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La ruée des Emirats arabes unis sur les forêts africaines

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  • La ruée des Emirats arabes unis sur les forêts africaines


    Alors que le pays pétrolier accueille la COP28, une société émiratie a noué des accords au Liberia, en Tanzanie, en Zambie et au Zimbabwe pour convertir une partie leurs terres en crédits-carbone. « Greenwashing » et « colonialisme », dénoncent des ONG.

    Par Clément Bonnerot

    La forêt de Bopolu, au Liberia, en novembre 2021. JOHN WESSELS/AFP

    Une poignée de main et un sourire discret. Le 25 mars, le cheikh Ahmed Dalmook Al-Maktoum, accompagné du ministre libérien des finances, ne laisse rien transparaître devant les photographes. Ce jeune membre de la famille régnante de Dubaï, au sein des Emirats arabes unis (EAU), vient pourtant de signer un protocole d’accord d’une ampleur inédite avec Monrovia. Celui-ci prévoit que le gouvernement du Liberia cède pour trente ans à la société qu’il dirige, Blue Carbon LLC, des droits exclusifs sur un million d’hectares de ses forêts, soit 10 % de la surface de ce pays d’Afrique de l’Ouest.

    « Ce partenariat marque un tournant pour Blue Carbon », explique alors le prince à la presse émiratie. Le but affiché est ambitieux : « aider à la transition vers un système économique à faible émission de carbone » en permettant aux gouvernements du monde entier « d’atteindre leurs objectifs de neutralité carbone en conformité avec la transférabilité des crédits prévue à l’article 6 de l’accord de Paris. » Ces « crédits » dont parle le cheikh sont des crédits-carbone, que les entreprises peuvent acheter pour éviter d’avoir à réduire leurs émissions.

    L’article 6 de l’accord de Paris sur le climat, conclu en décembre 2015 lors de la COP21, autorise les pays signataires à collaborer pour atteindre leurs objectifs de réduction d’émissions de gaz à effet de serre. En clair, un pays qui réduit ses émissions au-delà de ses prévisions peut vendre ses « excédents » sous forme de crédits à un pays plus pollueur, qui pourra s’en servir pour compenser ses propres émissions.

    « Echapper à ses responsabilités »


    « Cette notion de compensation fait l’objet de beaucoup de débats », explique Jutta Kill, biologiste de formation, spécialiste des marchés du carbone. « Autoriser les pays industrialisés à utiliser des crédits-carbone dans le cadre de l’accord de Paris leur permet d’échapper à leurs responsabilités, simplement parce qu’ils ont les moyens de payer. »

    Sur son site, Blue Carbon affirme simplement vouloir « aider » les pays à tirer avantage de ce mécanisme. Créée en août 2022, la société a signé en un temps record des protocoles d’accord pour des projets de gestion des forêts avec quatre pays africains. Ces arrangements portent sur 10 % de la superficie totale du Liberia, mais aussi de la Tanzanie, de la Zambie et 20 % de celle du Zimbabwe, pour un total de 25 millions d’hectares, soit près de la moitié de celle de la France.

    Ces accords sont pour l’instant préliminaires. Les règles qui régissent l’échange des crédits-carbone doivent être fixées lors de la COP28, organisée aux EAU, à partir du 30 novembre. « Les pays attendent toujours des règles claires et concrètes pour utiliser cet outil, par exemple concernant l’enregistrement et le suivi des projets », explique Erika Lennon, chercheuse au Center for International Environmental Law (CIEL), basé aux Etats-Unis.

    Contactée par Le Monde, Blue Carbon confirme attendre tout particulièrement « la mise en œuvre de l’article 6.4 », qui prévoit la création d’un marché mondial du carbone, contrôlé par un organe de supervision placé sous l’égide des Nations unies.

    Officiellement, Blue Carbon est une entreprise privée, indépendante de l’Etat émirati et elle l’assure : les crédits-carbone générés dans le cadre de ses projets sont destinés à être vendus à différents pays, « pas seulement aux Emirats arabes unis ».

    « De transgresseur à façonneur »


    Mais les liens familiaux de son fondateur ainsi qu’une version confidentielle, provisoire et non signée, du protocole d’accord entre Blue Carbon et le gouvernement du Liberia suggèrent un alignement entre les intérêts de la société et ceux des EAU. Dans une annexe de ce document que Le Monde a pu consulter, un calendrier prévoit ainsi la signature d’un « accord-cadre » pour le transfert de crédits-carbone entre les gouvernements émirati et libérien lors de la COP28.

    Interrogé sur le sujet, Blue Carbon se refuse à « commenter une simple ébauche ». Mais, s’il est confirmé, cet accord-cadre s’ajouterait à d’autres initiatives attestant de l’intérêt croissant des Emirats arabes unis pour ces transactions. En juin, plusieurs grandes entreprises liées aux émirats se sont regroupées au sein de la UAE Carbon Alliance pour développer un marché national du carbone. En septembre, cette organisation a annoncé son intention d’acheter plus de 410 millions d’euros de crédits-carbone africain d’ici à 2030.

