Madame Niquet et Monsieur Fouquin ont donné quelques chiffres. Je voudrais simplement, en me lançant prudemment dans l’exercice de prospective que vous m’avez invité à faire, dire trois choses :
La première est qu’il faut photographier la Chine d’aujourd’hui, un pays en pleine expansion, engagé dans un développement fort sur des rails relativement solides. Cela oblige à regarder les réalités, même si elles ne sont pas toujours faciles et agréables pour nous.
Deuxièmement, on peut prévoir que, sur la voie de ce développement, dans les années à venir, un certain nombre d’obstacles surgissent. Ils peuvent perturber le miracle chinois - si miracle il y a - et altérer le fonctionnement du système et il faut les prendre également en considération.
Mais - ce sera ma synthèse - les difficultés prévisibles ne sont pas telles qu’elles altèrent la perspective d’une Chine puissante, d’un grand partenaire pour 2020. Des inflexions sont à prévoir dans le système chinois mais je ne crois pas au scénario catastrophe.
Une grande puissance en expansion sur des bases solides et dynamiques.
Je voudrais, sans multiplier les chiffres, souligner quatre points : la réussite économique, la mutation sociale, la plasticité du système politique et la réussite de l’insertion internationale.
La réussite économique est évidente : la Chine est aujourd’hui l’une des grandes puissances économiques du monde. Il existe des modes de calcul différents du PIB selon le pouvoir d’achat ou selon les chiffres bruts mais la Banque mondiale estime qu’elle est aujourd’hui la troisième puissance économique du monde derrière les Etats-Unis et le Japon : 3285 milliards de dollars de PIB en 20O7, un PIB par tête de plus de 2500 $.
Qu’elle soit premier ou deuxième exportateur, on mesure aussi la force de la Chine dans le domaine technologique. Non seulement la Chine est l’atelier du monde, comme c’est souvent dit, non seulement c’est le lieu de toutes les délocalisations, non seulement elle est aujourd’hui le deuxième pays par stock d’investissements étrangers (plus de 500 millions de dollars), derrière les Etats-Unis, non seulement le deuxième producteur d’électricité mais c’est un pays de haute technologie, on le sait peu. Je reviens sur ce que je disais en introduction : regardons la Chine telle qu’elle fonctionne, considérons son niveau de développement actuel. Je me souviens avoir vécu en 1992 une sorte de remake de « La croisière jaune », perdu au fond du désert de Gobi avec l’état-major de Citroën. Les représentants français tournaient la manivelle d’une valise Inmarsat pour tenter de communiquer avec la France lorsque le gouverneur de la province a sorti son portable en disant : « Même au milieu du désert de Gobi on téléphone comme on veut ». Aujourd’hui, non seulement 80% des portables sont fabriqués en Chine mais il y a 400 millions d’internautes. Beaucoup de Français se focalisent sur le fait qu’un certain nombre de sites Internet sont bridés, on sait moins que les Chinois communiquent en permanence avec Internet. En Chine il y a trois mois, j’ai donné mon adresse à un certain nombre de personnes, mon ordinateur croule aujourd’hui sous des messages qui abordent régulièrement des sujets politiques. A travers cet exemple anecdotique, il faut aussi prendre la mesure du fait que la Chine est une très grande puissance technologique. Là encore, la vision passéiste du médecin aux pieds nus est un peu dépassée.
Un autre point montre de façon impressionnante la force du développement économique de la Chine, c’est la maîtrise de la démographie. Présent en Chine à de nombreuses périodes, je me souviens avoir fait régulièrement le point sur la situation de la Chine en confrontant toujours l’expansion économique et la croissance démographique. Lorsque la Chine atteignit 4% de croissance du point de vue de la production agricole, on pensa que cette croissance servirait à alimenter un peu mieux sa population.
Aujourd’hui cette « course de fond » est totalement dépassée ; la Chine a maîtrisé son défi démographique : à 1 350 millions d’habitants, elle plafonnera probablement à 1400 millions mais la Chine a relevé, gagné ce défi, majeur pour son économie.
Le deuxième point sur lequel il faut également insister pour actualiser notre image de la Chine, c’est la mutation sociale.
En Chine une classe moyenne importante (entre 350 et 400 millions de personnes) vit raisonnablement bien, achète des yaourts Danone et des bouteilles d’Evian, se tient informée de ce qui se passe dans le monde, reçoit une éducation tout à fait satisfaisante. Il y a également, c’est vrai, 350 millions de pauvres, les laissés pour compte de la croissance.
