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Kerviel, les voyantes, et les ponts suspendus

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  • Kerviel, les voyantes, et les ponts suspendus

    La finance un secteur qui ne payera plus.
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    Il y a au moins quelque chose de positif et réjouissant dans cette crise des subprimes, c'est son côté crise équitable. On a trouvé avec elle l'instrument le plus efficace jamais conçu pour réduire les inégalités. Les pauvres sont certes toujours aussi pauvres, mais les riches sont infiniment moins riches, en partie ruinés par le krach boursier et immobilier. Pas de souci pour qui avait placé ses économies sur un livret A, mais des insomnies à répétition pour ceux dont la fortune était investie en Bourse.

    Selon le journal La Tribune, le patrimoine coté des dix principales familles de l'industrie française s'est ainsi allégé de 60 milliards d'euros en onze mois. Et ce sont 300 milliards de dollars que les oligarques russes auraient égarés à la Bourse depuis l'été, selon les estimations de la Banque mondiale. Une étude du cabinet Prince & Associates signale même que 12 % des multimillionnaires entretenant une relation extra-conjugale songent à y mettre fin "pour des raisons financières" (Le Monde du 28 novembre).

    Quant aux nouveaux riches que sont les traders, ces joueurs professionnels des marchés financiers, rien ne va plus. Lorsqu'ils n'ont pas tout simplement perdu leur job, ils voient leur bonus fondre comme neige au soleil de Gstaad ou de Courchevel. Leur bonus, et plus encore leur réputation. Devenus des symboles de l'injustice salariale avec leurs primes de fin d'année équivalant à plusieurs dizaines de smic annuels, ils font aussi beaucoup parler d'eux à cause de leurs démêlés avec la justice tout court.

    Le trader qui a fait perdre 751 millions d'euros aux Caisses d'épargne a dû s'expliquer devant les policiers de la brigade financière qui avaient, quelques mois plus tôt, recueilli les confessions du champion du monde toutes catégories des rogue traders, Jérôme Kerviel.

    On l'a presque oublié, tant il s'est passé d'événements depuis, mais c'est la crise des subprimes qui avait causé la perte de "J. K." et les pertes abyssales de son employeur. Début janvier 2008, convaincu que le plus gros de la tempête était passé, il avait secrètement parié, pour 50 milliards d'euros (l'équivalent du PIB du Maroc) sur une hausse des Bourses européennes... Lesquelles ont depuis perdu la moitié de leur valeur ! A l'évidence, les voyantes qu'il avait l'habitude de consulter n'avaient rien vu venir.

    Le trader si apprécié des Français, qui voient en lui un bouc émissaire et une victime du système, s'est attiré dès le départ le mépris haineux de ses pairs. Ils reprochent à celui qui est devenu le plus célèbre d'entre eux d'avoir sali l'honneur de leur profession, d'avoir donné d'eux l'image d'esprits irrationnels et truqueurs, un brin illuminés. De faire passer toutes ces grosses têtes pour des têtes brûlées. "Ne dites pas à ma mère que je suis trader, elle me croit pianiste dans un ******."

    Les matheux - dont une flopée de Français sortis de l'X ou de Centrale - avaient depuis vingt ans colonisé la City et Wall Street, les grandes banques d'investissement n'hésitant pas à offrir des ponts d'or à des individus capables de mettre miraculeusement en équation l'évolution des devises et des taux d'intérêt. Tous ces ingénieurs-traders furent au coeur de la formation de la bulle salariale dans la finance.

    Les économistes Thomas Philippon et Ariell Reshef ont calculé que dans les années 1980, un financier gagnait, à compétence égale, le même salaire que s'il avait travaillé dans un autre secteur de l'économie. En 2000, il était supérieur de 60 %. Une autre étude a montré que les anciens étudiants d'Harvard travaillant dans la finance gagnaient en 2006 presque trois fois plus que ceux ayant choisi d'autres professions. De quoi attirer les talents : 15 % des hommes diplômés de la prestigieuse université américaine issus des promotions (1988-1992) travaillaient dans la finance, contre seulement 5 % dans la période 1969-1972. C'était beaucoup, c'était trop.

    Mais avec la crise des subprimes, avec des marchés financiers plongés sans doute pour longtemps dans un sommeil comateux, avec des produits dérivés interdits à la vente, avec des bonus guère plus généreux qu'un treizième mois, la finance risque d'être confrontée dans les prochaines années à une sérieuse crise de vocation.

    Dans un point de vue publié par le site Telos, l'économiste Esther Duflo, du MIT, s'en réjouit. "La crise a fait brutalement apparaître que toute cette intelligence n'était pas employée d'une façon très productive, explique-t-elle. La disparition des gains exorbitants peut encourager les jeunes générations à rejoindre d'autres secteurs, où leur énergie créative serait socialement plus utile."

    Ruinés, les banquiers vont cesser de dévorer et de gaspiller les talents, la finance ne va plus pouvoir aussi aisément attirer avec des salaires hors norme les QI qui le sont tout autant. La crise des subprimes pourrait donc être une excellente nouvelle pour la médecine, les sciences et l'industrie, qui vont voir revenir vers elles toutes ces brebis égarées dans les salles de marché.

    Et le monde est décidément bien fait. Car au moment où les gouvernements annoncent des programmes de grands travaux pour relancer l'économie, il ne va pas manquer d'ingénieurs de haut niveau, financiers défroqués, pour les mener à bien, pour construire de splendides barrages et de magnifiques ponts suspendus. Des ouvrages conçus, cette fois, on l'espère, pour résister aux tempêtes.

    Pierre-Antoine Delhommais
    Le Monde
    Si vous ne trouvez pas une prière qui vous convienne, inventez-la.” Saint Augustin
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