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Le droit de mentir... ou pas !

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  • Le droit de mentir... ou pas !

    N'a-t-on pas le devoir de faire une entorse au principe de véracité pour sauver un ami ? La réponse va opposer Kant et Benjamin Constant

    1797. Benjamin Constant (1767-1830), jeune intellectuel partisan de la Révolution, publie un petit texte, Des réactions politiques, dans lequel il met en cause un « philosophe allemand ». Il lui reproche de concevoir le devoir de véracité comme un principe moral absolu, dont il se déduit qu'il faut toujours s'interdire de mentir, même aux « assassins qui vous demanderaient si votre ami qu'ils poursuivent n'est pas réfugié dans votre maison ». Piqué au vif, Kant, puisque c'est de lui qu'il s'agit, réplique la même année avec un opuscule, Sur un prétendu droit de mentir par humanité. Cette « querelle » est devenue un lieu commun scolaire cristallisant à peu près tous les contresens dont la philosophie morale kantienne peut faire l'objet. En affirmant que « nul homme n'a droit à la vérité qui nuit à autrui », Constant opposerait le simple bon sens au « rigorisme » kantien, cette morale un brin absurde, sur laquelle un Adolf Eichmann (1906-1962) pouvait fonder l'argument du devoir d'obéissance qui lui a servi à justifier sa participation au génocide nazi.

    Pour éviter la caricature, il faut d'abord comprendre la problématique qui unit Kant et Constant. Face à la pensée réactionnaire, l'un et l'autre défendent le réformisme des Lumières. Ce qui vaut en théorie (les principes de la raison) est applicable en pratique : tel est le point d'accord. Constant avance l'idée qu'il faut parfois introduire un « principe intermédiaire » comme condition d'application du principe abstrait. Ainsi, le principe de la souveraineté du peuple n'est applicable dans un grand pays qu'à la condition d'adopter le principe de la représentation. Kant approuve Constant et sa volonté de maintenir l'exigence de ne rien céder sur les principes rationnels et universels du droit naturel, tout en cherchant à concevoir l'organisation politique susceptible de leur donner une traduction concrète. « Le droit, résume Kant, ne doit jamais être adapté à la politique, mais c'est bien plutôt la politique qui doit, toujours, être adaptée au droit. » Mais alors que le philosophe de Königsberg prend soin de distinguer morale, droit et politique, on a voulu faire de lui une « belle âme » qui ignore le réel. Contresens qu'exprime parfaitement la formule de Charles Péguy (1873-1914), pour lequel « le kantisme a les mains pures, mais il n'a pas de mains ».
    Certes, Kant défend le primat des principes. Pour lui, un principe moral est inconditionné ou il n'est pas. Mais, dans sa démonstration, il prend appui sur le droit, dont la fonction dans la société est d'empêcher les hommes de se causer mutuellement du tort, ce qui restreint l'interdit du mensonge aux cas où celui-ci ne porte pas atteinte au droit d'autrui. Il met en évidence le fait que le droit institue une asymétrie entre véracité et mensonge : on peut être rendu responsable des conséquences imprévues d'un mensonge, jamais de celles d'une parole véridique. L'absence de prohibition du mensonge ne vaut pas octroi d'un droit de mentir. Le droit ne peut que reconnaître comme sa condition fondamentale le devoir de véracité – un devoir de l'homme envers l'humanité en général. Tous les droits, en effet, reposent sur des contrats, lesquels impliquent la véracité des déclarations. Conclusion : le devoir de véracité dans les relations humaines est aussi absolu et inconditionné que les principes du droit naturel. Affirmer qu'un « principe intermédiaire » puisse soumettre cette inconditionnalité à une condition est une grossière contradiction.

    Cette question du mensonge, Kant l'examine d'un strict point de vue moral dans la Doctrine de la vertu, publiée également en 1797. Le mensonge, écrit-il, est « la plus grande atteinte portée au devoir de l'homme envers lui-même considéré uniquement comme être moral » ; il est « l'oubli et pour ainsi dire l'anéantissement de sa dignité d'homme ». Ces sentences sévères peuvent sembler désuètes, et les notions de dignité et de devoir envers soi-même à la fois vaines et liberticides.