Le deuxième point que j’évoquerai, revenant sur les propos de Monsieur Fouquin, c’est la disparition du problème des campagnes. Dans la théorie de Mao, l’encerclement des villes par les campagnes (idée reprise par Lin Piao pendant la Révolution culturelle) était une des choses qui apparaissait possible étant donné cet antagonisme que le maoïsme avait essayé de résoudre à plusieurs reprises, avec le « Grand bond en avant » puis utilisé pour tenter, à travers la Révolution culturelle, de renverser la direction du Parti. Aujourd’hui - c’est la continuité de tous ces efforts à travers des expériences idéologiquement différentes - les campagnes sont industrialisées, techniquement développées. Dans des villages de 250 habitants on fabrique des chaussures Adidas et des téléphones portables tout en allant irriguer les champs et planter le riz. Le produit agricole n’atteint plus aujourd’hui 20% du PIB, il y a sans doute entre 300 et 350 millions de paysans mais certains travaillent dans l’agriculture à temps partiel. Le problème rural subsiste, comme en témoignent les disparités, mais il a été réduit. Parmi les centaines de millions de personnes qui vivent à la campagne, il y a beaucoup de « rurbains ».
Enfin, il existe une élite technique, intellectuelle, scientifique, importante. Plusieurs centaines de milliers d’étudiants par an reviennent chaque année des Etats-Unis, d’Europe. Un million de Taïwanais, cadres d’entreprises sino-taïwanaises, circulent à travers le pays. Les échanges sont constants. Une véritable mutation entraîne une ouverture réelle de la perception chinoise du monde.
Le troisième point, la plasticité du système politique, est plus important encore. J’avoue que je n’y croyais pas. Il faut observer en permanence les changements qui surviennent en Chine en veillant à ne pas voir la réalité d’aujourd’hui à travers le prisme de nos désirs ou du passé.
Après Tien An Men, le régime était à genoux. Si, à ce moment-là, les sanctions et les pressions internationales avaient fonctionné comme il était prévu qu’elles fonctionnassent, peut-être aurait-il été possible de faire basculer un régime privé de leader et qui doutait de lui-même, face à d’immenses fractures dans la population et à un environnement international quasi unanime (pendant les événements de Tien An Men, Gorbatchev, présent à Pékin, faisait pression dans le même sens que les Occidentaux pour essayer de faire bouger le régime chinois).
Ce n’est certainement pas le cas aujourd’hui. Après deux ou trois ans de flottement la Chine s’est réorganisée dans le système politique en place depuis 1949. Elle a complètement modifié certaines de ses bases idéologiques. La référence au marxisme-léninisme est devenue une référence de peinture : l’élargissement de la base du Parti, le recours à ce qu’on a appelé les trois représentativités, l’économie socialiste de marché et surtout le recrutement systématique de toutes les élites dans le Parti pour des raisons pragmatiques, sans aucun a priori idéologique, ont permis à la direction chinoise de survivre, d’élargir sa base en assouplissant ses références idéologiques, et de devenir un système assez dépolitisé qu’on hésite à qualifier de léniniste (sauf, peut-être dans les méthodes), un système de parti unique que je crois aujourd’hui assez solide à travers ses mutations.
Ces mutations ont été aussi des mutations de générations : troisième génération avec Jiang Zemin, « pape » de transition qui a fait énormément pour ouvrir la Chine sur l’international et réaliser un certain nombre de réformes politiques et économiques internes, quatrième génération avec Hu Jintao, la cinquième se prépare pour 2013, on y voit déjà un certain nombre de gens prêts à élargir à la fois la base idéologique et la base sociologique du pays de façon à rendre cette direction encore plus acceptable, à défaut d’être populaire.
Quatrième point : la réussite de l’insertion internationale.
La Chine, il y a dix ou quinze ans, était considérée comme un acteur difficile des relations internationales. Lors de la Conférence sur le Cambodge, je m’étais servi du fait que la Chine était pestiférée, après Tien An Men, pour la faire venir à cette conférence et lui faire progressivement lâcher les Khmers rouges pour participer à un jeu international - ce qu’elle a fait particulièrement bien parce qu’elle avait besoin d’une réputation internationale qu’elle avait complètement perdue. Aujourd’hui, la Chine est un acteur majeur. Qu’il s’agisse de la Corée, de la Birmanie, de l’Iran, du Darfour… on n’imagine pas une solution sans les Chinois. La Chine en tire évidemment un élément de puissance et de suffisance. De plus, elle a aujourd’hui des options : l’option américaine, l’option russe (dont elle joue beaucoup en ce moment), l’option japonaise, l’option indienne. Tout ceci donne aux autorités chinoises le sentiment d’une certaine solidité et aux Chinois dans leur ensemble, y compris dans les couches profondes de la population, un vrai sentiment de fierté qu’on néglige en France, les péripéties récentes l’ont montré.
