève escale à Tripoli à bord d’un avion égyptien. 30 juin : Suite aux exigences du conseil interwilayas, le GPRA annonce à Tunis la décision de décapiter EMG et dégrade le colonel Boumediène ainsi que les commandants Mendjeli et Slimane (Kaïd Ahmed). Boumediène quitte Ghardimaou pour se rendre en Wilaya I commandée par Tahar Z’biri.
1er juillet : Le référendum consacre l’Algérie indépendante par 99, 72 % de « oui » (5 994 000 sur 6 034 000 votants et 530 000 abstentions). Ignorant avec une superbe remarquable les affrontements entre les factions et leurs représentants, le peuple algérien se consacre entièrement à sa joie et à ses peines en ces jours uniques dans son histoire. Un hymne, un emblème, ces centaines et centaines et centaines de milliers de morts et puis un mot. Plus doux que le miel qui coulera au paradis, plus blanc que le lait des rivières de l’Eden : Algérie... Ce jour-là, seule la petite histoire, mais alors la toute petite, aura retenu que Ben Bella avait désapprouvé la décision du GPRA de « dégrader » les officiers de l’EMG.
2 juillet : Dans les villes et les campagnes, dans les dunes, dans les montagnes, le colonisé mutant en citoyen ne cesse pas de métamorphoser ses peines en joie et de libérer dans un cri immense ses souffrances avalées de 132 ans de domination, sans doute la plus humiliante que puisse vouloir un homme pour un autre homme. Ce jour-là aussi, l’état-major du « front ouest » (Oujda) s’est déclaré solidaire du colonel Boumediène et de l’EMG.
3 juillet : Proclamation officielle de l’indépendance de l’Algérie. La France reconnaît l’Etat algérien. L’ancienne puissance occupante remet tous les pouvoirs au chef de l’Exécutif provisoire, Abderahmane Farès. Jean-Marcel Jeanneney est désigné comme premier ambassadeur de France en Algérie. Le GPRA, affaibli par la terrible crise qui secoue le landernau politique algérien, fait son entrée à Alger sans Ben Bella (au Caire) et Khider (à Rabat). La voix fluette du président Ben Khedda, les chants patriotiques que déversent les haut-parleurs sur la foule en délire cachent mal les tourments qui menacent le pays. Les premières unités de l’ALN, stationnées au Maroc et en Tunisie, franchissent les frontières conformément aux accords d’Evian.
4 juillet : Moment hautement symbolique s’il en est, pour la première fois le GPRA, contesté par Ben Bella, qui se trouve toujours auprès de Gamal Abdenasser au Caire, et l’EMG désormais dans les frontières intérieures, se réunit à Alger, capitale du jeune Etat algérien.
5 juillet : Nul ne comprendra pourquoi le GPRA prend la décision de mettre fin aux manifestations populaires et ordonne la reprise du travail.
La vulgate résume la profonde crise de l’été 1962, qui mit devant un péril mortel la République algérienne à peine née, par la formule lapidaire : l’Affaire des Wilayas.
jeudi 8 juillet 2004.
Si les conseils des six Wilayas ont effectivement joué un rôle, en apparence, de premier plan, ils n’ont, en fait, été que les instruments d’une partie de roulette russe à laquelle se livraient, pour le pouvoir évidemment, l’état-major général (EMG), autrement désigné par le nom générique « Armée des frontières », et des hommes forts de la direction de la guerre de Libération, entre autres ceux que la presse appelait « les trois B ». Le GPRA pas plus que le CNRA, instances dirigeantes, n’ont pas résisté au jeu des alliances. Ces deux institutions « légales » ayant été vidées de leur sens par la réunion de Tripoli de mai-juin 1962 et de leur contenu par le jeu des alliances et mésalliances auquel se sont livrés ses membres adoubés par cooptation. Les événements de cet été meurtrier peuvent, à juste titre, être considérés comme la « deuxièmemort » du Congrès de La Soummam qui voulait prendre la précaution d’assurer « la primauté du politique sur le militaire » et « la primauté de l’intérieur sur l’extérieur ». Tout n’a pas commencé en 1962. Ce n’était qu’un acte, pas le dernier malheureusement, d’une tragédie dont l’auteur demeure le hasard des hommes et des événements.