    Cet intérêt ne surprend aucun observateur. Le 7e producteur mondial de pétrole n’a en effet aucune intention d’abandonner l’extraction des énergies fossiles, pourtant désignées comme les principales responsables du réchauffement planétaire. Mais il ne veut pas pour autant rester en marge des négociations climatiques.

    « Ces dernières années, les EAU sont passés d’un rôle de transgresseur de règles à celui de façonneur de règles. En tant qu’hôte de la COP28, ils cherchent à orienter et à influencer les discussions autour des énergies fossiles afin de maximiser leur durée », analyse Li-Chen Sim, chercheuse non résidente au cercle de réflexion américain Middle East Institute.

    La COP28 est présidée par Sultan Al-Jaber, le ministre de l’industrie émirati, également PDG de la compagnie pétrolière nationale, Abu Dhabi National Oil Company (Adnoc). En novembre 2022, Adnoc a annoncé l’augmentation de sa capacité de production à 5 millions de barils par jour d’ici à 2027.

    Laver l’image de pollueur


    Pour contourner les appels à l’abandon progressif des énergies fossiles, « les Emirats arabes unis tentent de promouvoir le concept des compensations et de le rendre plus acceptable », précise Souparna Lahiri, conseiller climat auprès de la Coalition mondiale des forêts. « Le fait d’avoir quelques alliés [avec plusieurs pays prêts à travailler avec Blue Carbon] est une bonne stratégie pour eux. »

    De quoi faire craindre une vaste opération de communication pour laver leur image de pollueur : « Ces crédits vont être utilisés par les EAU et d’autres pays riches pour augmenter leur production d’énergies fossiles, dénonce Alexandra Benjamin, experte en gouvernance forestière auprès de l’ONG néerlandaise Fern. Cela ne fera qu’aggraver la crise climatique. »

    L’inquiétude est d’autant plus grande que l’efficacité même de ces crédits-carbone est remise en cause. En janvier, une enquête conjointe de SourceMaterial, The Guardian et Die Zeit révélait que 94 % des crédits issus de projets de gestion des forêts n’étaient d’aucun bénéfice pour le climat.

    Ces projets reposent en effet sur un calcul complexe : le promoteur doit quantifier le volume de CO₂ qui serait émis en l’absence de son projet, puis celui que son projet peut éviter. La différence entre les deux correspond au nombre de crédits-carbone qu’il peut vendre.

    « Plusieurs méthodologies ont été mises au point par les développeurs de projets eux-mêmes, explique la biologiste Jutta Kill. Le problème est qu’il ne s’agit pas de mesures mais d’estimations. Les développeurs ont tout intérêt à surestimer leurs calculs. »

    Dans sa réponse au Monde, Blue Carbon invite les ONG à « ne pas supposer que des entités comme la nôtre cherchent à mettre en œuvre des cadres anciens, dépassés et très critiqués ». Mais elle ne précise pas quelle méthodologie elle compte utiliser.

    La part du lion


    Selon Axel Michaelowa, chercheur en politique climatique internationale à l’université de Zürich, la société pourrait générer jusqu’à 250 millions de crédits-carbone par an. De quoi compenser, en théorie, la totalité des émissions de CO₂ des Emirats arabes unis.

    Parallèlement, au Liberia, plus d’un million de personnes pourraient voir leurs moyens de subsistance affectés par le projet de Blue Carbon, selon l’ONG Fern. Le transfert de terres à la société constituerait une violation des droits fonciers des communautés qui en dépendent, a averti en juillet la Coordination indépendante de la surveillance des forêts, qui réunit des organisations de la société civile libérienne.

    Une perspective dont Christine Umutoni, la coordonatrice résidente des Nations unies dans le pays, s’est fait l’écho auprès du gouvernement libérien en août. « Procéder sans consultation publique approfondie est une garantie de conflit juridique, de perception négative continue du projet et de dévaluation des crédits que vous espérez mettre sur le marché », écrit-elle dans le courrier que Le Monde a pu consulter.

    Selon le protocole d’accord, Blue Carbon toucherait en outre 70 % des revenus issus de la vente des crédits-carbone, quand le gouvernement libérien n’en percevrait que 30 %. « A qui appartient la forêt ? », questionne Andrew Zeleman, le secrétaire de l’Union nationale du comité de développement de la foresterie communautaire du Liberia, en colère contre cet intermédiaire « qui se taille la part du lion ».

    Dans ce contexte, certaines ONG comme Fern, spécialisée dans la protection des forêts, qualifient ces pratiques de « colonialisme carbone ». « Ces accords empêchent les pays concernés d’utiliser leurs forêts pour respecter leurs propres engagements en matière de climat, dénonce Alexandra Benjamin. Ce sont des accaparements de terre à grande échelle (…) et une fausse solution à la crise climatique. »

    Cette enquête a été réalisée en partenariat avec le collectif d’investigation britannique SourceMaterialet The Telegraph.
    وألعن من لم يماشي الزمان ،و يقنع بالعيش عيش الحجر
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