Annonce

Réduire
Aucune annonce.

De l’Afrique de l’Ouest à Cuba, dans le piège des subventions au carburant

Réduire
X
 
  • Filtre
  • Heure
  • Afficher
Tout nettoyer
nouveaux messages

  • De l’Afrique de l’Ouest à Cuba, dans le piège des subventions au carburant




    Décryptage

    La flambée du prix du baril de pétrole qui a suivi le début de la guerre en Ukraine a poussé de nombreux Etats à réduire ou supprimer leurs aides à la pompe. Au risque de déclencher une bombe sociale.

    C’est la dernière annonce en date, et probablement la plus impressionnante. Début janvier, le gouvernement cubain a affirmé qu’il comptait augmenter de 500 % le prix du carburant. L’île des Caraïbes, dont le gouvernement dit avoir l’essence la moins chère au monde, a rejoint la vingtaine de pays, du Sri Lanka au Nigeria en passant par la Tunisie, la Malaisie, le Ghana ou la Côte d’Ivoire, qui suppriment ou promettent de supprimer les subventions au carburant. Un mouvement « probablement parmi les plus substantiels » de l’histoire, « sinon le plus substantiel », estime une porte-parole du Fonds monétaire international (FMI). Brutale à Cuba, la hausse des prix à la pompe se montre ailleurs progressive, comme au Sénégal, où les autorités les ont relevés une première fois en 2023, promettant de nouvelles majorations d’ici à 2025.

    Sur la corniche de Dakar, artère centrale d’une capitale en partie coincée sur une presqu’île et dont les embouteillages sont proverbiaux, Alhussein Mamaduli vient de remplir le réservoir de son scooter, sur lequel trône en équilibre une pile de journaux. L’homme de 27 ans – visage barré d’un masque pour se protéger tant bien que mal de la pollution et de la poussière sahélienne – les livre tous les matins à des entreprises. « Chaque jour, je dois acheter pour 4 000 francs CFA [6 euros] d’essence, sinon la moto, elle ne bouge pas. C’est trop, trop cher », déplore-t-il. Son activité lui rapporte à peine plus. Interrogé sur les hausses à venir, il s’agace, en désignant l’océan Atlantique qui s’étend devant la corniche : « Nous, après on va partir sur les bateaux, parce qu’ici, il n’y a pas assez d’argent. » Le Sénégal connaît un regain de départs de migrants à destination des îles espagnoles des Canaries : des traversées meurtrières, motivées par le manque d’emplois mais aussi par le coût de la vie.

    Si, comme Dakar, de nombreuses capitales en viennent à prendre une mesure aussi sensible et impopulaire, c’est qu’elles sont prises à la gorge. En 2022, les subventions directes au carburant ont atteint un pic à l’échelle mondiale : près de 1 300 milliards de dollars (1 200 milliards d’euros), selon le FMI. Soit un triplement par rapport aux 450 milliards estimés en 2020.

    A travers le globe, 85 % des Etats, riches comme pauvres, asiatiques ou européens comme africains, appliquent une remise directe à la pompe, selon l’institution basée à Washington. En tête, on retrouve la Chine (266 milliards de dollars en 2022), suivie entre autres de l’Arabie saoudite (129), de l’Indonésie (72) ou encore de l’Algérie (45). Mais le fardeau que ces subventions représentent pour les finances publiques varie beaucoup d’un Etat à l’autre. Pour la puissance mondiale qu’est la Chine par exemple, ces 266 milliards de dollars totalisent environ 1 % du PIB. Pour l’Angola, un producteur de pétrole où un tiers des habitants vit dans l’extrême pauvreté, les aides ont doublé à 6 milliards de dollars pour atteindre 6 % de la production globale du pays. C’est presque trois fois les dépenses réalisées dans l’éducation, d’après la Banque mondiale.

    Caisses vides et budgets serrés


    En 2022, les pays en développement, notamment les plus pauvres d’entre eux – situés majoritairement en Afrique subsaharienne –, se sont retrouvés coincés dans un triple piège. Premièrement, la facture de ces aides a explosé en raison de l’envolée des cours du pétrole qui a suivi le début de la guerre en Ukraine. Le baril a dépassé 100 dollars pendant plus de six mois, contre une moyenne d’environ 70 dollars l’année précédente, selon l’Agence internationale de l’énergie (AIE). Automatiquement, le poids de la compensation a flambé.

