[Article] Résumé
Le Maghreb à la fin 15e siècle est en crise : démographique, économique et politique. Les causes de cette crise sont à la fois internes et externes, et elles se conjuguent pour conduire à un repli des pouvoirs politiques maghrébins sur leur territoire sans réelle possibilité de projection, vers l’Orient, vers le Sahara ou en Méditerranée. À l’inverse même, le Maghreb devient terre d’invasion : les Européens, plus particulièrement les Portugais, s’emparent de ports stratégiques, empêchant l’émergence de tout pouvoir maghrébin à ambition impériale et mettant en place les conditions de la conquête ottomane du Maghreb au 16e siècle.
En interne, la faiblesse des ressources sylvicoles, faiblesse liée peut-être à des raisons climatiques, ainsi qu’à la déforestation engendrée par la construction navale des époques alloravide et almohade, a de graves conséquences sur la métallurgie du fer et sur la fabrication d’armes de qualité ou de flottes puissantes. Face à l’essor démographique et économique de l’Europe latine, le Maghreb semble traverser une phase de récession, au moins relative. Enfin les Grandes Découvertes donnent aux Européens un accès direct à l’or subsaharien et américain, et aux épices orientales, ce qui marginalise l’intermédiaire maghrébin et accentue la crise des sociétés nord-africaines.
L’éclatement politique du Maghreb
L’inflexion décisive remonte au milieu du 14e siècle au moment où disparaît toute velléité impériale. Ainsi prend fin une dynamique enclenchée par les Almoravides et mise en oeuvre par les Almohades. Dans un premier temps, les Mérinides, quoique rompant d’un point de vue idéologique avec l’almohadisme, s’étaient inscrits dans la continuité des ambitions impériales des califes mu’minides, en manifestant leur volonté de réunifier politiquement le Maghreb. Pourtant l’échec de cette politique impériale et de celle des califes Hafsides d’Ifrîqiya, qui peinaient même à contrôler leur propre territoire, se traduit par l’émiettement des pouvoirs. Dans le même temps, on assiste à un accélération de la pénétration européenne, tant commerciale que militaire, et à l’ancrage du chérifisme. Ces trois processus accompagnent la marginalisation du Maghreb sur la scène internationale.
L’affaiblissement du sultanat mérinide, à la mort du sultan Abû Fâris en 1372, aboutit à l’éclatement du Maghreb Extrême. Au N., les sultans mérinides continuent de dominer la région de Fès, mais au S. les gouverneurs de Marrakech et de Sijilmâssa font sécession. À la cour même de Fès, les cheikhs mérinides, qui avaient été mis au pas par Abû l-Hasan (1331-1348) et Abû ‘Inân (1348-1358), s’entre-déchirent et contestent l’autorité du sultan. Ils se font concéder de grandes propriétés foncières et s’allient avec certaines tribus arabes. C’est le cas de la famille des Banû Wattâs qui parvient alors à dominer une vaste territoire s’étendant du Rîf oriental à l’Atlantique. Les puissances étrangères, castillane et nasride, multiplient les ingérences, chacune soutenant un candidat différent : ainsi en 1399, Abû Zayân reçoit l’aide du monarque castillan Henri III (1390-1406) contre la signature d’un traité très avantageux.
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La fin du sultanat mérinide
Enfin en 1471, juste après la conquête d’Arzila et de Tanger par les Portugais, un autre Wattâside, Muhammad al-Cheikh (1471-1504) réussit à s’emparer de Fès et à évincer définitivement les Mérinides. Il signa une trêve de vingt ans avec le Portugal. Le nouveau souverain ne prit pas de surnom de règne, mais se fit donner simplement le titre de « cheikh », transposant ainsi au sommet de l’État les structures tribales. La disparition des Mérinides, remplacés par les Wattâsides, n’empêcha pas la poursuite de l’émiettement territorial. De nombreux pouvoirs indépendants surgirent au nom d’irrédentismes et d’intérêts locaux, qu’ils soient familiaux, tribaux et/ou liés aux confréries. À Marrakech, des Hintâta de la montagne devinrent « émirs », de même que ‘Umar, un disciple du maître soufi al-Jazûlî (m. 1465), dans la plaine atlantique. Au N., à Chefchaouen, c’est un chérif idrisside qui s’installa, alors que le Sûs, le Dar‘a, le Haut-Atlas et le Tafilalt se morcelaient en principautés autonomes. Dans certaines villes, l’autorité revint aux oligarchies urbaines qui se déchirèrent pour l’exercer, comme à Safi ou à Tefza, capitale du Tâdlā. Ces pouvoirs utilisaient les Portugais pour raffermir leur autorité en commerçant avec eux ou en passant des traités sans même mentionner le nom du souverain de Fès.
La territorialisation du califat hafside
C’est au 15e siècle que l’autorité hafside s’est définitivement imposée sur le territoire ifrîqiyen, qui alors s’identifie à elle. Jusqu’au 14e siècle, la domination hafside oscille d’un mode « régional » centré sur Tunis à une configuration « locale » avec une multitude de capitales hafsides autonomes, telle Bougie. Les Hafsides ne contrôlaient pas toujours les grandes voies de communication de leur principauté. Dans certaines zones, les villageois se regroupaient pour se défendre et partager les gains et les pertes. Les sources, proches du pouvoir, parlent de ces hors-la-loi comme de Bédouins ou « Arabes ».
La victoire du mode régional -- une capitale politique et un territoire qui en relève -- n’est acquise qu’à la fin du 14e siècle, et cela scelle, beaucoup plus tard que ce qui était admis téléologiquement par l’historiographie traditionnelle, la tripartition [pré-nationale] du Maghreb : Maroc, Algérie, Tunisie.
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