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Les Banī Hilāl et l'évolution du Maghreb

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  • Les Banī Hilāl et l'évolution du Maghreb

    G. Ménier
    ______________________

    Groupements arabes nomades se réclamant d’un ancêtre, c’est sous le nom de Banû Hilâl qu’on les désigne lors de la première migration, à partir de 1050.

    La tribu des Riyah est la première à occuper l’Ifriqiya ; ils y demeurent et y donnent des dynasties bédouines dans les régions de Gabès, de Tunis, de Bizerte. Les Zughba s’implantent d'abord à Tripoli et à Gabès, puis nombre d’entre eux se répandent progressivement vers l’O. pour s’installer entre le Hodna et les Hautes Plaines oranaises. Les Athbej et les ‘Adî ne font guère souche à l’E. ; ils se propagent aussi vers l’intérieur du Maghreb. Les Ma‘qil campent au début sur les franges sahariennes de l’Ifriqiya, puis de l’Aurès-Nememcha et du Hodna, et dont quelques rameaux essaiment jusque dans la Mitidja où les Tha‘âliba s’installent aux 13e-14e siècles. Les Banû Sulaym, demeurés en Libye, gagnent au 13e siècle l’Ifriqiya à l’appel d’un souverain hafçide de Tunis, qui les rassemble pour mater les Riyah. Nombreux sont les Arabes bédouins à se déplacer vers l’O. pour arriver au Tafilalt vers 1270 ; ils sont refoulés par le pouvoir marînide de Fès au-delà de l’oued Dra‘a, dans le Maghreb al-Aqçâ méridional.

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    Dernière modification par Harrachi78, 04 mai 2022, 02h24.
    "L'armée ne doit être que le bras de la nation, jamais sa tête" [Pio Baroja, L'apprenti conspirateur, 1913]

  • #2
    Les migrations « hilâliennes »

    L’« invasion hilâlienne », plus qu’une irruption brutale, fut un long processus migratoire de vagues successives échelonnées sur près de trois siècles.

    La migration initiale a peut-être bien été plus organisée qu’on l’a cru : les maîtres du Caire durent vouloir faire coup double : se débarrasser des pillards du Sa‘îd et, par leur intermédiaire, reprendre pied au Maghreb. Les chefs des groupes de nomades migrants auraient à leur départ été pourvus de titres de propriété virtuelle des villes et territoires à eux dévolus, munis d’argent, d’armes, de fourrures et autres vêtements de parade appropriés à ces dignités à venir. À la différence de la première vague de conquête arabe sur le Maghreb, la migration ne meut pas que des guerriers, mais des tribus, comprenant des familles entières et des troupeaux. Les historiens estiment qu’elle déplaça bien plus de gens, mais les estimations sur leur nombre vont de quelques dizaines de milliers à 250 000, voire à 500 000, et jusqu’à un million.

    Lors de la première vague hilâlienne, l’émir zîrîde al-Mu‘izz tente de composer : il donne une de ses filles au chef de la tribu des Riyah et lui propose d’enrôler ses contribules dans son armée. Ces tentatives sont sans lendemain. D’autres tactiques de rapprochement sont encore tentées, mais les armes dictent leur loi : en 1052, les Hilâliens triomphent d’une armée zîrîde de mercenaires et d’esclaves, au nombre et à la pugnacité limités, à Haydaran, Ifriqiya méridionale. Ce fut la seule vraie grande bataille de l’« invasion hilâlienne ». En 1057, Kairouan est prise et dévastée. L’Ifriqiya, pays prospère de plaines faciles d’accès, est envahie par ces Arabes nomades.

    Ibn Khaldûn écrira trois siècles plus tard qu’ils étaient « semblables à une armée de sauterelles, ils détruisaient tout sur leur passage ». Haut commis de l’État, Ibn Khaldûn exprime les vues des hommes d’ordre que sont ses employeurs politiques des dynasties du Maghreb, pourtant entraînés à se colleter avec ces Arabes.

