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Mohand Saïl, ni maître ni valet

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  • Mohand Saïl, ni maître ni valet

    « Tous ensemble, nous édifierons un règne sans classes, […] où il n’existera ni maîtres ni valets, mais seulement des hommes égaux. »




    Il naquit loin de la capitale : un village kabyle du nom de Taourirt, la « colline », au nord de l’Algérie un jour d’octobre 1894, le 14, sous le nom de Mohand Amezian ben Ameziane Saïl ; le capitaine Dreyfus était alors arrêté puis condamné en métropole ; Nicolas II, tsar de Russie, héritait du pouvoir ; Tombouctou tombait aux mains des troupes impérialistes françaises.

    « La République n’a rien à envier au fascisme : tous deux communient dans l’arbitraire et le désir de rabaisser. »

    L’Algérie de sa naissance est un département français depuis près de cinquante ans. Les autorités hexagonales ont écrasé les dernières révoltes et la Kabylie (500 000 hectares de terres lui furent confisqués en 1871) ne put que rendre les armes. La République marche dans les pas du Second Empire, mais c’est au nom des droits de l’Homme que le sang a désormais le privilège de couler. Sa vie durant — passée entre sa nation natale, la France et l’Espagne —, Saïl se fera ardent anticolonialiste. À l’âge de trente ans, il fustige dans Le Libertaire les « pirates rapaces » et les « canailles sanguinaires » qui assujettissent l’Algérie au nom de la Civilisation. La République, écrit-il, n’a rien à envier au fascisme : tous deux communient dans l’arbitraire et le désir de rabaisser. La même année (nous sommes en 1924), il publie dans Le Flambeau, journal qui se présente comme celui « des Groupes libertaires d’Afrique du Nord », un réquisitoire contre l’occupation de son pays. Ses mots cisaillent, tonnant contre la faim, la misère, les exactions et les humiliations qui ravagent sa terre, contre « l’ignorance, l’abrutissement dans lesquels vous nous maintenez pour mieux nous tenir sous votre joug », contre ce régime « de servitude et de trique » et la condition de « parias » dans laquelle son peuple est maintenu. « C’est notre sol natal, que de pères en fils nous fécondons de notre labeur : vous êtes venus nous déposséder, nous voler nos biens et, sous prétexte de civilisation, vous nous obligez maintenant, pour ne pas mourir de faim, de trimer comme des forçats, pour votre profit, contre un salaire de famine. » Pour étouffer la contestation et faire marcher au pas ce peuple rançonné, le pouvoir, poursuit-il, a institué le Code de l’indigénat. « Une honte pour une nation moderne. »

    Adopté en 1881, il officialisait la distinction — et, partant, la discrimination — entre les citoyens français (issus de la métropole ou de l’Europe) et les sujets français (indigènes musulmans). L’historien Olivier Le Cour Grandmaison écrit ainsi, dans son essai Coloniser, exterminer : « Le Code relève d’un pouvoir plus disciplinaire qui, reposant sur la multiplication d’obligations diverses, a pour fonction de surveiller, de contrôler et d’inculquer parfois de nouvelles manières d’être et d’agir. Établies pour assurer au jour le jour la soumission des indigènes, ces obligations saturent en quelque sorte leur existence ; peu de domaines échappent en effet à leur emprise. » Il sera aboli en 1946. Et Saïl d’exhorter les hommes de bonne volonté, d’où qu’ils soient, à lutter pour « la suppression de l’odieux régime de l’Indigénat qui consacre notre esclavage ». Il réclame pour les siens le droit à une vie digne et libre, avant de conclure son article d’une exclamation prophétique : « Prenez garde gouvernants, au réveil des esclaves ! » (dans Le Libertaire, il usait peu auparavant d’une formule assez similaire : « Prenez garde qu’un jour les parias en aient marre et qu’ils ne prennent les fusils »). Trente ans plus tard, le FLN surgira d’une nuit de novembre, armé et prêt à tout pour abattre le régime colonial.

