En déclin économique et technologique, divisée, hypernormative, la zone euro doit se réveiller face à Trump, Poutine et Xi. Et parier sur l’innovation plutôt que sur la régulation.
Par François Miguet
Nunc est bibendum : « C'est maintenant qu'il faut boire ! » Ce vers du poète latin Horace a inspiré le Bibendum Michelin, dont les pneus « boivent » toutes les routes, fussent-elles truffées de nids-de-poule. Depuis sa création, il y a cent trente-cinq ans, le numéro 1 mondial des pneumatiques en a absorbé des chocs ! Et pourtant son directeur général, Florent Menegaux, broie du noir. Car non seulement il doit affronter une concurrence internationale débridée, mais il se traîne aussi quantité de boulets que ses rivaux ignorent. « L'Europe ressemble à une machine emballée et déréglée, avec des directives auxquelles chaque pays décide d'ajouter sa touche personnelle, a-t-il déploré devant le Sénat, fin janvier. Pour un industriel présent dans les 27 pays de l'Union européenne [UE], c'est un cauchemar administratif. »
Dans l'espoir d'ouvrir les yeux aux élus dont l'économie n'est pas la matière forte, Florent Menegaux a listé, graphique à l'appui, ses handicaps. À commencer par la folle hausse des coûts de production en Europe. En 2019, ils étaient supérieurs de 7 % à ceux des États-Unis et de 34 % à ceux de l'Asie. « La situation était gérable. » Mais, en 2024, ils ont été plus hauts de respectivement 15 % et 91 %. Par conséquent, « Michelin n'est plus en mesure d'exporter à partir de la France », a reconnu le patron.
Le syndrome Oblomov
Trois principaux facteurs expliquent la situation : la hausse de la facture énergétique (132 euros le mégawattheure en Europe, contre 68 euros aux États-Unis), l'inflation salariale et l'avalanche de normes uniquement destinées aux industriels dont le siège social est dans l'UE. Telle celle, d'apparence anodine, sur la traçabilité du caoutchouc, qui a coûté à Michelin « entre 150 et 200 millions d'euros ».

Si nous avons choisi de vous narrer les déboires du Bibendum de Clermont-Ferrand, lequel a annoncé la suppression de 1200 emplois en France, c'est parce qu'ils sont emblématiques d'un affaiblissement plus large. Qu'il s'agisse du hard power (la défense et l'économie) ou du soft power (la capacité à projeter ses valeurs par-delà ses frontières), notre Vieux Continent décroche. Au point qu'à en croire l'expert des relations internationales François Heisbourg, auteur d'Un monde sans l'Amérique (Odile Jacob), « les Européens semblent faire la sieste comme Oblomov, ce personnage de l'écrivain Ivan Gontcharov qui ne veut pas quitter son divan ». Un classique du roman russe dans lequel, notons-le, l'antihéros finit par périr de paresse.

Premier sujet d'endormissement : l'économie. « En 2008, celle de la zone euro était équivalente à celle des États-Unis. Or, aujourd'hui, elle est deux fois plus petite et les revenus des Américains sont supérieurs de 50 % à ceux des Européens », rappelait l'expert des relations internationales Fareed Zakaria, lors d'une rencontre de la French-American Foundation France, le 27 janvier. Bien sûr, il y a LVMH, Novo Nordisk ou Airbus… Mais ces formidables réussites made in Europe sont les arbres qui cachent la forêt en feu. « Les entreprises américaines représentent plus de 70 % de la capitalisation boursière mondiale cumulée, et la valorisation de Nvidia pèse près de deux fois plus que celle de l'ensemble des sociétés cotées allemandes », continue celui qui est également présentateur à CNN.

Normes et taxes à foison
Avec le retour de Donald Trump à la Maison-Blanche, les choses ne vont pas s'arranger. D'abord parce que le 47e président des États-Unis est le lobbyiste en chef d'America Inc. Elon Musk, Jeff Bezos, Mark Zuckerberg… Le jour de son investiture, l'ex-magnat de l'immobilier new-yorkais était entouré de dizaines de milliardaires à qui il a beaucoup promis. Diminution massive des taxes, même si elles sont déjà basses ; tronçonnage des normes, y compris celles qui protègent l'environnement ; et forages à gogo, sans se soucier du réchauffement climatique. Ensuite parce qu'il a prévu de frapper la Chine et l'Europe au portefeuille en leur appliquant des droits de douane inédits à l'époque moderne. Selon le German Economic Institute, la zone euro pourrait perdre 1,4 point de PIB du fait de ces nouvelles barrières.
Le sens commun voudrait que les Européens contre-attaquent. Ils semblent pourtant vouloir faire le contraire, débattant à longueur de temps des bienfaits supposés de la « décroissance » tout en déversant des pluies acides de normes et de taxes sur le privé pour combler les dérapages financiers du public. Résultat, les perspectives de croissance américaines sont meilleures que les nôtres (2,2 %, contre 1,2 % en 2025, selon le FMI) et, puisque nous vivons en économie ouverte, nos multinationales font cap vers le Nouveau Monde.