    [...] Nombreux sont les Kairouanais à fuir vers l’O., à Qal‘at Banî Hammâd, et plus loin encore. Le théoricien poète Ibn Rashîq suit al-Mu‘izz quand il s’enfuit de Kairouan en 1057 pour échapper aux Hilâliens et gagner Mahdiya ; l’émir zîrîde y finit sa vie en 1061. Ibn Rashîq se réfugie alors dans la petite cité de Mazara, en Sicile, où Messine vient d’être prise par le chef normand Robert Guiscard. Il y meurt en 1070, à la veille de la conquête de Palerme par les Normands. Son rival en poésie de la cour zîrîde Ibn Sharaf se réfugie dans al-Andalus des mulûk al-tawâ’if. Il meurt à Séville en 1068, au moment de la conquête du Maghreb par les Almoravides, quinze ans avant leur arrivée dans al-Andalus. D’autres lettrés trouvent refuge loin du Maghreb pour chanter les charmes du milieu kairouanais et pleurer leur Ifriqiya perdue. Ils font de la nostalgie déchirante un genre poétique, tels Sa‘dûn al Qayrawânî ou le poète aveugle élégiaque ‘Alî al-Husrî : à peine parvenu à l’âge d’homme, il doit s’exiler à Ceuta, puis à Séville, où il est compagnon de poésie de l’émir poète al-Mu‘tamid, avant de finir ses jours à Tanger.

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    "L'armée ne doit être que le bras de la nation, jamais sa tête" [Pio Baroja, L'apprenti conspirateur, 1913]

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    • #3
      Réclusion et dégénérescence du pouvoir zîrîde

      L’émirat zîrîde réagit comme l’aurait fait tout ordre menacé par la fawdâ. Al-Mu‘izz ordonne même la politique de la terre brûlée contre les envahisseurs et il aurait enjoint les paysans de quitter leurs terres — il y eut de fait des mouvements de désertion des campagnes. Les déprédations et les brigandages sont aussi le fait d’autochtones, naguère durement traités par le régime zîrîde — la répression de 1017 était encore dans les mémoires.

      En 1057, les Zîrîdes doivent se réinstaller à Mahdiya. Rejetés sur la côte, et privés de leurs ressources fiscales terrestres, ils se lancent dans la course maritime pour s’assurer des revenus et contrer la maîtrise de la mer par les Normands et leur établissement sur la côte. Foisonnent alors en Ifriqiya des centres de pouvoir fragmentés entre villes, petits dynastes bédouins et tribus autochtones qui se disputent les terroirs dans une instabilité régie par le droit du plus fort. Nombre de villes deviennent des protectorats urbains sous l’emprise des Bédouins du voisinage, auxquels elles doivent payer tribut. Celles de la côte orientale de l’Ifriqiya, surtout, doivent accueillir des ruraux fuyant leurs terres envahies ; elles se fortifient et deviennent autant de petites cités-États. Les Banû Khurasân, des Sanhajiens, réussissent, de 1062 à 1128, à installer leur pouvoir à Tunis comme clients théoriques des Hammâdides. Mais s’ils parviennent à calmer les razzias bédouines, c’est en payant tribut. Et pourtant, c’est à cette époque que se situe le long règne du fils de al-Mu‘izz, Tamîm (1062-1108), figure étonnante, apparemment plus intéressée par les jouissances de la vie que par l’exercice du pouvoir : ce grand adorateur de femmes chrétiennes (banât al-Rûm), épris également de cérémonial chrétien, était aussi attiré par les jeunes éphèbes, les bons vins, la musique et la danse. Ce sensuel, friand de tous les plaisirs, était aussi un poète, chantre de l’intense griserie et aussi un mystique. Un moraliste étriqué pourra y voir la raison immanente des victoires chrétiennes.

      À cette époque, les Européens, renversant les rôles, menacent l’Ifriqiya. En 1061, Messine est prise par les Normands, à l’origine mercenaires au service des princes d’Italie méridionale — Robert Guiscard, puis son frère cadet Roger Ier (1031-1101). Le pouvoir normand s’étend à toute la Sicile à partir de 1086.