    La République s’apprête, trompettes et bravos, hourras et homélies, à commémorer sa prise en cette année 1930. Ainsi du quotidien Le Temps, chantant pour l’occasion : « [La célébration du centenaire de l’Algérie française] évoque un événement qui a eu d’incalculables conséquences pour la grandeur, la sécurité et la prospérité de notre pays, qui a en quelque sorte exalté les destinées nationales, et qui nous a valu la plus substantielle réussite de toute notre histoire. […] Sans notre empire exotique sur lequel le soleil ne se couche pas, nous ne serions pas une puissance mondiale. […] Abd el Kader, guerrier chevaleresque digne de nos grands soldats, a pu nous combattre avant de nous aimer : en luttant contre nous à l’époque héroïque de la conquête, les indigènes algériens luttaient, sans le savoir, contre eux-mêmes. Ils s’en sont vite aperçus. Ils ont compris que l’hégémonie française, c’était la paix française, l’ordre, la prospérité ; qu’à l’anarchie et à la barbarie allaient se substituer la civilisation et le progrès. »

    « Les barrages, centrales hydrauliques, réseaux électriques, voies ferrées, ports, aérodromes, écoles et routes en dur passent massacres et tortures par pertes et profits. »


    Mohamed Saïl est alors secrétaire du Comité de défense des Algériens contre les provocations dudit centenaire. Où réside-t-il à ce moment ? Très certainement en France, bien qu’il soit parfois difficile de connaître les dates et durées de ses déplacements (aucun ouvrage biographique n’a, à ce jour, été publié — les informations existantes, au conditionnel ou non, se contredisent parfois). On ne sait quand il arriva en France pour la première fois mais il semblerait fort qu’il soit retourné en Algérie entre 1924 et 1926. Saïl s’élève donc contre la foire coloniale que sera cet évènement : « Que nous a donc apporté cette France si généreuse dont les lâches et les imbéciles vont partout proclamant la grandeur d’âme ? Interrogez un simple indigène, tâchez de gagner sa confiance. L’homme vous dira de suite la lamentable situation de ses frères et l’absolue carence de l’administration française devant les problèmes d’importance vitale. La presque totalité de la population indigène vit dans la misère physique et morale la plus grande. Cette misère s’étale largement. Dans les villes d’Algérie, ce ne sont, la nuit venue, que gens déguenillés couchés sous les arcades, sur le sol. Dans les chantiers, les mines, les exploitations agricoles, les malheureux indigènes sont soumis à un travail exténuant pour des salaires leur permettant à peine de se mal nourrir. Commandés comme des chiens par de véritables brutes, ils n’ont pas même la possibilité de recourir à la grève, toute tentative en ce sens étant violemment brisée par l’emprisonnement et les tortures. N’ayant aucun des droits de citoyen français, soumis à l’odieux et barbare code de l’indigénat, les indigènes sont traînés devant des tribunaux répressifs spéciaux et condamnés à des peines très dures pour des peccadilles qui n’amèneraient, dans la métropole, qu’une simple admonestation. Toute presse indigène étant interdite, toute association étant vite dissoute, il ne subsiste, en Algérie, aucune possibilité de défense pour les malheureux indigènes spoliés et exploités avec la dernière crapulerie qui puisse exister. »

    La plume ne cille pas : elle perce la plaie sans crier gare. Saïl frotte le fard, écaille le vernis. Les Lumières mentent et le Progrès a des parfums de carne souillée. Dix ans plus tard, Albert Camus fera lui aussi état de la détresse qui affecte la région dont Saïl est originaire : Misère de la Kabylie donne à lire le surpeuplement, l’indigence, les enfants en loques, la pauvreté inouïe des gourbis, le chômage, l’iniquité fiscale et salariale… « Je suis forcé de dire ici que le régime du travail en Kabylie est un régime d’esclavage. » Les valets de pied du pouvoir aiment à polir l’un des seuls arguments dont ils disposent : les apports techniques. Les fameux. Les barrages, centrales hydrauliques, réseaux électriques, voies ferrées, ports, aérodromes, écoles et routes en dur passent massacres et tortures par pertes et profits. Compatibilité de pense-petit : « Mille kilomètres de route ne compensent pas un seul acte de cruauté ou de goujaterie », écrira Léon Werth. Saïl tourne en dérision lesdits apports matériels (« Beau progrès, vraiment ! ») et achève son texte en même temps que son ennemi : « Le groupe anarchiste algérien est décidé à démontrer à l’opinion publique vos crimes, vos ignominies que vous voulez baptiser du mot civilisation. »