    Un devoir envers soi-même

    L'individualisme libéral promeut volontiers ce que Ruwen Ogien nomme « l'éthique minimale », la morale réduite au seul altruisme : dès lors que je ne nuis pas à autrui, tout en favorisant son bien-être, je suis libre de disposer de moi-même comme je l'entends. Dans cette perspective, le « conséquentialisme » s'impose : la valeur morale de mon action s'évalue par ses conséquences, ses effets sur le bonheur d'autrui. L'interdit du mensonge est ainsi relativisé, cette morale conséquentialiste ne pouvant admettre une hiérarchie entre le mensonge et la parole véridique : l'un et l'autre peuvent être justifiés comme moyens nécessaires au bonheur d'autrui, ou condamnés en tant qu'ils lui nuisent. Kant, comme Constant, lequel admet le devoir de véracité, auraient donc tort.

    Or, on ne peut faire disparaître le devoir envers soi-même sans faire disparaître la morale, même minimale. Celle-ci est d'abord une obligation envers soi-même (raison pour laquelle elle ne se confond pas avec le moralisme). Le souci de l'autre, et de tous les autres, n'est possible que si je m'oblige à résister à l'empire du « cher moi ». Les devoirs envers autrui supposent l'arrachement à l'égoïsme naturel, le devoir de cultiver la moralité en soi. L'homme n'est pas seulement un faisceau de désirs et d'intérêts : il doit prendre pour fin ce qui, en lui, rend possible la morale, le droit et la connaissance. C'est pourquoi le devoir de véracité est avant tout un devoir envers soi-même. C'est un devoir de fidélité à ce qui, en soi et d'une manière générale, est la condition de la confiance, donc de la communauté humaine. Kant va même jusqu'à considérer le mensonge, qui peut être intérieur (la mauvaise foi), comme un obstacle moral au progrès des Lumières.

    Une éthique de la responsabilité

    Faut-il donc en déduire l'impératif de livrer aux assassins l'ami qu'on héberge  ? Évidemment, non. En brandissant l'argument de Constant, on se trompe sur la signification de l'anticonséquentialisme de Kant. Les obligations morales, à la différence des devoirs de droit, d'obligation stricte, sont des devoirs larges, qui laissent place à une réflexion intégrant les circonstances particulières de l'action et les conflits de devoirs. La philosophie morale de Kant rend concevable une éthique de la responsabilité qui articule la connaissance des principes avec l'usage de la prudence, voire même de la ruse, dans la recherche de l'action efficace.

    Kant montre en revanche que le calcul des conséquences n'intervient en rien dans la détermination des principes eux-mêmes, dont la connaissance est à la fois simple et certaine. Celle-ci procède de la règle de l'universalisation de la maxime de l'action : « Agis de telle sorte que la maxime de ton action puisse devenir une loi universelle. » Dès qu'une conversation s'engage, les interlocuteurs connaissent la loi morale qui commande universellement et inconditionnellement la véracité de la parole – loi sans laquelle il n'y aurait pas d'intersubjectivité, de communauté de communication possible. La certitude de l'interdit du mensonge comme principe moral est établie indépendamment de l'interrogation sur les dommages ou les bienfaits qui peuvent résulter de l'usage de la parole. Si le devoir de véracité ne saurait être conditionné par la particularité d'une situation, son application est néanmoins confiée à la responsabilité personnelle. Il serait pour le moins paradoxal que le philosophe qui voyait dans l'impératif de penser par soi-même la clé du progrès de l'humanité voulût priver l'homme de sa faculté de juger.*

    Éric Deschavanne est l'auteur, entre autres, avec Pierre-Henri Tavoillot, de "Philosophie des âges de la vie" (Grasset, 2007).

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