Ancien ministre, historien, économiste et spécialiste du Proche-Orient, Georges Corm revient sur les raisons profondes du retard économique arabe soulignant la nécessité d’un modèle de développement alternatif – basé, entre autres, sur les nouvelles technologies – qui se substituerait à l’économie de rente dans ses multiples formes.
Cette marginalisation provient d’une forte polarisation politique. Les élites qui sont apparues à l’occasion des derniers mouvements populaires se sont surtout occupées de l’aspect lié à la démocratie comme système de gouvernance opposé à l’autoritarisme. Nous n’avons vu aucune force politique bâtir sa rhétorique ou sa campagne électorale sur un programme de développement économique qui soit alternatif au modèle de mal-développement.
Mais cela n’est nullement étonnant. Dans une perspective historique, les arabes ont pratiqué toutes les formes de nationalisme (laïc ou religieux) sauf dans sa forme économique, à part en Egypte du temps de Mohamad Ali Pacha et de Gamal Abdel Nasser.
Que faut-il pour instaurer une réelle conscience économique arabe ?
Dans la foulée des révoltes, il y avait eu, pendant un bref moment, une forme de rétablissement de la conscience collective arabe, dont la conscience socioéconomique, mais cela a vite été dévié par des interventions militaires étrangères et une lutte entre armée, islamistes et laïques.
Ce qu’il faut dans le monde arabe est une réelle révolution culturelle qui permette de prendre conscience à l’échelle sociétale des enjeux de fond du malaise arabe, dont les enjeux socio-économiques. Cela va prendre du temps. L’histoire est lente.
Vous avez souvent évoqué dans vos écrits la question de l’économie de rente comme une entrave au processus démocratique et au développement économique en terre arabe. Dans quelle mesure cela est-il encore le cas aujourd’hui ?
Cette question est plus que jamais d’actualité. L’économie de rente est à l’origine du despotisme des régimes politiques arabes, des inégalités sociales et de la concentration des richesses aux mains d’une minorité au pouvoir, ainsi que d’une paresse dans l’acquisition des sciences et des techniques et leur pratique dans la vie économique. Cela a empêché tout développement économique réel au cours des dernières décennies. Un pays comme l’Arabie Saoudite, malgré son énorme richesse pétrolière, a un PIB qui est encore inférieur à celui de l’Espagne. En outre, malgré le commerce de pétrole, la part arabe dans le commerce international est l’une des plus réduites parmi toutes les parts régionales.
L’économie de rente n’a pas une seule facette et ne se base pas uniquement sur les ressources pétrolières. Les aides, les transferts d’émigrés, le tourisme de masse, le Canal de Suez, et le secteur foncier sont d’autres sources de rente ayant gagné du terrain dans le monde arabe et empêché par la même occasion la création d’économies productives et génératrices d’emploi. Aujourd’hui, 80% des investissements, hors secteur pétrochimique, vont dans l’immobilier et la construction, ce qui aggrave la dépendance aux sources rentières et alimente le cercle vicieux politique et économique.
Un autre problème figure dans la structure verticale des circuits d’exportation de l’économie de rente ; tous les gazoducs et les oléoducs vont du Sud vers le Nord. Il n’existe aucun circuit horizontal qui permette aux autres sociétés arabes que celles du Golfe de profiter de cette manne. Une grande partie de la production pétrolière est exportée en Europe ou en Extrême Orient. Or, les pays qui se dessaisissent de leurs ressources naturelles sont des pays qui se condamnent à ne pas avoir d’avenir. Si l’Angleterre avait exporté 80% de sa production de charbon au XVIIIe et au XIXe siècles, elle ne se serait jamais industrialisée…
La rente n’est-elle pas devenue une culture qui trouve ses racines dans l’histoire de la région ?
La place démesurée prise par l’exportation du pétrole et du gaz arabes s’est en effet inscrite dans un environnement déjà historiquement marqué par l’économie de rente : l’économie ottomane puis l’économie des puissances coloniales, rentières par essence, ont été suivies à l’indépendance d’un maintien de toutes les formes de rentes, à l’exception de quelques tentatives d’industrialisation qui ont tourné court en Egypte, du temps de Abdel Nasser et de Boumédiène en Algérie.
