FIGAROVOX/TRIBUNE - Alors que l’Assemblée vient de commencer l’examen du budget 2023, l’universitaire, ancien professeur d’histoire économique contemporaine en prépa HEC et auteur de nombreux ouvrages remarqués, dresse un inquiétant tableau de l’état réel de l’économie de notre pays et du rapport dégradé de la société française au travail.
Le monde est un théâtre où se pressent comédiens, mimes, souffleurs et propagandistes. La scène politique n’échappe pas à cette loi. Qu’en est-il de l’économie française, au-delà de la « baisse-sans-précédent-du-chômage», dont les pouvoirs publics se félicitent?
L’année glissante (en cumul sur les douze derniers mois, NDLR) restera mémorable pour notre économie: pour la première fois, la France est importatrice nette de produits agricoles, et son déficit commercialbat le record de 71 milliards d’euros au premier semestre 2022 et devrait atteindre 156 milliards d’euros cette année, selon la loi de finances (contre, pour mémoire, 173 milliards d’excédent pour l’Allemagne en 2021, mais 111 milliards «seulement» de mai 2021 à mai 2022 à cause de la guerre en Ukraine): les Français ne produisent plus que 36 % des biens matériels qu’ils consomment, selon Nicolas Baverez ; le déficit budgétaire ne parvient pas à s’apurer après le record absolu de 2020 (plus de 150 milliards d’euros, une somme doublée par l’amortissement de la dette) ; l’endettement public tangente 120 % du PIB, soit 3000 milliards d’euros. Enfin, l’inflation sera a minima de 6 % ; le piège d’un endettement jamais maîtrisé se referme.
Face à ces chiffres implacables, le camp présidentiel vante avec constance trois trophées: le chômage serait au plus bas depuis quinze ans ; la réindustrialisation, en marche ; et la France, un moteur de la croissance européenne (il est vrai qu’après l’une des pires chutes du PIB de l’Union, en 2020, le rebond de 2021, sans la rattraper, a été conséquent).
À moins de 1,5 % de croissance, l’économie française ne crée pas d’emploi du fait des gains de productivité, assuraient nos économistes voilà quelques années. Avec un PIB en dollars constants inférieur en 2022 à ce qu’il était en 2019 - sachant que c’est en 2017 que fut retrouvé le niveau de production par habitant d’avant la crise de 2008 -, l’économie française est presque à l’arrêt depuis quinze ans.
Selon la Banque mondiale, le PIB français par habitant est passé de 45.334 dollars en 2008 à 38 635 dollars en 2020 (en dollar constant 2020). Américains, Suisses et Allemands ont continué de nous distancer. Notre croissance est faible, et la hausse du PIB par habitant - réelle en euros nominaux - est financée par une dette publique qui a doublé en quinze ans.
Comment, dans ces conditions, l’indice de chômage Bureau international du travail-Insee (choisi par Muriel Pénicaud en 2017 au détriment de l’indice de Pôle emploi, alors de référence) est-il descendu à 7,4 % depuis fin 2021?
En 2022, la France compte officiellement 2,3 millions de chômeurs (indice Insee), contre 2,1 millions en 2008, et plus de 3 millions de 2013 à 2015. Pourtant, Pôle emploi dénombre 500.000 chômeurs de plus en catégorie A (les chercheurs d’emploi sans aucune activité).
Pourquoi cet écart croissant entre l’Insee et Pôle emploi, alors qu’il n’était que de 14.000 chômeurs début 2009? Dans un contexte de destruction nette d’emplois dans la production, d’aggravation des déficits jumeaux (commercial et budgétaire), de croissance faible puis de stagflation, comment les actifs français auraient-ils retrouvé le chemin de l’emploi? La question a pesé lors de l’élection présidentielle.
La réponse est à argumenter en deux temps. Le premier concerne l’évolution de la démographie post-boomers et la modulation savante du nombre d’«actifs» par nos autorités ; le deuxième concerne le modèle économique national, passé en trente ans du statut de grande économie productive à celui de marché extensif (basé sur la quantité et non sur le progrès technique) reposant sur la dette et la fracture du marché de l’emploi.
Le départ en retraite des cohortes de boomers permet une réduction du nombre d’«actifs». Certes, l’activité des travailleurs âgés a progressé depuis la réforme des retraites Fillon en 2003 - c’était l’un de ses objectifs: le taux d’emploi des 50-64 ans est passé de 54 % en 2009 à 65,5 % en 2021. Reste qu’en France on compte 73 % d’actifs chez les 15-64 ans (2021), au 15e rang de l’Union européenne, à 5 points derrière l’Allemagne, où les travailleurs âgés sont nombreux.
