L’explosion du nombre de personnes payées au smic est la conséquence de notre système sociofiscal qui dissuade les patrons d’augmenter les salaires.
Par Kévin Badeau
Bienvenue au pays des smicards ! Au 1er janvier de cette année, 3,1 millions de salariés du privé (hors agriculture) étaient rémunérés au smic, selon le rapport annuel du groupe d'experts sur le smic, remis fin novembre au gouvernement. En quelques années, la part des salariés du privé touchant le salaire minimum est passée de 9,8 % en 2010 à 14,5 % en 2022, avant d'atteindre 17,3 % en 2023.
Cette progression historique, battant le précédent record de 2005 (16,3 %), doit beaucoup aux fortes revalorisations du smic opérées ces derniers temps. Depuis 2021, le salaire minimum légal a été ajusté à sept reprises, pour un total de 13,5 %, et devrait culminer à 1 406 euros net par mois pour un temps plein au 1er janvier 2024. Conséquence, de nombreuses personnes, qui gagnaient autrefois légèrement plus que le salaire minimum et qui n'ont pas bénéficié d'augmentation de salaire sont aujourd'hui rattrapées par le smic. « Soit vous arrivez au smic, soit il vient à vous… », résume le sociologue Julien Damon, membre du groupe d'experts.
Ces revalorisations ne tombent pas du ciel. Pour mémoire, le « salaire minimum d'insertion et de croissance » est en partie indexé sur l'indice des prix à la consommation afin de protéger le pouvoir d'achat des plus modestes. La sortie de crise sanitaire de 2021 et la guerre en Ukraine ont provoqué une fièvre inflationniste, qui devrait d'ailleurs se poursuivre à un rythme plus modéré.
Nivellement par le bas
La croissance du nombre de « smicards » a une explication plus structurelle. L'empilement de dispositifs d'aide à l'emploi – comme la prime d'activité et l'exonération des cotisations patronales au niveau du smic – se traduit par un nivellement par le bas de la grille salariale. « François Hollande et son gouvernement, qui avait pour obsession de réduire le chômage, ont concentré les incitations de retour à l'emploi sur les faibles revenus, analyse l'économiste Pascal Perri. Cette politique n'a pas changé aujourd'hui. »
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Dans Les Échos, l'économiste Gilbert Cette, qui préside le groupe d'experts du smic, évoque dans une chronique « un système social fiscal » qui « scotche les salariés au niveau du smic » ou, du moins, dissuade les entrepreneurs de les augmenter. Le sociologue Julien Damon évoque quant à lui « un piège à smic ». La preuve par les chiffres. Faire bénéficier un salarié travaillant à temps plein et payé au smic d'une augmentation de 100 euros par mois de son revenu disponible net implique une hausse des cotisations employeur de 228 euros.
Déclassement des classes moyennes
La progression du smic et l'absence d'augmentation salariale peuvent générer une forme de frustration chez les classes moyennes dont les revenus disponibles flirtent avec le salaire minimum. Pour mémoire, la classe moyenne regroupe des catégories de la population qui, d'un point de vue statistique, se retrouvent au centre de la distribution des niveaux de vie. Selon une étude de l'Observatoire des inégalités publiée en juin dernier, la fourchette basse de la classe moyenne démarre à 1 495 euros net par mois, prestations sociales et impôts déduits, pour une personne vivant seule.
Cette porosité entre smic et classe moyenne accélère le déclassement déjà observé par une partie de la classe moyenne, en particulier au sein de celle qui exerce une fonction de cadre intermédiaire. « La prolétarisation financière de certains métiers, liés à la transformation du travail, est à la source de ce déclassement », décrypte Julien Damon. Selon les chiffres du groupe d'experts du smic, un professeur du secondaire débutant gagnait 2,3 fois le smic, il y a 40 ans. Aujourd'hui, c'est seulement 1,2 fois !