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Les lectures indispensables pour comprendre la marchandisation du monde

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  • Les lectures indispensables pour comprendre la marchandisation du monde

    Stiglitz, Polanyi, Boudieu, Marx. Quatre auteurs, quatre ouvrages indispensables pour avoir en tête pourdéceler les grands mythes économiques de notre époque.


    La Grande Désillusion, de Joseph E. Stiglitz, éd. Le Livre de Poche, 2003





    Né en 1943, l’Américain Joseph Stiglitz a reçu le prix Nobel d’économie en 2001. Il signe avec La Grande Désillusion, au début du XXIe siècle, l’ouvrage de référence sur la critique de la mondialisation libérale vantée dans les années 1990. C’est un peu la bible des mouvements altermondialistes qui émergent à la même époque et auxquels il donne beaucoup d’arguments.

    L’idée centrale du livre est simple : « Aujourd’hui la mondialisation, ça ne marche pas, ça ne marche pas pour les pauvres du monde, ça ne marche pas pour l’environnement, ça ne marche pas pour la stabilité de l’économie mondiale. » Les institutions internationales, censées gérer la mondialisation, telle la Banque mondiale (par laquelle Stiglitz est passé de 1997 à fin 1999 avant de démissionner), privilégient les intérêts des États-Unis alors qu’elles ont pour mission affichée de protéger les plus faibles. Il dénonce avec virulence la dangerosité et le dogmatisme économique de ces institutions, et cite même des noms – ce qui lui sera reproché.

    La Grande Désillusion dénonce un aveuglement idéologique. Stiglitz critique ainsi le FMI et le département du Trésor américain qui ont fondé toute leur politique économique sur le dogme libéral de l’infaillibilité du marché. Il pointe en particulier du doigt ce qu’on appelle « le consensus de Washington », cet ensemble de réformes prôné par le FMI et la Banque mondiale, imposé à tout pays qui demandait une assistance financière. La prétendue « expertise » de ce consensus repose sur des théories fortement remises en cause depuis au moins les années 1970, notamment par l’économie de l’information. Cette branche de l’économie (domaine pour lequel Stiglitz a reçu le Nobel) a montré de façon définitive que le marché est rendu efficace par l’asymétrie d’information, c’est-à-dire par le fait que l’information nécessaire à la prise de décision des acteurs économiques est mal répartie entre eux.

    Les politiques imposées par le FMI et la Banque mondiale n’ont pas été seulement inefficaces, elles ont aussi été destructrices. La généralisation des mouvements de capitaux, la financiarisation à outrance ont même produit les crises économiques. Stiglitz prend notamment l’exemple de la crise de la Russie post-soviétique des années 1990 pour montrer que l’effondrement du pays ne vient pas d’une résurgence du soviétisme, mais du triptyque stabilisation-libéralisation-privatisation voulu par Eltsine en collaboration avec le FMI et qui a fait exploser la pauvreté et les inégalités. Pareil pour la crise asiatique de 1997 : les pays qui ont refusé les « thérapies de choc » du FMI et du Trésor (comme la Chine ou la Malaisie) se sont mieux sortis d’affaire que les autres.

    Stigliz appelle de ses vœux une autre mondialisation, mieux gérée. La condition est simple : il faut que les institutions économiques internationales abandonnent leur foi irrationnelle dans le marché et fondent leurs interventions sur la transparence de l’information. Il faut aussi régionaliser ces institutions avec, par exemple, un fonds monétaire asiatique, européen, etc.



    La Grande Transformation. Aux origines économiques et politiques de notre temps, de Karl Polanyi, éd. Gallimard, coll. Tel, 1990





    Ce livre de l’économiste hongrois Karl Polanyi (1886-1964) est considéré en général comme l’ouvrage de référence de critique des sociétés de marché d’un point de vue non marxiste. La thèse est simple : l’idée de la main invisible qui régule le marché, développée par Adam Smith au XVIIIe siècle, est un mythe. « La grande transformation » désigne les mutations économiques et sociales engendrées par la révolution industrielle à partir du XIXe siècle. Or, le produit de cette transformation, l’économie de marché, n’est ni naturel ni efficace.