En 2022, plus des trois quarts des baby-boomers (nés de 1942 à 1962) sont déjà à la retraite. À la fin du second quinquennat Macron, ils le seront à peu près tous. Or, la France compte déjà 17 millions de retraités! Cette masse réduit d’autant la part des «actifs» au sein de la population, et crée un effet ciseau: les générations qui quittent l’emploi sont plus nombreuses que les arrivants. Cela améliore l’emploi général - moins d’actifs, moins de chômeurs - tout en dégradant les comptes sociaux puisqu’il y a plus de retraités rapportés au nombre d’actifs.
Du fait de cette masse de retraités, le chômage se calcule sur une base plus étroite qu’en Allemagne: de 62 ans à 65 ans (voire 67 ans), un Allemand est actif ou chômeur, quand les Français sont retraités! Chez les plus jeunes travailleurs, le taux d’emploi des 15-24 ans n’a progressé en douze ans que de 30 % à 33,8 % (Insee), et celui des 25-49 ans n’a pas bougé. 27 % des 15-64 ans sont en dehors du marché de l’emploi, dont 3 femmes sur 10: ni actifs, ni chômeurs.
En définitive, seuls 29 millions de Français sur 67 millions sont «actifs»: la réduction de ce nombre est un enjeu caché pour nos dirigeants.
Or, d’autres facteurs limitent la population active. L’économie sociale tourne à plein régime: la France compte toujours plus de titulaires de l’AAH (allocation adulte handicapé) et du RSA. Et seule une minorité d’allocataires rejoint à terme l’emploi. Voilà la source de l’écart entre l’Insee et Pôle emploi: ce dernier garde l’espoir que ces allocataires reviendront un jour au travail.
Dans les années 1990, les Pays-Bas ont réduit leur chômage en accordant le statut de «handicapé» à 1 million de travailleurs jugés inaptes. Rien de tel officiellement en France. Pourtant, selon Bercy, de 2006 et 2021, les titulaires de l’AAH sont passés de 804.000 à 1.252.000 (dont 12 % seulement inscrits à Pôle emploi) ; et de 2009 à 2021, les titulaires du RSA ont grimpé de 1,3 million à 1,94 million (contre 0,4 million à la création du RMI, en 1990). En moins de quinze ans, 1,1 million de personnes ont ainsi basculé dans l’aide sociale, en majorité sorties des statistiques du chômage et de l’activité. L’Insee ne les prend plus en compte car elles ne recherchent pas activement d’emploi, ce qu’exige le BIT pour les inclure dans les chômeurs.
Sans le dire, la France a fait comme les Pays-Bas: plus on sort d’inactifs des statistiques, plus le chômage baisse.
Cette politique mal assumée est pourtant poussée par les pouvoirs publics. Dans certains départements, les patrons des centres d’assistance sociale donnent des primes à leurs agents (assistantes sociales, médecins conseils) s’ils accroissent le «stock» des allocataires: l’aide sociale représentant les deux tiers des budgets des départements, qui y ont trouvé une vocation. Entre 2010 et 2014, les dépenses d’aide et d’action sociales ont augmenté de 12 % en euros constants, passant de 59 milliards d’euros à 69 milliards d’euros - dont une grosse moitié est à la charge des départements. La croissance de cette économie sociale hors marché explique le bond des personnes jugées inaptes au travail.
En 2016, parmi les allocataires de l’AAH, 55 % relèvent de l’AAH-1 (taux d’incapacité à plus de 80 %) et sont incontestablement handicapés (souvent isolés et sans enfant, 70 % ont plus de 40 ans) . Mais 44 % - soit près de 550.000 personnes - ont un taux d’incapacité de 50 % à 79 %: c’est l’AAH-2. Leur situation est plus variée car le handicap est souvent établi sur une simple base déclarative, pour une douleur invérifiée, par exemple ; ces «handicapés temporaires» sont souvent arrêtés deux ans, parfois cinq. Ce statut a priori peu enviable est en forte hausse, et la pression ne se relâche pas.
Au total, 1,8 million de personnes (titulaires, conjoints et enfants à charge) sont couvertes par l’AAH, et 3,85 millions par le RSA. Or, seuls 20 % des foyers au RSA touchent une prime d’activité en vue d’un retour à l’emploi. Plus de 25 % des adultes des départements et régions d’outre-mer perçoivent le RSA, mais 31 % à La Réunion (qui compte 875.000 habitants).
Tout cela allège le chômage officiel.
Enfin, trois autres facteurs réduisent mécaniquement la force de travail française. Le premier est l’expatriation des Français, devenue en un quart de siècle un vaste mouvement d’émigration des jeunes. 0,9 million de Français étaient immatriculés dans nos consulats à l’étranger en 1995: ils sont désormais plus de 1,8 million. Et de 0,5 million à 1,5 million de Français supplémentaires vivraient à l’étranger sans s’être déclarés. Au total, entre 1 million et 2 millions d’actifs échappent à l’activité économique en France par l’expatriation.