      [...] Mahdiya et sa région sont occupées en 1087 par les Pisans et les Génois, mais les Zîrîdes parviennent à s’y réinstaller. Ce qui subsiste du pouvoir zîrîde tente de s’opposer à la conquête normande des côtes d’Ifriqiya. En 1123, une attaque normande est repoussée, mais le dernier vrai émir zîrîde, al-Hasan (1121-1148), doit leur payer tribut. En 1134, il résiste encore à un assaut hammâdide, mais la flotte de Roger II s’empare de Djerba en 1135, puis de Mahdiya en 1148. En 1152, les Normands dominent toute la côte orientale de l’Ifriqiya — la conquête almohade les en délogera huit ans plus tard. En 1176, le dernier rejeton zîrîde se réfugie dans le giron almohade.

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      "L'armée ne doit être que le bras de la nation, jamais sa tête" [Pio Baroja, L'apprenti conspirateur, 1913]

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      • #4
        Cap vers la mer : les Hammâdides, de la Qal‘a vers Bejâïa

        Les Hammâdides ont pour dessein, sous al-Nâçir (1062-1088), de profiter des troubles qui secouent l’Ifriqiya pour reprendre l’avantage sur leurs cousins Zîrîdes déchus. Ils négocient aussi avec les hilāliens Athbej pour régler leur établissement au Maghreb ; et aussi pour se concerter, face aux Zîrîdes d’une part, face aux tribus zénètes d’autre part.

        Mais les Athbej se révèlent être des alliés à risque. Le Maghreb centeal est peu à peu touché par les incursions des nomades. Depuis l’Ifriqiya, ils progressent tant dans les Hautes Plaines constantinoises que les Hammâdides finissent par leur livrer la moitié de leurs récoltes, et qu’ils perdent leur emprise sur le Maghreb central. Bien que réputée imprenable, al-Qal‘a est au centre d’un environnement à risques. Mais les Hammâdides ne renoncent qu’à regret à s’y arrimer : al-Qal‘a est devenue un centre notoire du commerce transmaghrébin et des échanges transahariens, pour les mêmes raisons qui ont fait prospérer Sijilmâsa et Tihert ; mais l’instabilité de l’O. maghrébin favorise insensiblement un glissement vers l’E. des échanges dont al-Qal‘a profite.

        Quand bien même al-Nâçir a l’ambition de faire d’al-Qal‘a le Kairouan du Maghreb central, Bejâïa en profite, attirant les Hammâdides : la côte est à leurs yeux moins vulnérable aux razzias et au racket des Arabes bédouins, et riche d’autres ressources. En 1067, al-Nâçir s’empare de la montagne de Gouraya surplombant la mer, à 110 km à vol d’oiseau au N. d’al-Qal‘a. C’est sur ce site de l’ancienne Saldae romaine qu’il édifie une ville nouvelle, baptisée au départ al-Nâçiriya. Il commence à venir y séjourner vers 1068. Pour faire accepter son autorité, et pour aider à sa construction, il pratique une politique d’allégements fiscaux et encourage l’importation de pierres de construction. Les Hammâdides s’ouvrent vers la mer, dans un site portuaire déjà bien relié à al-Andalus, l’Italie, la Provence et la Catalogne, comme la Mahdiya des Zîrîdes, mais à un moment où les Normands, installés dans le Mezzogiorno italien et en Sicile, menacent les côtes de l’Ifriqiya ; et où, sous le choc des croisades, la Méditerranée va passer sous le contrôle des marchands italiens. De fait, les échanges, tout actifs qu’ils soient à Bejâïa, seront sous peu inscrits dans la subordination : les flottes seront de plus en plus européennes, de moins en moins musulmanes. De même que les corsaires de la côte dalmate guettent les navires vénitiens, Bejâïa s’ouvre à l’activité corsaire, promise à un bel avenir, mais aussi aux représailles européennes. Une semblable évolution s’opère sur les côtes de l’Ifriqiya.