    Le marché n’est pas inscrit dans la nature humaine. C’est une construction historique assez récente. En fait, les libéraux ont naturalisé l’économie de marché car ils ont confondu le marché et le commerce : mais le marché n’est qu’une forme de commerce parmi d’autres. Ainsi, la réciprocité dans le don, la redistribution par un centre de production ou encore l’administration domestique comme dans les économies autarciques sont des formes qui ont prévalu en Europe jusqu’à la fin du Moyen Âge. « Le marché généralisé n’a pas existé en tout lieu et à toutes les époques », écrit Polanyi. L’économie a été très longtemps « encastrée » dans la société : les rapports économiques étaient subordonnés aux autres types de rapports humains. Le « désencastrement » (c’est-à-dire l’autonomisation du domaine économique et sa déconnexion par rapport aux autres sphères de la vie sociale) s’est produit lorsque tous les objets d’échange (notamment le travail, la terre et la monnaie) ont été soumis à la logique marchande.

    Le plus gros problème, selon Polanyi, est le choc culturel que représente l’organisation de la société sur le mode du marché. En laissant les travailleurs dans la précarité, le marché autorégulateur a compromis la dimension humaine de la société. Les classes moyennes (ainsi que les aristocrates paternalistes) ont agi en réaction en faveur de la réglementation pour éviter que la société n’implose. Polanyi émet donc l’hypothèse que ce sont les mouvements de protection sociale et territoriale, plutôt que le marché, qui sont les émanations spontanées de la population. La régulation est bien plus « naturelle » que le marché.

    Polanyi prédit enfin la fin de l’économie libérale (un point commun avec Marx) qui a contribué à produire les deux guerres mondiales. Pour lui, la crise de 1929 est le point de basculement vers la mort du libéralisme. Sur le plan économique, l’intervention de l’État a semblé indispensable pour remédier aux dérèglements du marché. Il est possible de construire une société industrielle en dehors du marché à la condition de mettre le travail, la terre et la monnaie hors marché, soit, en pratique, en fixant leur valeur par des mécanismes de négociation entre les partenaires sociaux et l’État. Les régimes totalitaires (d’inspiration fasciste ou communiste) ne sont rien d’autre, d’un point de vue économique, que des tentatives radicales et désespérées pour réencastrer un marché devenu fou dans la société.



    Anthropologie économique. Cours au Collège de France 1992-1993, de Pierre Bourdieu, éd. Seuil, coll. Points Essais, 2021





    Dans ce cours donné au Collège de France en 1992-1993 et intitulé à l’origine « Les fondements sociaux de l’action économique », le sociologue Pierre Bourdieu (1930-2002) nous invite à repenser l’économie à la lumière des apports des sciences sociales.

    Il opère d’abord un retour sur les diverses hypothèses qui ont été proposées pour expliquer le don dans les sociétés traditionnelles précapitalistes. Ce phénomène s’impose comme un défi pour les théories contemporaines qui ont fini par considérer comme allant de soi l’échange marchand et le « donnant-donnant » – qui est le contraire du don. Cette évidence a oublié, en raison d’un manque de recul historique, la composante symbolique que comporte toute action économique (1).

    Le second apport majeur de ce cours est de livrer un diagnostic rigoureux et impitoyable sur les errements de la théorie de l’action rationnelle (tout agent économique vise de façon consciente et calculée une maximisation de son profit et de son intérêt), cadre conceptuel qui continue à servir de cadre et de matrice à la majorité des économistes contemporains. Fondamentalement, nous dit Bourdieu, ce courant est victime d’un biais scolastique, il confond, comme le disait Marx, « les choses de la logique avec la logique des choses ». Les économistes placent dans la tête des agents leurs propres pensées en les dotant de capacités cognitives et computationnelles dignes d’un prix Nobel.