    Un an plus tard, il publie une nouvelle tribune dans le même périodique et tance tour à tour la métropole — du moins les ploutocrates et les officiels qui jurent parler en son nom — et les exploiteurs arabes : les caïds (fonctionnaires indigènes œuvrant pour l’État français), la vieille aristocratie féodale et les représentants religieux (en mai 1925, il avait été incarcéré en Algérie après avoir vilipendé, dans un café kabyle, « le régime des marabouts qui bernent les populations »). L’Algérie doit donc, estime l’anarchiste, s’affranchir de ces deux tutelles. Et Saïl d’insister : le peuple français, celui des travailleurs et des humbles, n’est pas coupable des turpitudes coloniales — d’où son appel à fédérer les masses hexagonales et algériennes pour, de concert, renverser leurs maîtres qui les mènent à la baguette et au fouet sur les deux rives de la Méditerranée. Nulles divisions communautaires, ethniques ou religieuses, chez Saïl : les bourreaux sont de la même race. Sa ligne de démarcation est nette : les petits, Nord-Africains et Blancs, contre les puissants, Nord-Africains et Blancs. « Fraternellement unis, ils sauront s’en débarrasser pour fêter ensembles leur affranchissement. » Mohamed Saïl adhère d’ailleurs à la Confédération générale du travail-Syndicaliste révolutionnaire, créée en France en 1926, et fonde en son sein la Section des indigènes algériens. En 1932, il appelle, dans le journal dont il est alors le gérant, L’Éveil social, le « peuple algérien, peuple esclave » à se lever. Un an plus tard, il évoque l’exil — sans doute fait-il écho, en creux, au sien propre — comme l’une des possibilités pour l’indigène algérien, fût-elle désespérée, de survivre lorsqu’il se trouve spolié de sa terre (il s’opposera toutefois, vingt ans plus tard, à l’émigration massive des Algériens : mieux vaut éviter de déraciner des familles entières et d’avoir à subir l’exploitation patronale en métropole — « On se débrouille mieux lorsqu’on est chez soi, et en Afrique du Nord la solidarité jouerait à plein »). Saïl ne connaîtra pas la guerre d’Algérie, ni la constitution du Front de libération nationale et les heurts pour le moins violents qui l’opposeront au Mouvement national algérien, puisqu’il mourra un an et demi avant, en avril 1953, à Bobigny. Mais il continuera de dénoncer jusqu’au bout le « style superfasciste et le mode de travail digne de l’Antiquité » du régime colonial, de pointer les mensonges de la République et de célébrer les camarades européens alliés dans la lutte à leurs côtés.
    Dernière modification par zwina, 23 août 2020, 14h15.
    Les libertés ne se donnent pas, elles se prennent

  • #2
    L’arabisation et l’islamisation de l’Algérie — bien qu’on ne l’appelait pas encore ainsi — n’a pas eu raison de l’identité culturelle berbère et kabyle ; aujourd’hui encore, la question n’est pas sans susciter de vives polémiques. Mohamed Saïl revendique ses origines avec fierté, et même orgueil : en février 1951, il rédige pour Le Libertaire l’article « La mentalité kabyle » afin de louer le tempérament libertaire et individualiste de ce peuple (entendons le second terme dans le sens positif qu’il a parfois dans la tradition anarchiste et non dans son acceptation moderne et libérale : l’individualisme comme zone d’affranchissement, comme libération de chacun pour tendre, une fois articulée, à celle de tous ; comme lutte pour la constitution de subjectivités réfractaires et autonomes).

    Pour Saïl, l’indigène est anticolonialiste, mais le Kabyle l’est plus farouchement encore (l’anarchiste ne craint pas d’user d’un « le » pour le moins essentialiste). Organisé, solidaire, rétif et fédéraliste, le Kabyle (qui est un Algérien « pur sang ») l’est aussi. La résistance des Kabyles face au colonialisme fait mordre la poussière au célèbre « mythe kabyle » (arguant, à des fins coloniales, que l’identité berbère, comparée à l’arabe, est plus à même de se fondre dans le corps français) : on ne compte plus les Berbères qui, aux côtés des Arabes, prirent les armes et le maquis.

    Celui qui, selon ses dires, entra dans « le mouvement » en 1911 (à l’âge de dix-sept ans) et fut instigateur de comités d’anarchistes algériens, adhérant à l’Union anarchiste, combattant auprès de Durruti en Espagne et militant actif dans la presse libertaire, signait parfois ses articles « Un anarchiste kabyle » (il utilisa également les pseudonymes Léger et Georges). Mais, on le sait, la tradition libertaire est vaste — torrents, ruisselets, fleuves, rigoles, rivières et ravines y coulent sans toujours se rejoindre. Dans quels courants Mohamed Saïl s’inscrit-il ? Ceux du fédéralisme libertaire, de l’anarcho-syndicalisme, de l’action directe et du communisme libertaire.