La première est qu’il faut photographier la Chine d’aujourd’hui, un pays en pleine expansion, engagé dans un développement fort sur des rails relativement solides. Cela oblige à regarder les réalités, même si elles ne sont pas toujours faciles et agréables pour nous.
Deuxièmement, on peut prévoir que, sur la voie de ce développement, dans les années à venir, un certain nombre d’obstacles surgissent. Ils peuvent perturber le miracle chinois - si miracle il y a - et altérer le fonctionnement du système et il faut les prendre également en considération.
Mais - ce sera ma synthèse - les difficultés prévisibles ne sont pas telles qu’elles altèrent la perspective d’une Chine puissante, d’un grand partenaire pour 2020. Des inflexions sont à prévoir dans le système chinois mais je ne crois pas au scénario catastrophe.
Une grande puissance en expansion sur des bases solides et dynamiques.
Je voudrais, sans multiplier les chiffres, souligner quatre points : la réussite économique, la mutation sociale, la plasticité du système politique et la réussite de l’insertion internationale.
La réussite économique est évidente : la Chine est aujourd’hui l’une des grandes puissances économiques du monde. Il existe des modes de calcul différents du PIB selon le pouvoir d’achat ou selon les chiffres bruts mais la Banque mondiale estime qu’elle est aujourd’hui la troisième puissance économique du monde derrière les Etats-Unis et le Japon : 3285 milliards de dollars de PIB en 20O7, un PIB par tête de plus de 2500 $.
Qu’elle soit premier ou deuxième exportateur, on mesure aussi la force de la Chine dans le domaine technologique. Non seulement la Chine est l’atelier du monde, comme c’est souvent dit, non seulement c’est le lieu de toutes les délocalisations, non seulement elle est aujourd’hui le deuxième pays par stock d’investissements étrangers (plus de 500 millions de dollars), derrière les Etats-Unis, non seulement le deuxième producteur d’électricité mais c’est un pays de haute technologie, on le sait peu. Je reviens sur ce que je disais en introduction : regardons la Chine telle qu’elle fonctionne, considérons son niveau de développement actuel. Je me souviens avoir vécu en 1992 une sorte de remake de « La croisière jaune », perdu au fond du désert de Gobi avec l’état-major de Citroën. Les représentants français tournaient la manivelle d’une valise Inmarsat pour tenter de communiquer avec la France lorsque le gouverneur de la province a sorti son portable en disant : « Même au milieu du désert de Gobi on téléphone comme on veut ». Aujourd’hui, non seulement 80% des portables sont fabriqués en Chine mais il y a 400 millions d’internautes. Beaucoup de Français se focalisent sur le fait qu’un certain nombre de sites Internet sont bridés, on sait moins que les Chinois communiquent en permanence avec Internet. En Chine il y a trois mois, j’ai donné mon adresse à un certain nombre de personnes, mon ordinateur croule aujourd’hui sous des messages qui abordent régulièrement des sujets politiques. A travers cet exemple anecdotique, il faut aussi prendre la mesure du fait que la Chine est une très grande puissance technologique. Là encore, la vision passéiste du médecin aux pieds nus est un peu dépassée.
Un autre point montre de façon impressionnante la force du développement économique de la Chine, c’est la maîtrise de la démographie. Présent en Chine à de nombreuses périodes, je me souviens avoir fait régulièrement le point sur la situation de la Chine en confrontant toujours l’expansion économique et la croissance démographique. Lorsque la Chine atteignit 4% de croissance du point de vue de la production agricole, on pensa que cette croissance servirait à alimenter un peu mieux sa population.
Aujourd’hui cette « course de fond » est totalement dépassée ; la Chine a maîtrisé son défi démographique : à 1 350 millions d’habitants, elle plafonnera probablement à 1400 millions mais la Chine a relevé, gagné ce défi, majeur pour son économie.
Le deuxième point sur lequel il faut également insister pour actualiser notre image de la Chine, c’est la mutation sociale.
En Chine une classe moyenne importante (entre 350 et 400 millions de personnes) vit raisonnablement bien, achète des yaourts Danone et des bouteilles d’Evian, se tient informée de ce qui se passe dans le monde, reçoit une éducation tout à fait satisfaisante. Il y a également, c’est vrai, 350 millions de pauvres, les laissés pour compte de la croissance.