        Même si elle reste un actif centre commercial et intellectuel, même si elle décline moins qu’Ashîr, al-Qal‘a sera graduellement désertée, et finalement ruinée à l’époque turque. Mais, fin 11e-début 12e siècle, elle est habitée et animée, et longtemps après elle restera un centre de savoir réputé. Vers 1080, al-Nâçir y a entrepris la construction du palais de la Perle (qaçr lu‘lu‘a), célèbre par sa magnificence, les clous et placages d’or de ses portes, le raffinement de ses mosaïques et de ses fresques, ses terrasses au vaste panorama embaumées de plantes odoriférantes, ses jardins où les oranges étaient, pour le poète Ibn Hamdîs, autant de « boules d’or rouges dont les sceptres ont été fabriqués avec les rameaux ». Pour l’heure, les rapports des souverains hammâdides avec les Italiens et les Normands restent pacifiques. Les relations avec al-Qal‘a restent suivies, et même s’intensifient en captant une part plus importante du trafic saharien.

        Le fils et successeur d’al-Nâçir, al-Mançûr (1088-1105), s’installe en 1090 définitivement à Bejâïa. Ses successeurs, Bâdîs et al-‘Azîz, font de même : la cité est moins à la portée des tribus Athbej qui enserrent al-Qal‘a : une seule route y conduit, par la vallée de la Soummam, dénommée tarîq al-Sultân (la route du souverain). Elle traverse néanmoins une zone placée sous la protection intéressée des bédouins péagers.

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        "L'armée ne doit être que le bras de la nation, jamais sa tête" [Pio Baroja, L'apprenti conspirateur, 1913]

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        • #5
          Un bilan contrasté

          L’implantation des Arabes nomades marque le Maghreb profondément et durablement. Ils déstabilisent les constructions dynastiques sui generis établies en Ifriqiya et au Maghreb central. Des villes dégénèrent voire disparaissent, comme Majjâna, au N. de Tebessa, signalée par les chroniqueurs contemporains comme ayant été une ville importante, minière et commerçante. Transformée par les nomades en entrepôt, elle n’est plus mentionnée après le 12e siècle. L’émirat zîrîde est pulvérisé, Kairouan irrémédiablement déchue de son rang de capitale ; les Hammâdides, fragilisés au Hodna, doivent se réorienter sur la côte. Et les Hilâliens font passer un nouveau souffle venant du Mashreq arabe.

          Dans plusieurs villes, de Kairouan à Tlemcen, déjà arabisées, est parlée une langue assez classique, issue de la première conquête arabe, avec toutefois un lexique et des constructions en partie empruntés au berbère. Elle est aussi en usage ici et là, par exemple dans la région littorale du Nord-Constantinois ou dans le jabal Fillaoucène, près de la cité de Nedroma, toutes zones à l’arabisation précoce. Mais l’arabe de l’élite sociale citadine est à distance de l’arabe des nomades chez qui tels puristes ont voulu trouver la quintessence de l’arabe. Ceci dit, quatre siècles encore après la fondation de Kairouan, la masse maghrébine reste berbérophone.

          Mais les Hilâliens sont porteurs d’une tradition orale riche en contes, poèmes et proverbes, qui produit les récits épiquesépiquesTaghrîba — la "Migration vers l'Ouest". Ils implantent dans le bled leurs parlers bédouins, issus de formes linguistiques caractéristiques de leurs origines d'Arabie. Ils forment ainsi le substrat des configurations de l’arabe parlé de l’Algérie profonde : l’arabe de telle ou telle région est encore aujourd’hui redevable au parler premier de telle ou telle tribu hilâlienne qui l’a occupée il y a près d’un millénaire.

          La massivité de l’arabisation doit aussi au prestige de la langue de la révélation : de par leur parler, les Bédouins peuvent, à la fois, être détestés comme intrusifs et vus comme porteurs de cet idiome sacré par des gens simples qui ne connaissaient souvent, au mieux, de l’arabe que la première sourate du Coran (fâtiha). Au Maghreb, triomphe une langue de culture écrite, promue par l’administration de dynasties berbères, diffusée depuis les villes, qui est aussi celle du livre saint. Les zâwiya(s), ultérieurement établies en campagne, seront des foyers de diffusion de l’arabe, où tel shaykh de confrérie kabyle pourra en même temps se prévaloir de sa maîtrise de l’arabe classique, et se conduire en défenseur sourcilleux des traditions berbères.