Le monde est un théâtre où se pressent comédiens, mimes, souffleurs et propagandistes. La scène politique n’échappe pas à cette loi. Qu’en est-il de l’économie française, au-delà de la « baisse-sans-précédent-du-chômage», dont les pouvoirs publics se félicitent?
L’année glissante (en cumul sur les douze derniers mois, NDLR) restera mémorable pour notre économie: pour la première fois, la France est importatrice nette de produits agricoles, et son déficit commercialbat le record de 71 milliards d’euros au premier semestre 2022 et devrait atteindre 156 milliards d’euros cette année, selon la loi de finances (contre, pour mémoire, 173 milliards d’excédent pour l’Allemagne en 2021, mais 111 milliards «seulement» de mai 2021 à mai 2022 à cause de la guerre en Ukraine): les Français ne produisent plus que 36 % des biens matériels qu’ils consomment, selon Nicolas Baverez ; le déficit budgétaire ne parvient pas à s’apurer après le record absolu de 2020 (plus de 150 milliards d’euros, une somme doublée par l’amortissement de la dette) ; l’endettement public tangente 120 % du PIB, soit 3000 milliards d’euros. Enfin, l’inflation sera a minima de 6 % ; le piège d’un endettement jamais maîtrisé se referme.
Face à ces chiffres implacables, le camp présidentiel vante avec constance trois trophées: le chômage serait au plus bas depuis quinze ans ; la réindustrialisation, en marche ; et la France, un moteur de la croissance européenne (il est vrai qu’après l’une des pires chutes du PIB de l’Union, en 2020, le rebond de 2021, sans la rattraper, a été conséquent).
À moins de 1,5 % de croissance, l’économie française ne crée pas d’emploi du fait des gains de productivité, assuraient nos économistes voilà quelques années. Avec un PIB en dollars constants inférieur en 2022 à ce qu’il était en 2019 - sachant que c’est en 2017 que fut retrouvé le niveau de production par habitant d’avant la crise de 2008 -, l’économie française est presque à l’arrêt depuis quinze ans.
Selon la Banque mondiale, le PIB français par habitant est passé de 45.334 dollars en 2008 à 38 635 dollars en 2020 (en dollar constant 2020). Américains, Suisses et Allemands ont continué de nous distancer. Notre croissance est faible, et la hausse du PIB par habitant - réelle en euros nominaux - est financée par une dette publique qui a doublé en quinze ans.
Comment, dans ces conditions, l’indice de chômage Bureau international du travail-Insee (choisi par Muriel Pénicaud en 2017 au détriment de l’indice de Pôle emploi, alors de référence) est-il descendu à 7,4 % depuis fin 2021?
En 2022, la France compte officiellement 2,3 millions de chômeurs (indice Insee), contre 2,1 millions en 2008, et plus de 3 millions de 2013 à 2015. Pourtant, Pôle emploi dénombre 500.000 chômeurs de plus en catégorie A (les chercheurs d’emploi sans aucune activité).
Pourquoi cet écart croissant entre l’Insee et Pôle emploi, alors qu’il n’était que de 14.000 chômeurs début 2009? Dans un contexte de destruction nette d’emplois dans la production, d’aggravation des déficits jumeaux (commercial et budgétaire), de croissance faible puis de stagflation, comment les actifs français auraient-ils retrouvé le chemin de l’emploi? La question a pesé lors de l’élection présidentielle.
La réponse est à argumenter en deux temps. Le premier concerne l’évolution de la démographie post-boomers et la modulation savante du nombre d’«actifs» par nos autorités ; le deuxième concerne le modèle économique national, passé en trente ans du statut de grande économie productive à celui de marché extensif (basé sur la quantité et non sur le progrès technique) reposant sur la dette et la fracture du marché de l’emploi.
Le départ en retraite des cohortes de boomers permet une réduction du nombre d’«actifs». Certes, l’activité des travailleurs âgés a progressé depuis la réforme des retraites Fillon en 2003 - c’était l’un de ses objectifs: le taux d’emploi des 50-64 ans est passé de 54 % en 2009 à 65,5 % en 2021. Reste qu’en France on compte 73 % d’actifs chez les 15-64 ans (2021), au 15e rang de l’Union européenne, à 5 points derrière l’Allemagne, où les travailleurs âgés sont nombreux.