    Or, les caisses étaient vides, ou presque. Au sud du Sahara, les budgets sont de plus en plus serrés, conséquence de la pandémie de Covid-19 et des aléas géopolitiques, qui ont contracté l’activité économique tout en augmentant les dépenses publiques. La dépréciation de nombreuses monnaies locales face au dollar a renchéri le coût des importations, massives dans ces pays peu industrialisés, notamment pour s’approvisionner… en carburant. Enfin, les Etats subsahariens n’arrivent plus à emprunter pour se redonner des marges de manœuvre budgétaires. Plus de la moitié sont en situation de surendettement ou en risque élevé de l’être. L’aide au développement a diminué ; la Chine, premier créancier bilatéral, prête de moins en moins et, sur les marchés internationaux, les taux d’intérêt réclamés sont prohibitifs.

    « Dans la majorité des cas, les Etats ne peuvent juste pas se permettre de garder ces subventions en place plus longtemps »,résumeRazia Khan, directrice de la recherche pour le Moyen-Orient et l’Afrique de la banque Standard Chartered. Et dans une « minorité » de cas, affirme l’économiste botswanaise, l’injonction à abandonner cette pratique est venue du dernier prêteur possible : le FMI. Très sollicité, il s’est montré « très rigoureux dernièrement » en la matière, ajoute-t-elle, pointant l’exemple du Kenya. La locomotive de l’Afrique de l’Est a obtenu environ 1 milliard de dollars de financements additionnels fin 2023, à condition notamment d’aligner ses prix à la pompe sur ceux du marché et de doubler leur TVA (de 8 % à 16 %) pour l’harmoniser avec les autres produits.

    Pourquoi cette hostilité ? Le FMI juge les subventions au carburant « régressives », car bénéficiant bien plus aux riches qu’aux pauvres, qui consomment beaucoup moins d’énergie. « Les quatre déciles de revenus les plus bas reçoivent 20 % des bénéfices des subventions au carburant, 80 % allant aux groupes ayant de plus hauts revenus », détaille la porte-parole du FMI. Un contraste flagrant dans ces pays où les inégalités sont particulièrement marquées, où les premiers conduisent de gourmands 4 × 4 climatisés quand les derniers se pressent dans des transports en commun bondés.

    Baisser les émissions de CO2


    Le défaut de justice sociale n’est qu’une des critiques structurelles adressées à ces aides. Il y a bien sûr, aussi, l’enjeu environnemental. A l’heure où le monde s’engage à sortir des énergies fossiles pour limiter le réchauffement climatique, des réformes profondes du prix des énergies fossiles, avec non seulement l’arrêt des subventions mais surtout des taxations, pourraient permettre de baisser de 43 % les émissions de CO2 d’ici à 2023, toujours selon le FMI.

    Razia Khan y voit même un enjeu démocratique. L’économiste note que dans les pays producteurs de pétrole, qui s’avèrent rarement exemplaires en matière de droits humains, la manne de l’or noir a facilité l’adoption de subventions – carburant, mais aussi électricité ou alimentation, à l’image de l’Algérie – pour « acheter le soutien de la population ». « Il y a une relation historique frappante entre les deux, constate-t-elle. Moins d’espace démocratique, plus de place pour les subventions. »

    Une dernière défaillance concerne leur délicate mise en application dans les pays où la gouvernance est lacunaire. Au Kenya, où les distributeurs portent le poids de la subvention avant d’en être remboursés a posteriori par l’Etat, ces derniers observent des retards de paiement récurrents. Pour les distributeurs, cela représente un surcoût financier qui « grignote chaque année 5 % à 10 % de notre marge », affirme l’un des leaders de la place. Au Nigeria, où les scandales de corruption sont ininterrompus, le système a été marqué par des fraudes massives. Un acteur du port de Lagos détaille les volumes gigantesques (entre 30 % et 50 % sont évoqués) de carburant subventionné qui entrent au Nigeria… pour partir chez ses voisins, comme le Niger ou le Bénin. « Les contrebandiers arrivent directement sur le port avec leurs camions, immatriculés dans ces pays. S’ils payent 0,50 dollar le litre de carburant subventionné, ils vont pouvoir le revendre 1 dollar. C’est totalement illégal, mais très lucratif », témoigne-t-il. En 2023, le nouveau président, Bola Tinubu, a déclaré qu’il en était fini de jouer « au Père Noël ».

