Sahra Mekboul est criminologue, juriste-psychologue. Auteure d’enquêtes sur les jeunes en France, elle enseigne à Lyon. Elle a publié de nombreux articles dans la presse et dans les revues spécialisées.
Le Soir d’Algérie : Votre livre est, à l’origine, une enquête commandée par les pouvoirs publics. Qu’elle en était la première destination ?
Sahra Mekboul :
La Direction de la population et des migrations du ministère de l’Emploi, du Travail et de la Cohésion sociale. Cette étude d’envergure nationale avait pour objectif de lui apporter un éclairage sur le phénomène des mariages forcés en vue d’organiser son action en direction des publics concernés que sont les victimes d’abord, et les associations et institutions confrontées à ce problème et dont le travail s’avère remarquable.
Les mariages forcés sont-ils, à ce point, nombreux en France que cela pourrait être inquiétant ?
Certains rapports officiels dont le Gams font état de 70 000 jeunes filles entre 10 et 18 ans qui, chaque année, seraient potentiellement menacées par un mariage forcé en France, domiciliées, plus particulièrement, dans les départements à forte concentration d’immigrés, toutes communautés confondues. Ce chiffre doit cependant être pris avec précaution puisqu’il ne repose que sur une estimation. Ce qu’on peut dire, avec plus d’exactitude, c’est que l’ampleur du phénomène et sa visibilité ont été accentués ces dernières années par le biais de signalements de nombreuses associations qui alertent sur une augmentation croissante des cas de mariages forcés. Pour autant, la comptabilisation statistique demeure encore fragile et nécessite d’être affinée pour approcher cette réalité. Jusqu’à aujourd’hui, ces mariages forcés étaient souvent compris dans des catégories générales de violence faites aux femmes, ce qui ne permettait pas de distinguer ce type de violence spécifique. L’instrument statistique dans ce domaine est donc un outil en voie de construction que les associations et organismes s’attachent à mettre en œuvre. En revanche, l’analyse qualitative des cas que nous avons étudiés révèle des situations familiales complexes et une extrême violence subie par les femmes qui en sont victimes, de très jeunes le plus souvent.
En lisant votre livre, on s’aperçoit que l’une des principales difficultés que pose l’appréhension du sujet, c’est la caractérisation même du mariage forcé. A partir de quoi, un mariage est-il forcé ?
Cette difficulté réside dans le fait que le mariage forcé reste trop souvent apparenté à d’autres formes de mariage qui, eux, ne présentent pas le caractère forcé mais implique tout autant une forte imposition aux futurs époux : par exemple, le mariage coutumier, le mariage dit de convenance, de raison ou encore le mariage arrangé, planifié. La difficulté tient aussi dans ce que le consentement des époux peut se trouver altéré alors même qu’il est formulé positivement par les intéressés : cette contradiction se manifesterait par une discordance entre la volonté interne et la volonté déclarée, situation que l’on retrouve souvent dans les cas que je viens de citer. Puis, la réelle souffrance, pour certaines victimes, de dénoncer les instigateurs de son mariage forcé eu égard aux liens affectifs qui les unissent et qu’elle craignent de perdre. Mais le droit français est clair : un mariage ne peut être réalisé que s’il a emporté l’adhésion des futurs époux par un consentement «libre et éclairé». Dès lors que cette liberté est contrariée, le mariage s’en trouve forcé. Le cadre juridique prévoit dans ce cas que le consentement d’un des futurs époux ou des deux doit avoir été vicié par la violence ou l’erreur, la violence pouvant être morale.
Comment s’exprime, dans le cas des mariages forcés, ce processus d’acculturation que vous essayez de décrire dans votre étude ?