27 mai 1962 : Le CNRA se réunit à Tripoli (Libye) pour, en principe, entériner les termes des accords d’Evian. L’ordre du jour est rapidement débordé. A la hâte, la conférence adopte, après amendements, un programme de gouvernement préalablement élaboré à Hammamet (Tunisie) par un groupe de travail composite, présidé par Ben Bella, constitué de jeunes intellectuels, à la voilure décisionnelle limitée, qui n’avaient, hélas ! d’autre pouvoir que celui de leur incontestable talent. Ce document que l’histoire retient sous le nom de programme ou parfois charte de Tripoli établit le régime socialiste comme modèle de développement et impose le parti unique comme système politique. L’atmosphère est tendue. Les premières alliances, parfois « curieuses », se dessinent dès qu’il s’est agi de la composition du bureau politique. Boudiaf libéré des prisons de France refusera d’ailleurs d’en faire partie et quittera la réunion. Les débats se déroulent en termes crus, aux limites de l’irrévérence. Les luttes pour le pouvoir s’exacerbent. La politique est aux vestiaires. L’irrespect dans la pochette. Les ambitions éclatent au grand jour. Nourrie de compromis, animée par le sempiternel esprit de la cooptation, la crise prévisible, comme une colère contenue, sous incubation durant (à tout le moins) toute la période que couvrait le conflit armé, fait voler en éclats la cohésion spécieuse et les apparences de fraternité. Les héros sont nus. Durant tout l’été qui allait suivre, ils offriront, au peuple, qui attend le retour de ses enfants prodiges, un spectacle déchirant.
7 juin : Toujours à Tripoli, Ben Khedda, président du GPRA, est vertement tancé. Son action est critiquée. Ben Bella, jusqu’en mars, le plus célèbre des prisonniers de France qui goûte aux premiers mois de liberté, s’en prend à l’ancien centraliste, dissident du MTLD, en des termes que tous les témoins jugent grossiers et licencieux. Se sentant déjà vaincu, dès les premières passes d’armes, le deuxième président de l’histoire politique de l’Algérie quitte les travaux du congrès du CNRA. La réunion, qui devait être celle des retrouvailles et de la fraternité recouvrée, capote. Après une violente altercation entre Ben Bella et le colonel Salah Boubnider, la séance est suspendue et les assises avec. La direction, qui se voulait jusque-là collégiale et consensuelle, explose. Le FLN implose. Un chassé croisé sans équivalent dans toute l’histoire, va suivre l’échec politique de la capitale libyenne. Comme un vol de perdrix, éclaté et bruyant, les membres du CNRA vont se répandre dans les capitales des pays arabes et même chez l’ancien ennemi après l’indépendance, pour s’assurer alliances et appuis divers nécessaires à la conquête d’un pouvoir qui semble, à tous, comme à portée de main.
24 au 25 juin : Deux semaines après la débâcle de Tripoli, en Algérie, après permission des pouvoirs français, les accords d’Evian ne les y autorisant pas avant le référendum, débarquent Krim Belkacem, membre du puissant triumvirat que l’on appelait les trois « B » (avec Boussouf, Ben Tobbal) et Mohamed Boudiaf. Ils seraient les inspirateurs de la démarche des responsables des Wilayas II, III, IV, de la Zone autonome d’Alger et de délégués de la Fédération de France auprès du GPRA à Tunis, qui se réunissent à Zemmoura (Wilaya III) pour « examiner la crise entre le GPRA et l’état-major général (EMG) ». A l’issue de la rencontre, ils créent un « comité interwilayas ». Ils condamnent « la rébellion » de EMG, alors dirigé par le colonel Houari Boumediène, assisté par les commandants Ali Mendjeli et Kaïd Ahmed, le quatrième membre, en l’occurrence le commandant Azzedine, ne figurant plus, étant rentré à Alger, avec un ordre de mission du GPRA pour organiser la lutte contre l’OAS. Il siégera lors de cette réunion en qualité de chef de la Zone autonome d’Alger (ZAA). Le comité nouvellement créé demande au GPRA de dénoncer l’EMG. Ils appellent les Wilayas I, V et VI à se rallier à leur action. Mais ces derniers ont d’autres projets, ils rejoignent l’état-major.