    À cet homo economicus abstrait et hors-sol, il oppose sa théorie de l’habitus (disposition acquise par la socialisation) conçue comme un « individuel collectif ». Le principe de rationalité calculatrice perd son caractère absolu et doit être rapporté au champ considéré. Les anticipations ne sont plus fondées sur le calcul rationnel prenant en compte tous les paramètres, mais sur une pratique raisonnable en mobilisant les compétences et les intuitions acquises par l’habitus, notamment en ajustant les espérances subjectives aux probabilités objectives. « Par exemple, les achats de maisons, qui engagent parfois la vie des gens pour trente ans, sont décidés sur la base de transferts de croyance. On se fonde par exemple sur les conseils et les précédents des amis et des parents (“J’en ai une, elle est très bien”). Les dispositions de l’habitus, le choix d’avoir une maison plutôt que de louer ne se distribuent pas du tout au hasard selon les classes sociales. […] Toutes sortes de déterminants qui n’ont rien à voir avec le calcul interviennent, comme le fait de connaître quelqu’un qui a la même chose. » (cours du 17 juin 1993.)

    Un cours très intéressant qui nous montre que Bourdieu avait des connaissances extrêmement approfondies en matière de théorie économique, ce qu’on a parfois tendance à oublier.




    Notes

    1Je me permets de renvoyer à mon article dans ce numéro : « Donner, c’est donner ? Les ambiguïtés du don ».



    Le Capital. Critique de l’économie politique (1867-1894), de Karl Marx, éd. Gallimard, coll. Folio Essais, 2 volumes, 2008





    Publié en 1867, le livre I du Capital a été tiré modestement à 1 000 exemplaires qui ont mis cinq ans à s’écouler. Autant dire que Le Capital de Marx n’a pas vraiment augmenté le capital de Marx… Un siècle plus tard, le livre est pourtant au centre de toutes les querelles idéologiques du XXe siècle au niveau mondial : en 1950, la moitié des États sur la planète se réclament en effet du marxisme.

    C’est Marx qui le premier a forgé le concept de « marchandisation » dans ce livre fleuve de 2 000 pages, une cathédrale inachevée. En plus du livre I revu et corrigé par Marx de son vivant, paraîtront après sa mort le livre II (1885) et le livre III (1894) édités par Engels à partir de brouillons de travail.

    Qu’est-ce que le capitalisme ? Dans le cadre de la société industrielle qui émerge en Europe au XIXe siècle, c’est le système économique qui repose sur la propriété privée du capital – l’argent et l’appareil de production, essentiellement les machines. Marx oppose ceux qui possèdent le capital – les bourgeois – à ceux qui ne possèdent rien d’autre que leur force de travail – les prolétaires. Au capitaliste revient le pouvoir de décision, le profit et le risque, au prolétaire la contrainte de louer sa force de travail à un prix fixé par d’autres. Le capitalisme est donc par définition inégalitaire. Comment les capitalistes s’enrichissent-ils ? Par l’exploitation des prolétaires, c’est-à-dire le vol pur et simple de la valeur créée par l’ouvrier. Le profit désigne la différence entre la valeur créée par le travailleur et la valeur payée au travailleur : « Le travail impayé de l’ouvrier, voilà ce que j’appelle le profit », écrit Marx.

    Quels problèmes le capitalisme pose-t-il ? Il y en a deux principaux. Sur le plan social, le capitalisme dégrade les relations humaines. La bourgeoisie diffuse les mœurs marchandes et substitue aux rapports sociaux traditionnels qui étaient essentiellement des rapports entre personnes des rapports entre choses : la réification est la condition de possibilité de la marchandisation. L’argent corrompt ainsi les liens sociaux et laisse libre cours, à travers la soif inextinguible de profit, aux tendances les plus basses de l’homme : « Le capitalisme ne laisse subsister entre les hommes que les froids intérêts et les dures exigences du paiement. »

    Le second problème du capitalisme est économique. Le profit est en effet limité, c’est la thèse de la baisse tendancielle du taux de profit. Poussés par la concurrence, les capitalistes remplacent les ouvriers par des machines (les exploités se retrouvent expulsés) et baissent les salaires de ceux qui restent, ce qui déclenche de façon inévitable la révolution. Ce qui fait que selon Marx, le capitalisme est voué à disparaître en raison de ses contradictions internes. Inutile de dire que l’auteur du Capital, qui avait sans doute sous-estimé l’extraordinaire plasticité du système capitaliste, n’a pas été prophète sur ce point…

    Henri de MONVALLIER

    وألعن من لم يماشي الزمان ،و يقنع بالعيش عيش الحجر
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