En 2022, plus des trois quarts des baby-boomers (nés de 1942 à 1962) sont déjà à la retraite. À la fin du second quinquennat Macron, ils le seront à peu près tous. Or, la France compte déjà 17 millions de retraités! Cette masse réduit d’autant la part des «actifs» au sein de la population, et crée un effet ciseau: les générations qui quittent l’emploi sont plus nombreuses que les arrivants. Cela améliore l’emploi général - moins d’actifs, moins de chômeurs - tout en dégradant les comptes sociaux puisqu’il y a plus de retraités rapportés au nombre d’actifs.
Du fait de cette masse de retraités, le chômage se calcule sur une base plus étroite qu’en Allemagne: de 62 ans à 65 ans (voire 67 ans), un Allemand est actif ou chômeur, quand les Français sont retraités! Chez les plus jeunes travailleurs, le taux d’emploi des 15-24 ans n’a progressé en douze ans que de 30 % à 33,8 % (Insee), et celui des 25-49 ans n’a pas bougé. 27 % des 15-64 ans sont en dehors du marché de l’emploi, dont 3 femmes sur 10: ni actifs, ni chômeurs.
En définitive, seuls 29 millions de Français sur 67 millions sont «actifs»: la réduction de ce nombre est un enjeu caché pour nos dirigeants.
Or, d’autres facteurs limitent la population active. L’économie sociale tourne à plein régime: la France compte toujours plus de titulaires de l’AAH (allocation adulte handicapé) et du RSA. Et seule une minorité d’allocataires rejoint à terme l’emploi. Voilà la source de l’écart entre l’Insee et Pôle emploi: ce dernier garde l’espoir que ces allocataires reviendront un jour au travail.
Dans les années 1990, les Pays-Bas ont réduit leur chômage en accordant le statut de «handicapé» à 1 million de travailleurs jugés inaptes. Rien de tel officiellement en France. Pourtant, selon Bercy, de 2006 et 2021, les titulaires de l’AAH sont passés de 804.000 à 1.252.000 (dont 12 % seulement inscrits à Pôle emploi) ; et de 2009 à 2021, les titulaires du RSA ont grimpé de 1,3 million à 1,94 million (contre 0,4 million à la création du RMI, en 1990). En moins de quinze ans, 1,1 million de personnes ont ainsi basculé dans l’aide sociale, en majorité sorties des statistiques du chômage et de l’activité. L’Insee ne les prend plus en compte car elles ne recherchent pas activement d’emploi, ce qu’exige le BIT pour les inclure dans les chômeurs.
Sans le dire, la France a fait comme les Pays-Bas: plus on sort d’inactifs des statistiques, plus le chômage baisse.
Cette politique mal assumée est pourtant poussée par les pouvoirs publics. Dans certains départements, les patrons des centres d’assistance sociale donnent des primes à leurs agents (assistantes sociales, médecins conseils) s’ils accroissent le «stock» des allocataires: l’aide sociale représentant les deux tiers des budgets des départements, qui y ont trouvé une vocation. Entre 2010 et 2014, les dépenses d’aide et d’action sociales ont augmenté de 12 % en euros constants, passant de 59 milliards d’euros à 69 milliards d’euros - dont une grosse moitié est à la charge des départements. La croissance de cette économie sociale hors marché explique le bond des personnes jugées inaptes au travail.
En 2016, parmi les allocataires de l’AAH, 55 % relèvent de l’AAH-1 (taux d’incapacité à plus de 80 %) et sont incontestablement handicapés (souvent isolés et sans enfant, 70 % ont plus de 40 ans) . Mais 44 % - soit près de 550.000 personnes - ont un taux d’incapacité de 50 % à 79 %: c’est l’AAH-2. Leur situation est plus variée car le handicap est souvent établi sur une simple base déclarative, pour une douleur invérifiée, par exemple ; ces «handicapés temporaires» sont souvent arrêtés deux ans, parfois cinq. Ce statut a priori peu enviable est en forte hausse, et la pression ne se relâche pas.
Au total, 1,8 million de personnes (titulaires, conjoints et enfants à charge) sont couvertes par l’AAH, et 3,85 millions par le RSA. Or, seuls 20 % des foyers au RSA touchent une prime d’activité en vue d’un retour à l’emploi. Plus de 25 % des adultes des départements et régions d’outre-mer perçoivent le RSA, mais 31 % à La Réunion (qui compte 875.000 habitants).
Tout cela allège le chômage officiel.
Enfin, trois autres facteurs réduisent mécaniquement la force de travail française. Le premier est l’expatriation des Français, devenue en un quart de siècle un vaste mouvement d’émigration des jeunes. 0,9 million de Français étaient immatriculés dans nos consulats à l’étranger en 1995: ils sont désormais plus de 1,8 million. Et de 0,5 million à 1,5 million de Français supplémentaires vivraient à l’étranger sans s’être déclarés. Au total, entre 1 million et 2 millions d’actifs échappent à l’activité économique en France par l’expatriation.
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