Le second endormissement est stratégique. « Les Européens n'ont pas compris que le soldat Ryan ne traversera pas l'Atlantique une troisième fois, que la Turquie est un membre opportuniste de l'Otan et que pour Vladimir Poutine la force prime le droit », estime un haut gradé de l'armée de terre. « Dans un monde où prime à nouveau le hard power, il faut s'appuyer sur l'économie et le militaire pour promouvoir ses valeurs, poursuit-il. Or, l'Europe fait les choses à l'envers. Elle est la seule à avoir gardé une vision kantienne de la paix, garantie par le droit, alors que les autres sont dans une vision hobbesienne, selon laquelle chacun défend ses intérêts. »

Comment donner tort à nos adversaires ? Non contente de s'être aveuglée sur la dépendance allemande au gaz russe, Bruxelles entend imposer la généralisation des véhicules électriques, dont la Chine est pourtant la seule à maîtriser entièrement la chaîne de production. « Le jour où notre parc automobile sera passé à l'électrique, Pékin aura un gros levier de pression sur nous, car on ne peut pas s'approvisionner aussi facilement en métaux rares qu'en gaz », s'émeut un expert des mines.
Masochistes ?
Pour ne rien arranger, les deux principaux moteurs européens, l'Allemagne et la France, sont en panne et, en l'absence de sursaut fédéral, l'Europe va rester faible. Car aucun de ses pays membres n'a à lui seul la taille critique nécessaire pour relever les défis du moment. Rendez-vous compte : l'UE dispose de 27 autorités financières différentes, de 27 systèmes de défense, de 27 droits du travail. Elle n'a ni marché unique des capitaux ni mécanisme de paiement unifié… « Sur les paiements électroniques, nous sommes devenus une colonie américaine ! » s'insurgeait l'ancien président du Conseil italien Enrico Letta, en faisant référence au duopole Visa-Mastercard, lors d'une récente conférence chez Amundi.
Les Européens seraient-ils masochistes ? Que ce soit au nom de causes nobles (lutter contre le réchauffement climatique) ou bien en raison d'un carcan idéologique (privilégier le consommateur par rapport à la compétitivité et donc à l'emploi), ils édictent des mesures qui les handicapent tout en favorisant leurs rivaux. Le cas de l'intelligence artificielle, bousculée par l'arrivée tonitruante du chinois DeepSeek, mérite qu'on s'y attarde. « En raison des règles de Bruxelles, bon nombre d'entreprises américaines hésitent à lancer leurs nouvelles applications en Europe, y compris leurs logiciels ouverts destinés aux développeurs », constate Yann Le Cun, responsable de la recherche en IA chez Meta.

Un comble : la dernière version du logiciel de création de vidéo d'Open AI, maison mère de ChatGPT, est disponible en Afghanistan mais pas chez nous ! Quant aux derniers iPhone 16, ils sont sortis sur le Vieux Continent sans leurs applications d'IA. Non contentes d'empêcher nos entreprises d'adopter les dernières avancées étrangères, les règles de Bruxelles brident aussi nos champions. « L'incertitude juridique qui pèse sur les épaules des seuls acteurs européens freine leur élan naturel d'innovation et leur capacité à attirer des financements, déplore Charles Gorintin, cofondateur d'Alan et de Mistral AI, deux espoirs de la tech européenne. Elle nécessite également de faire appel à des spécialistes du droit pour décrypter le règlement général de protection des données et le nouveau IA Act, alors que nos rivaux américains peuvent se focaliser sur leurs produits. »
Lilliputiens
Faute de pouvoir fusionner entre elles, nos banques sont devenues lilliputiennes face à leurs rivales américaines. La capitalisation boursière de JP Morgan Chase, premier établissement bancaire américain, est dix fois supérieure à celle de BNP Paribas, pourtant primus inter pares en Europe. Pour nos fleurons des télécoms, le constat est identique. Nous n'avons pas la taille critique.
Soyons justes, il arrive que l'UE obtienne des résultats, même s'il faut souvent attendre des crises. Durant la pandémie, les États membres ont su se mobiliser pour commander des vaccins collectivement. Et la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, s'apprête à publier une « boussole de la compétitivité » qui devrait s'inspirer du rapport de l'ancien président de la BCE, Mario Draghi. Va-t-on enfin retrouver le nord ? « Le rapport Draghi dit qu'il faut investir 5 points de PIB par an dans des projets communs, mais le problème c'est qu'il n'y a ni marge de manœuvre budgétaire ni élan politique, s'inquiète Raphaël Gallardo, chef économiste chez Carmignac. Le modèle exportateur allemand est en crise, la France est en faillite virtuelle, l'Italie n'a pas dégagé de croissance du revenu par habitant depuis vingt-cinq ans et la croissance espagnole n'est pas réplicable. »

Lors du sommet de Davos, Lawrence Summers, professeur à Harvard, très écouté, ancien ministre de Bill Clinton et conseiller de Barack Obama, a prédit ceci : « En Europe, je ne vois rien bouger. Dans six ans, il y aura un rapport Lagarde sur la compétitivité qui dira la même chose que le rapport Draghi l'an dernier. » Voilà qui ne va pas regonfler le moral de notre Bibendum.

IA : le coup de semonce de DeepSeek Un séisme. Voilà l'effet qu'a produit la sortie du modèle R1 de la start-up chinoise DeepSeek dans le monde concurrentiel de la technologie. Surprise, le coût d'entraînement de cette innovation, capable de rivaliser avec les derniers modèles de raisonnement d'Open AI, aurait été développé avec moins de 10 millions de dollars. Dix fois moins que ce qui était nécessaire jusqu'ici. « Les scientifiques chinois ont frappé un grand coup. Comme c'est publié en open source, ça va être reproduit rapidement. Cela va accélérer le progrès », explique au Point Yann Le Cun, scientifique en chef pour l'IA chez Meta. L'économiste Olivier Blanchard y voit lui un « choc de productivité ». De son côté, Donald Trump va jusqu'à évoquer un « wake-up call » (coup de semonce). Cela pourrait pousser les États-Unis à mettre les bouchées doubles sur l'IA. Quid de l'Europe ? |