Le deuxième point que j’évoquerai, revenant sur les propos de Monsieur Fouquin, c’est la disparition du problème des campagnes. Dans la théorie de Mao, l’encerclement des villes par les campagnes (idée reprise par Lin Piao pendant la Révolution culturelle) était une des choses qui apparaissait possible étant donné cet antagonisme que le maoïsme avait essayé de résoudre à plusieurs reprises, avec le « Grand bond en avant » puis utilisé pour tenter, à travers la Révolution culturelle, de renverser la direction du Parti. Aujourd’hui - c’est la continuité de tous ces efforts à travers des expériences idéologiquement différentes - les campagnes sont industrialisées, techniquement développées. Dans des villages de 250 habitants on fabrique des chaussures Adidas et des téléphones portables tout en allant irriguer les champs et planter le riz. Le produit agricole n’atteint plus aujourd’hui 20% du PIB, il y a sans doute entre 300 et 350 millions de paysans mais certains travaillent dans l’agriculture à temps partiel. Le problème rural subsiste, comme en témoignent les disparités, mais il a été réduit. Parmi les centaines de millions de personnes qui vivent à la campagne, il y a beaucoup de « rurbains ».
Enfin, il existe une élite technique, intellectuelle, scientifique, importante. Plusieurs centaines de milliers d’étudiants par an reviennent chaque année des Etats-Unis, d’Europe. Un million de Taïwanais, cadres d’entreprises sino-taïwanaises, circulent à travers le pays. Les échanges sont constants. Une véritable mutation entraîne une ouverture réelle de la perception chinoise du monde.
Le troisième point, la plasticité du système politique, est plus important encore. J’avoue que je n’y croyais pas. Il faut observer en permanence les changements qui surviennent en Chine en veillant à ne pas voir la réalité d’aujourd’hui à travers le prisme de nos désirs ou du passé.
Après Tien An Men, le régime était à genoux. Si, à ce moment-là, les sanctions et les pressions internationales avaient fonctionné comme il était prévu qu’elles fonctionnassent, peut-être aurait-il été possible de faire basculer un régime privé de leader et qui doutait de lui-même, face à d’immenses fractures dans la population et à un environnement international quasi unanime (pendant les événements de Tien An Men, Gorbatchev, présent à Pékin, faisait pression dans le même sens que les Occidentaux pour essayer de faire bouger le régime chinois).
Ce n’est certainement pas le cas aujourd’hui. Après deux ou trois ans de flottement la Chine s’est réorganisée dans le système politique en place depuis 1949. Elle a complètement modifié certaines de ses bases idéologiques. La référence au marxisme-léninisme est devenue une référence de peinture : l’élargissement de la base du Parti, le recours à ce qu’on a appelé les trois représentativités, l’économie socialiste de marché et surtout le recrutement systématique de toutes les élites dans le Parti pour des raisons pragmatiques, sans aucun a priori idéologique, ont permis à la direction chinoise de survivre, d’élargir sa base en assouplissant ses références idéologiques, et de devenir un système assez dépolitisé qu’on hésite à qualifier de léniniste (sauf, peut-être dans les méthodes), un système de parti unique que je crois aujourd’hui assez solide à travers ses mutations.
Ces mutations ont été aussi des mutations de générations : troisième génération avec Jiang Zemin, « pape » de transition qui a fait énormément pour ouvrir la Chine sur l’international et réaliser un certain nombre de réformes politiques et économiques internes, quatrième génération avec Hu Jintao, la cinquième se prépare pour 2013, on y voit déjà un certain nombre de gens prêts à élargir à la fois la base idéologique et la base sociologique du pays de façon à rendre cette direction encore plus acceptable, à défaut d’être populaire.
Quatrième point : la réussite de l’insertion internationale.
La Chine, il y a dix ou quinze ans, était considérée comme un acteur difficile des relations internationales. Lors de la Conférence sur le Cambodge, je m’étais servi du fait que la Chine était pestiférée, après Tien An Men, pour la faire venir à cette conférence et lui faire progressivement lâcher les Khmers rouges pour participer à un jeu international - ce qu’elle a fait particulièrement bien parce qu’elle avait besoin d’une réputation internationale qu’elle avait complètement perdue. Aujourd’hui, la Chine est un acteur majeur. Qu’il s’agisse de la Corée, de la Birmanie, de l’Iran, du Darfour… on n’imagine pas une solution sans les Chinois. La Chine en tire évidemment un élément de puissance et de suffisance. De plus, elle a aujourd’hui des options : l’option américaine, l’option russe (dont elle joue beaucoup en ce moment), l’option japonaise, l’option indienne. Tout ceci donne aux autorités chinoises le sentiment d’une certaine solidité et aux Chinois dans leur ensemble, y compris dans les couches profondes de la population, un vrai sentiment de fierté qu’on néglige en France, les péripéties récentes l’ont montré.
Commentaire