27 juin : Une délégation du comité interwilayas né à Zemmoura se rend à Tunis où elle est reçue par quatre ministres du gouvernement provisoire. Les délégués présentent leurs doléances et leurs exigences, notamment la dissolution de l’état-major et l’arrestation de ses membres. La réunion est houleuse, elle se termine par le retrait de Mohamed Khider, un autre parmi les cinq de l’avion piraté par les autorités françaises le 22 octobre 1956 et détenu en France jusqu’au lendemain des accords d’Evian. Ben Bella quitte discrètement Tunis pour Le Caire après une brève escale à Tripoli à bord d’un avion égyptien. 30 juin : Suite aux exigences du conseil interwilayas, le GPRA annonce à Tunis la décision de décapiter EMG et dégrade le colonel Boumediène ainsi que les commandants Mendjeli et Slimane (Kaïd Ahmed). Boumediène quitte Ghardimaou pour se rendre en Wilaya I commandée par Tahar Z’biri.
1er juillet : Le référendum consacre l’Algérie indépendante par 99, 72 % de « oui » (5 994 000 sur 6 034 000 votants et 530 000 abstentions). Ignorant avec une superbe remarquable les affrontements entre les factions et leurs représentants, le peuple algérien se consacre entièrement à sa joie et à ses peines en ces jours uniques dans son histoire. Un hymne, un emblème, ces centaines et centaines et centaines de milliers de morts et puis un mot. Plus doux que le miel qui coulera au paradis, plus blanc que le lait des rivières de l’Eden : Algérie... Ce jour-là, seule la petite histoire, mais alors la toute petite, aura retenu que Ben Bella avait désapprouvé la décision du GPRA de « dégrader » les officiers de l’EMG.
2 juillet : Dans les villes et les campagnes, dans les dunes, dans les montagnes, le colonisé mutant en citoyen ne cesse pas de métamorphoser ses peines en joie et de libérer dans un cri immense ses souffrances avalées de 132 ans de domination, sans doute la plus humiliante que puisse vouloir un homme pour un autre homme. Ce jour-là aussi, l’état-major du « front ouest » (Oujda) s’est déclaré solidaire du colonel Boumediène et de l’EMG.
3 juillet : Proclamation officielle de l’indépendance de l’Algérie. La France reconnaît l’Etat algérien. L’ancienne puissance occupante remet tous les pouvoirs au chef de l’Exécutif provisoire, Abderahmane Farès. Jean-Marcel Jeanneney est désigné comme premier ambassadeur de France en Algérie. Le GPRA, affaibli par la terrible crise qui secoue le landernau politique algérien, fait son entrée à Alger sans Ben Bella (au Caire) et Khider (à Rabat). La voix fluette du président Ben Khedda, les chants patriotiques que déversent les haut-parleurs sur la foule en délire cachent mal les tourments qui menacent le pays. Les premières unités de l’ALN, stationnées au Maroc et en Tunisie, franchissent les frontières conformément aux accords d’Evian.
4 juillet : Moment hautement symbolique s’il en est, pour la première fois le GPRA, contesté par Ben Bella, qui se trouve toujours auprès de Gamal Abdenasser au Caire, et l’EMG désormais dans les frontières intérieures, se réunit à Alger, capitale du jeune Etat algérien.
5 juillet : Nul ne comprendra pourquoi le GPRA prend la décision de mettre fin aux manifestations populaires et ordonne la reprise du travail.
Commentaire