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          Dernière modification par Harrachi78, 04 mai 2022, 02h07.
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          • #6
            [...] Il y eut certes des affrontements entre Arabes bédouins et Zénètes nomades, mais sur le même terrain : l’enjeu est la maîtrise des parcours, des pâturages et des points d’eau. Les Zénètes nomades, progressivement poussés à l’O. des Hautes Plaines constantinoises, sont couramment assimilés aux nouveaux venus, et arabisés : les parlers berbères y disparaissent, mais ils peuvent se maintenir chez ceux qui se fixent en montagne, comme dans l’Ouarsenis oriental. Mais tous les massifs d’habitat sédentaire ne deviennent pas des conservatoires de berbérophonie : le Dahra à l’O. de Ténès, les montagnes à l’O. du point culminant du jabal Ouarsenis et la Petite Kabylie, à l’E. du jabal Babor, deviennent arabophones sans que les populations abandonnent leurs activités combinant agriculture, arboriculture et élevage. Selon Ibn Khaldûn, les Hawwâra des hautes steppes de l’actuelle Algérie orientale/Tunisie occidentale sont, au 14e siècle, complètement arabisés. L’arabisation gagne davantage les groupes zénètes, surtout nomades, que les Sanhaja plutôt sédentaires. Et des groupes berbères disparaissent : ainsi les Kutama, agents fidèles des Fatimides et recrues de leurs campagnes militaires. Leur territoire, foyer de rébellions, des Babor à l’Edough, est éradiqué par la lourde répression zîrîde. Décimés, dispersés dans les garnisons, engloutis dans les affrontements armés, enrôlés dans la campagne d’Égypte, ils finissent par quasiment s’éteindre. Les Arabes nomades, eux, préfèrent les plaines. Ils les investissent vers l’O. et le S., des Ziban au jabal Amour et au-delà, en position de contrôler les itinéraires transmaghrébins méridionaux.

            Les Arabes nomades sont progressivement intégrés à une société d’accueil qui a toujours connu la transhumance pastorale comme nécessité productive et genre de vie ; leur dissémination en familles et fractions de tribus favorise leur immersion. Et tant l’organisation communautaire que le patriarcat sont des normes partagées. Certes, les Arabes nomades combattent fréquemment les chefferies autochtones, mais il y eut des cas d’unions, comme ce chef des Riyah devenu le gendre de l’émir zîrîde al-Mu‘izz ; d’autres Arabes bédouins épousent des filles de chefs berbères locaux. Des communautés maghrébines enclines à un arrangement acceptent de devenir clientes d’un groupe arabe nomade, voire de porter le nom de son chef, dans l’espoir que cette manière d’adoption collective/transaction leur laissera la jouissance d’une partie de leurs pâturages, ou fixera à un niveau raisonnable les prélèvements coutumiers du racket bédouin. Bref, pour les tribus, dans la reproduction du pouvoir segmentaire, il n’y a d’autres termes d’alternative que l’affrontement ou le compromis.

            L’arrivée des Banû Hilâl au Maghreb y équilibre la répartition sédentaires/nomades entre l’O , où les nomades étaient naguère plus nombreux, et l’E. Surtout en Ifriqiya, des surfaces cultivées retournent à la steppe pastorale ; des ouvrages hydrauliques réalisés sous les Aghlabides sont laissés à l’abandon ; l’irrigation s’en ressent. Le cantonnement des sédentaires en montagne ou en ville concerne aussi les Maghreb central et occidental, avec pour effet ce que Gabriel Camps a appelé le « paradoxe » maghrébin : avec l’afflux de paysans, des montagnes pauvres deviennent plus densément peuplées que des vallées ou plaines au sol plus riche, désormais parcourues par des nomades : la Medjana, naguère riche terre à blé, voit se restreindre ses surfaces cultivées, quand la Kabylie voisine, aisément accessible par la trouée des Portes de Fer, devient surpeuplée et vouée à terme à l’émigration. Les Kabyles s’adonneront dans les villes au commerce de l’huile d’olive et au maraîchage périphérique, ils seront colporteurs, loueront leurs bras dans les domaines agricoles des plaines.