Ce processus d’acculturation dépasse largement les mariages forcés mais c’est une situation qui l’explique bien et le renforce. D’abord, il faut préciser la définition de l’acculturation. Elle résulte d’une situation de contact entre des individus ou des groupes qui ne mettent pas en œuvre les mêmes pratiques culturelles ou représentations, sans pour autant se rejeter. Cela va induire des changements de rôle et même de statut qui vont se traduire par des recompositions culturelles, souvent en référence à des stratégies matrimoniales, ciment de l’attachement aux rapports intergénérationnels. Ainsi si la question des mariages forcés se place d’emblée au cœur de la dimension inter culturelle, c’est qu’elle peut parfois devenir contradictoire et en arriver à opposer deux cultures de référence, qui souvent sur le terrain du choix matrimonial des jeunes issus de l’immigration trouve matière à entrer en conflit, par le biais d’une intériorisation différentielle de ces cultures selon les générations. Parler, alors, de conflit inter culturel pour définir les mariages forcés, c’est évoquer la diversité profonde survenue entre des logiques matrimoniales externes à la société d’accueil et la logique qu’elle a adoptée. Cette divergence entre logiques matrimoniales prend les populations d’origine étrangère comme lieu d’expression. Elle articule l’appropriation du mariage des jeunes par la génération aînée (celle des primo arrivants) — en conformité avec leur socialisation — au rattachement à la communauté d’origine et à sa structure d’organisation des échanges matrimoniaux, dont on sait qu’elle est largement dominée par le principe masculin. Le mariage des jeunes est ainsi constitué en enjeu identitaire pour la génération des parents et une grande partie de la communauté. Le problème se manifeste alors lorsque certains de ces jeunes ne se déclarent pas en harmonie avec la logique de leur culture d’origine et optent pour une vision «à l’occidentale», c'est-à-dire où le choix de leur conjoint leur revient.
Dans certains cas, les parents vont essayer de maintenir un lien par un mariage en recueillant l’adhésion du jeune. Mais dans d’autres cas, la violence peut alors éclater avec la volonté parentale d’imposer le mariage, plaçant les jeunes — et plus particulièrement les filles — en position de victimes de cette violence, à laquelle il est bien difficile souvent d’échapper.
La question de l’acculturation se révèle donc centrale pour rendre compte des transformations des règles matrimoniales et permettre de concevoir le mariage forcé comme symptôme des conflits qui lui sont liés. Bien entendu, son impact est multiforme, mais permet cependant, des adaptations et évitant bien des conflits. Ainsi, ces processus d’acculturation peuvent se traduire, d’une part, par des redéfinitions des modalités relatives au mariage ou des ré interprétations — qui constituent un moindre mal — et, d’autre part, par une reconnaissance au moins partielle des règles nouvelles qui prévalent dans le pays d’immigration.
Le Soir d’Algérie : Votre livre est, à l’origine, une enquête commandée par les pouvoirs publics. Qu’elle en était la première destination ?
Sahra Mekboul :
La Direction de la population et des migrations du ministère de l’Emploi, du Travail et de la Cohésion sociale. Cette étude d’envergure nationale avait pour objectif de lui apporter un éclairage sur le phénomène des mariages forcés en vue d’organiser son action en direction des publics concernés que sont les victimes d’abord, et les associations et institutions confrontées à ce problème et dont le travail s’avère remarquable.
Les mariages forcés sont-ils, à ce point, nombreux en France que cela pourrait être inquiétant ?
Certains rapports officiels dont le Gams font état de 70 000 jeunes filles entre 10 et 18 ans qui, chaque année, seraient potentiellement menacées par un mariage forcé en France, domiciliées, plus particulièrement, dans les départements à forte concentration d’immigrés, toutes communautés confondues. Ce chiffre doit cependant être pris avec précaution puisqu’il ne repose que sur une estimation. Ce qu’on peut dire, avec plus d’exactitude, c’est que l’ampleur du phénomène et sa visibilité ont été accentués ces dernières années par le biais de signalements de nombreuses associations qui alertent sur une augmentation croissante des cas de mariages forcés. Pour autant, la comptabilisation statistique demeure encore fragile et nécessite d’être affinée pour approcher cette réalité. Jusqu’à aujourd’hui, ces mariages forcés étaient souvent compris dans des catégories générales de violence faites aux femmes, ce qui ne permettait pas de distinguer ce type de violence spécifique. L’instrument statistique dans ce domaine est donc un outil en voie de construction que les associations et organismes s’attachent à mettre en œuvre. En revanche, l’analyse qualitative des cas que nous avons étudiés révèle des situations familiales complexes et une extrême violence subie par les femmes qui en sont victimes, de très jeunes le plus souvent.
En lisant votre livre, on s’aperçoit que l’une des principales difficultés que pose l’appréhension du sujet, c’est la caractérisation même du mariage forcé. A partir de quoi, un mariage est-il forcé ?