    Saïl, dans les pas de nombreux libertaires, se montre particulièrement défavorable au communisme. Du moins, la précision importe, dans sa formulation partidaire, autoritaire et institutionnelle : ses critiques contre les organisations communistes — françaises et soviétiques — sont nombreuses et virulentes, mais il appartient à une formation anarcho-communiste (l’Union anarchiste — dont il est le secrétaire de l’une des sections en 1923 — devient l’Union anarchiste communiste en 1926 puis, un an plus tard, l’Union anarchiste communiste révolutionnaire) et promeut, notamment en Espagne, l’alliance du rouge et du noir.

    En mai 1924, le très jeune Parti communiste français a obtenu 9,82 % des suffrages aux élections législatives. Épuisé et souffrant, Lénine vient de mourir dans un dernier spasme ; la Russie révolutionnaire n’a pas encore sept ans et Staline sermonne publiquement Trotsky, à la tête de la nouvelle Opposition de gauche. Six mois plus tard, Saïl fouaille, avec le verbe cru qu’on lui connaît, le PC, Moscou, l’URSS qui n’a de révolutionnaire que le nom, Marcel Cachin et la « dictature » bolchevik. Dans les colonnes du Libertaire, il jette à la face des communistes le cri des déportés des camps des îles Solovki — Saïl prend la défense des têtes dures et des insoumis qui renvoient dos à dos les tsaristes et les rouges : tous les cachots ont la même âme.

    En 1933, pénalement poursuivi pour un texte de nature antimilitariste, il reçoit l’appui de l’organisation caritative de l’Internationale communiste, le Secours rouge : il le rejette dans une tribune parue dans L’Éveil social. Moscou, argue-t-il, embastille les opposants révolutionnaires et l’URSS stalinienne n’est, ni plus ni moins, qu’un fascisme peint en rouge. Grandiloquent, Saïl tonitrue : « À bas toutes les prisons de la terre ! Que sur leurs ruines, un jour, s’élève, radieuse et triomphante, l’Anarchie ! » Retour de bâton, en toute logique : alors qu’il est inculpé à Saint-Ouen pour « délit de port d’arme prohibée » (la police trouve chez lui grenades et pistolets : « souvenirs de la dernière guerre », assure le Comité de défense sociale ; « Saïl trouve des armes, il les conserve », rapporte l’historien Sylvain Boulouque) et que le mouvement ouvrier le soutient, le Parti refuse d’en être et le qualifie d’agent provocateur. Il passera un peu plus de quatre mois en prison.

    Au lendemain de la Libération, le PCF, auréolé de ses « 75 000 fusillés », devient, avec ses 159 députés, le premier parti de France. Maurice Thorez promet qu’il existe d’autres voies que celles empruntées par leurs homologues russes pour instaurer le communisme — il entre dans les gouvernements de Gaulle et Félix Gouin. Mohamed Saïl écrit alors qu’ils empoisonnent, dans l’ombre « du pape Staline », les travailleurs de leur « fausse doctrine ». En 1951, il traite les sympathisants staliniens de « crétins » et de « déchet du peuple ». Mais la question s’avère plus large, à dire vrai : pour le Kabyle, tous les partis sont des espaces de corruption : les élus, payés plus que de raison, s’enrichissent sur le travail ou le dos de leurs électeurs et les députés n’échappent jamais à leur destin, celui d’arrivistes sans parole. L’homme est bâti d’un bloc ; une seule et même pièce qui roule contre le vent. Il grave plus qu’il n’esquisse. Se jette dans la fournaise, faisant fi des clairs-obscurs qui font le monde. Les références à l’anarchisme (ou Anarchie, majuscule !) abondent sous sa plume : celles, positives, au marxisme ou au communisme se font rares — en 1951, il continue de déclarer aux travailleurs algériens que leurs réels amis sont les anarchistes.

    En 1952, Saïl décrit Fontenis (leur correspondance atteste de l’estime que le premier porte au second — et la réciproque est vraie puisque le second réalisera l’hommage funèbre du premier) comme un militant porteur de « la véritable ligne traditionnelle de l’anarchisme » et houspille les mystiques en chambre et autres professeurs de morale libertaire. Quelques jours avant de mourir d’un cancer des poumons à l’hôpital franco-musulman de Bobigny, Saïl clame : « Et vive le communisme libertaire ».