    Le géant d’Afrique, pays le plus peuplé (220 millions d’habitants) et premier producteur de pétrole, a supprimé en juillet 2023 un système de subventions vieux de plusieurs décennies et qui lui a coûté 10 milliards de dollars en 2022, soit un cinquième du budget de l’Etat. Abuja avait déjà tenté la manœuvre, sans succès, en 2012. Cette fois, le prix à la pompe a été multiplié par trois.

    Des signes de recul


    Si les aides au carburant sont critiquées de toute part, leur suppression se fait au prix d’un vertigineux coût social. Comme dans le cas du livreur sénégalais Alhussein Mamaduli, le simple fait d’aller travailler engloutit aujourd’hui le salaire de nombreux Nigerians, dont beaucoup gagnent autour de 30 000 nairas (20 euros) mensuels, insiste Stanley Achonu, le directeur local de l’ONG One Campaign. L’impact ne s’arrête pas là. La hausse du carburant, couplée à une importante dévaluation (– 40 %) opérée sur le naira, a renforcé l’inflation générale dans un pays où le transport représente une part significative du prix des biens. A Lagos ou Abuja, on paye deux fois plus cher son sac de maïs ou de riz, deux aliments de base, de même que ses antibiotiques. « Aujourd’hui, les Nigérians priorisent jusqu’à l’essentiel. Si ce n’est pas absolument nécessaire, ils ne le font plus. Même si cela signifie sauter des repas ou ne plus acheter de médicaments, détaille M. Achonu. La classe moyenne s’est significativement réduite. Des gens ont plongé dans la pauvreté. C’est extrêmement difficile. »

    « Votre sacrifice ne sera pas vain »,a affirmé le président Tinubu à ses concitoyens accablés, promettant de les « repayer » en investissements dans l’éducation, la santé ou l’électricité. Des aides temporaires, notamment une compensation de 25 000 nairas pendant trois mois pour 15 millions de foyers pauvres, ont été annoncées. Mais on est loin du compte, le Nigeria totalisant au moins 130 millions de pauvres, rappelle M. Achonu : « Sans compter que ce programme de compensation est déjà suspendu en raison de soupçons de corruption. Même les efforts pour amortir le choc sont entravés par l’inaptitude des pouvoirs publics. »





    La mise en place de mesures compensatoires ciblées pour les plus pauvres est fondamentale pour que le retrait des subventions soit soutenable, souligne Grégoire Garsous, de l’Organisation de coopération et de développement économiques. Cela demande de la préparation mais aussi des outils adéquats. « C’est plus difficile dans les pays émergents, où il y a par exemple moins de bases de données sur les revenus fiscaux des ménages », observe l’analyste, citant l’exemple du chèque énergie en France, envoyé « automatiquement en dessous d’un certain niveau de revenus, à domicile ». Ce type de procédure administrative semble difficilement concevable dans de nombreux pays pauvres, peu numérisés et au cadastre souvent flou.

    Le retrait des subventions tiendra-t-il ? Déjà, en 2023, à la faveur d’un repli des cours du pétrole, la facture des subventions à l’échelle mondiale s’est rétractée à 729 millions de dollars. Confronté à des manifestations qui ont fait plusieurs morts, l’Angola, qui avait doublé ses prix à la pompe, montre des signes de recul. Le Sénégal – dont les autorités n’ont pas répondu à nos demandes d’interview – n’a pas annoncé de nouvelle hausse. La période qui s’ouvre sera propice aux coups de pouce, un nombre record d’élections étant prévu en 2024 partout dans le monde. Mais Razia Khan ne croit pas à un reflux significatif. « La plupart des gouvernements, du moins en Afrique, sont très conscients qu’avec l’augmentation tendancielle de la consommation de carburant dans leur économie, ce n’est juste pas viable. »

    Marion Douet Dakar [Sénégal], envoyée spéciale
    وألعن من لم يماشي الزمان ،و يقنع بالعيش عيش الحجر
Chargement...
X