Cette difficulté réside dans le fait que le mariage forcé reste trop souvent apparenté à d’autres formes de mariage qui, eux, ne présentent pas le caractère forcé mais implique tout autant une forte imposition aux futurs époux : par exemple, le mariage coutumier, le mariage dit de convenance, de raison ou encore le mariage arrangé, planifié. La difficulté tient aussi dans ce que le consentement des époux peut se trouver altéré alors même qu’il est formulé positivement par les intéressés : cette contradiction se manifesterait par une discordance entre la volonté interne et la volonté déclarée, situation que l’on retrouve souvent dans les cas que je viens de citer. Puis, la réelle souffrance, pour certaines victimes, de dénoncer les instigateurs de son mariage forcé eu égard aux liens affectifs qui les unissent et qu’elle craignent de perdre. Mais le droit français est clair : un mariage ne peut être réalisé que s’il a emporté l’adhésion des futurs époux par un consentement «libre et éclairé». Dès lors que cette liberté est contrariée, le mariage s’en trouve forcé. Le cadre juridique prévoit dans ce cas que le consentement d’un des futurs époux ou des deux doit avoir été vicié par la violence ou l’erreur, la violence pouvant être morale.
Comment s’exprime, dans le cas des mariages forcés, ce processus d’acculturation que vous essayez de décrire dans votre étude ?
Ce processus d’acculturation dépasse largement les mariages forcés mais c’est une situation qui l’explique bien et le renforce. D’abord, il faut préciser la définition de l’acculturation. Elle résulte d’une situation de contact entre des individus ou des groupes qui ne mettent pas en œuvre les mêmes pratiques culturelles ou représentations, sans pour autant se rejeter. Cela va induire des changements de rôle et même de statut qui vont se traduire par des recompositions culturelles, souvent en référence à des stratégies matrimoniales, ciment de l’attachement aux rapports intergénérationnels. Ainsi si la question des mariages forcés se place d’emblée au cœur de la dimension inter culturelle, c’est qu’elle peut parfois devenir contradictoire et en arriver à opposer deux cultures de référence, qui souvent sur le terrain du choix matrimonial des jeunes issus de l’immigration trouve matière à entrer en conflit, par le biais d’une intériorisation différentielle de ces cultures selon les générations. Parler, alors, de conflit inter culturel pour définir les mariages forcés, c’est évoquer la diversité profonde survenue entre des logiques matrimoniales externes à la société d’accueil et la logique qu’elle a adoptée. Cette divergence entre logiques matrimoniales prend les populations d’origine étrangère comme lieu d’expression. Elle articule l’appropriation du mariage des jeunes par la génération aînée (celle des primo arrivants) — en conformité avec leur socialisation — au rattachement à la communauté d’origine et à sa structure d’organisation des échanges matrimoniaux, dont on sait qu’elle est largement dominée par le principe masculin. Le mariage des jeunes est ainsi constitué en enjeu identitaire pour la génération des parents et une grande partie de la communauté. Le problème se manifeste alors lorsque certains de ces jeunes ne se déclarent pas en harmonie avec la logique de leur culture d’origine et optent pour une vision «à l’occidentale», c'est-à-dire où le choix de leur conjoint leur revient.
Dans certains cas, les parents vont essayer de maintenir un lien par un mariage en recueillant l’adhésion du jeune. Mais dans d’autres cas, la violence peut alors éclater avec la volonté parentale d’imposer le mariage, plaçant les jeunes — et plus particulièrement les filles — en position de victimes de cette violence, à laquelle il est bien difficile souvent d’échapper.
La question de l’acculturation se révèle donc centrale pour rendre compte des transformations des règles matrimoniales et permettre de concevoir le mariage forcé comme symptôme des conflits qui lui sont liés. Bien entendu, son impact est multiforme, mais permet cependant, des adaptations et évitant bien des conflits. Ainsi, ces processus d’acculturation peuvent se traduire, d’une part, par des redéfinitions des modalités relatives au mariage ou des ré interprétations — qui constituent un moindre mal — et, d’autre part, par une reconnaissance au moins partielle des règles nouvelles qui prévalent dans le pays d’immigration.
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