            Mais les groupes émigrés des plaines dans les massifs n’avaient pas la culture et n’usaient pas des pratiques agricoles des montagnes : on a ainsi pu expliquer la rareté, en Algérie, de l’agriculture en terrasses, attestée à l’époque de Massinissa puis de la Numidie romaine, et maintenue dans l’Aurès. Or l’Aurès a été réputé comme le massif montagneux le plus imperméable de l’Algérie. [...] Il y a aussi des Arabes bédouins pour devenir des semi-nomades s’adonnant à l’élevage extensif. Les villes, pour avoir la paix, peuvent négocier avec ceux des environs pour conclure des accords stipulant le versement d’un tribut — ainsi à Constantine. D’autres sont sédentarisés dans des terroirs de moyenne montagne, voire dans des ceintures agricoles et maraîchères périurbaines. D’où des rapports complexes avec les villes : le réflexe rentier dut le disputer aux calculs de marché et à l’imagination productrice. S’il est tentant de soumettre les citadins au racket, il faut aussi compter avec les répliques défensives des villes, pouvoir y vendre des têtes de bétail, cultiver la terre pour y écouler les denrées produites… L’attraction des foyers citadins de l’intérieur voisin fait aussi s’y implanter des Hilâliens : à Ouargla, El-Oued, Biskra, M’sila, Djelfa, Mascara…

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            "L'armée ne doit être que le bras de la nation, jamais sa tête" [Pio Baroja, L'apprenti conspirateur, 1913]

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            • #7
              Conclusion

              L’historien d’aujourd’hui, dégagé de la gangue coloniale de naguère, ne peut plus avaliser telles quelles les thèses d’Émile-Félix Gautier (1927) et de ses épigones : s’appuyant sur Ibn Khaldûn, ils présentaient le Maghreb d’avant les Hilâliens comme une terre de prospérité que des hordes arabes barbares auraient ruinée, dépeuplant les villages, désertifiant champs et vergers pour les convertir en terrains de pâture pour les troupeaux. Même les constats plus mesurés d’un Charles-André Julien (1931) ou d’un Hady-Roger Idris (1962) suivent une pente peu différente. Dans l’imaginaire de bien des savants français, les préventions coloniales exprimées en stéréotypes restaient tapies peu ou prou : la France coloniale se représentait, en continuité civilisationnelle latino-européenne, l’Empire romain en prestigieux précurseur de l’Algérie française. Non que certains traits de ces analyses dans l’air du temps n’aient été fondés. Mais, à la suite de Jean Poncet et de Jacques Berque, on sera tenté de conclure que l’« invasion hilâlienne » ne fut pas que cette noire « catastrophe hilâlienne » naguère si ressassée. Les tableaux d’al-Bakrî d’un Maghreb croulant de prospérité au milieu du 11e siècle, qui évoquent de riches jardins, de beaux vergers et un artisanat soigné, ne peuvent faire oublier que les campagnes d’Ifriqiya ont peu avant cruellement souffert d’une série de famines et d’épidémies. Une évolution vers un système plus lâche, associant céréaliculture extensive et élevage, et vers un artisanat plus fruste, répondant au niveau de demandes des populations, est alors sans doute déjà amorcée. Et, que cela plaise ou non, il y eut bel et bien intégration des migrants à la société d’accueil.


              Des Arabes de la première vague venus du Mashreq à partir du 7e siècle, les Maghrébins n’avaient guère connu qu’un nombre assez limité de guerriers, souvent non dénués d’arrogance conquérante ; puis des gouvernements qui, des gouverneurs omeyyades de Kairouan aux contre-califes fatimides, via les émirs aghlabides, les avaient méprisés et pressurés. Tous avaient vécu sur la société, et plutôt loin de la société. Avec les Banû Hilâl, les autochtones ont affaire à une migration plus massive, plus visible, constituée de fractions et de tribus ; elle se diffuse, bon gré mal gré, davantage dans l’ensemble du corps social, et en contact au jour le jour avec les humains du cru, eux-mêmes façonnés sur le mode collectif, en tribus et autres segments sociaux. On ne posera donc pas la question de savoir si l’« invasion hilâlienne » fut « positive » ou « négative » : on laissera aux idéologues ces catégories étrangères à l’historien.

              [Fin de l'extrait]
              "L'armée ne doit être que le bras de la nation, jamais sa tête" [Pio Baroja, L'apprenti conspirateur, 1913]

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