Depuis 1973, après le premier choc pétrolier, il y a eu une réelle prise de pouvoir du désert sur la ville. Tous les acquis sociaux et économiques qui avaient été réalisés entre les années 1950 et 1970 ont été complètement avortés. Pis encore, le monde arabe a connu des contre-révolutions socio-économiques, dans lesquelles l’Islam a été instrumentalisé pour faire échouer le mouvement nationaliste arabe considéré comme « développementaliste » sur le plan économique.
Le passage vers des économies post-pétrolières ne risque-t-il pas d’être ardu dans ce contexte ? Le monde arabe possède-t-il d’autres avantages comparatifs?
Sur le plan théorique, les avantages compétitifs du monde arabe sont colossaux. Il y a d’abord les ressources énergétiques qui continuent d’être exploitées à mauvais escient. Il existe également, quoiqu’on en dise, des surfaces agricoles extrêmement fertiles, de l’énorme Soudan, même coupé en deux, au tout petit Liban. Il y a eu quelques tentatives par le passé d’exploiter ce potentiel mais qui n’ont jamais abouti. Dans les années 1970, le Fonds arabe pour le développement économique et social avait mis sur pied un plan visant à transformer le Soudan en réservoir de produits agricoles pour l’ensemble du monde arabe. Mais ce projet, à l’instar d’autres plans de développement panarabe, n’a finalement pas vu le jour.
Au niveau des avantages compétitifs, les ressources humaines pèsent également dans la balance. Simplement, elles émigrent. Le monde arabe est l’une des plus fortes zones d’émigration, en raison de l’absence d’opportunités d’emploi. Cela nourrit un cercle vicieux aux effets néfastes.
Le problème réside donc moins dans l’absence de ressources ou d’avantages comparatifs que dans leur mode d’exploitation ou leur canalisation.
Les Arabes n’ont jamais fait ce qu’ont fait les Prussiens et les Japonais du XIXe siècle ou encore les Coréens du XXe siècle. L’Allemagne était le pays le plus en retard d’Europe tandis que le Japon était un petit empire féodal déchiré par d’interminables querelles internes.
Qu’ont fait concrètement ces pays?
Ils ont d’abord alphabétisé les campagnes pour avoir une main d’œuvre qui s’adapte au monde industriel moderne. Ils ont eu aussi des politiques de protection sociale très actives. Toutes les expériences réussies d’industrialisation ont commencé par un développement des campagnes et des zones rurales.
Ils ont ensuite conclu un pacte avec les principales forces sociales qu’on qualifierait de partenariat public-privé dans le vocabulaire moderne, dans l’optique de développer des filières industrielles et technologiques entières. Dans le monde arabe, ce choix collectif n’a pas encore été fait ; dans le cas de l’Egypte et de la Syrie, par exemple, où l’industrie du coton constitue un avantage comparatif, l’on est resté sur les phases terminales du cycle de production. Quand il s’agit d’importer une machine textile, ces deux pays ont recours au Japon ou à l’Allemagne qui n’ont d’ailleurs pas de coton (…).
Il faut dominer la filière technologique dans les domaines où le monde arabe a des avantages comparatifs. Même là où il n’y a pas d’avantages structurels, une société peut décider de créer et d’exceller dans une filière technologique pour assurer le bien être économique, la justice sociale et le plein emploi. Cela a été le cas des Finlandais qui ont parié sur l’électronique en lançant Nokia (devenu le premier constructeur mondial de téléphones mobiles de 1998 à 2011, ndlr). Cela a changé la face d’un des pays les plus pauvres d’Europe.
Quant une décision collective d’acquérir la science et la technologie est prise, comme cela a été le cas en Corée du Sud ou au Japon durant l’ère Meiji, rien ne peut l’arrêter même le système de brevet le plus hermétique.
Il y avait cette vision et cette mobilisation populaire en Algérie et en Egypte dans les années 60. Cette conscience n’existe plus aujourd’hui en raison de la polarisation entre islamistes et laïcs, d’une part, et la domination de l’idéologie et des politiques inspirées du néolibéralisme d’autre part.
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