    L’Espagne voit Franco et ses affidés se lever contre le Frente Popular en juillet 1936. Blum appelle à la non-intervention quinze jours plus tard et García Lorca est arrêté le 16 août, à 13h30, puis fusillé par les nationalistes. Mohamed Saïl décide de rejoindre les combattants espagnols quelques semaines plus tard. Il rallie le groupe Sébastien Faure — dont il ne tarde pas à prendre la tête, à la mort de son responsable — au sein de la colonne anarchiste Durruti. George Orwell quittera quant à lui l’Angleterre pour intégrer le POUM, une formation marxiste et anti-stalinienne, à la fin décembre. Buenaventura Durruti, de passage dans la capitale espagnole peu après l’arrivée de Saïl, donne un entretien à la CNT : « On ne combat pas pour perdre la vie. Nous nous battons pour la vie. […] Les miliciens [de la colonne Durruti] savent pourquoi ils se battent. Ils se sentent révolutionnaires et ils ne combattent pas avec des phrases et des paroles creuses. Ils n’attendent pas de la révolution des lois et des décrets, mais ils savent qu’avec la victoire, ils auront la possession directe de la terre, de l’usine, des ateliers, des moyens de transport30. »

    Saïl dirige les opérations militaires dans la commune de Quinto, au cœur de la province de Saragosse. Le 18 novembre, Mussolini et Hitler avalisent Franco ; trois jours plus tard, Saïl est blessé en mission de reconnaissance. Une balle explosive au bras à proximité des lignes ennemies. Il écrira en 1952 : « Ma mutilation partielle d’un bras en Espagne m’oblige à ne pas faire trop d’efforts ». Raison pour laquelle l’ancien chauffeur-mécanicien deviendra restaurateur de faïences. On le soigne à Barcelone puis il rentre à Aulnay en janvier 1937, après que la Pravda, organe officiel de Moscou, a annoncé l’épuration physique, par ses partisans, des trotskystes et des anarchistes engagés en Espagne. « Durruti est notre guide et notre frère. Il mange et couche avec nous, il est moins bien habillé que nous, il n’est ni général, ni caïd, mais un milicien digne de notre amitié », rapporte Saïl dans un journal antifasciste. Foin des galons, titres et claquements de talons : la colonne Durruti fonctionne sur la base de l’autodiscipline, et c’est non sans fierté que Saïl signe un texte « sans grade ni matricule, comme tous ses camarades ». S’il revendique haut et fort le statut de milicien, il foule aux pieds celui de soldat : l’antimilitariste qui déserta lors de la Première Guerre mondiale n’a pas changé (il sera également incarcéré lors de la Seconde, puis interné au camp de Riom, dans le Cantal, pour s’être opposé à la guerre — l’ouvrage canadien Anarchism:A Documentary History of Libertarian Ideas prétend qu’il a ensuite rejoint la Résistance, ce que les sources disponibles en français ne nous permettent pas de confirmer, sinon qu’il a confectionné des faux papiers sous l’Occupation et se serait évadé). Franco annonce le 1er avril 1939 que la guerre est finie et qu’il l’a, dès lors, gagnée.

    Le printemps façonne son cercueil jour après jour mais Mohamed Saïl, âgé de cinquante-huit ans, ne l’entend pas de cette oreille : il tiendra, oui, il tiendra encore. Indécrottable optimisme que le sien. Il possède, confie-t-il à Fontenis, alité et amaigri de huit kilos, « une volonté tenace de combattre encore longtemps à vos côtés pour la bonne cause ». Le Petit Père des peuples a tout juste cassé sa pipe. Saïl se voit vivre encore un an ou deux, sans opération ; plus, dans le cas contraire. L’Indochine insurgée continue de pleurer ses morts. « Vivre honnêtement et porter la tête haute jusqu’au dernier souffle. » Les troupes coloniales portugaises viennent de massacrer les habitants de Batepá, sur l’île de São Tomé. Vivre et lutter, écrit-il encore, avant de n’être plus. « Pensons à la lutte, toujours la lutte, qui est notre idéal et notre raison de vivre. » Il meurt quelques jours plus tard. Ses obsèques se déroulent entre les deux tours des élections municipales de 1953, le 30 avril : le Parti communiste sort en tête à Paris, avec 27,46 % des voix. Moins de trois mois plus tard, six ouvriers algériens et un métallurgiste français tomberont sous les balles de la police, à Paris, lors d’une manifestation en faveur de l’indépendance de l’Algérie.

    Ballast revue d'octobre 2016
    Les libertés ne se donnent pas, elles se prennent

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