Par Zineddine Sekfali, ancien ministre
Dans soir d'algérie 11 Avril 2011
Le soulèvement populaire en Libye et les frappes aériennes effectuées sur ce pays par plusieurs Etats ont remis à l’ordre du jour trois à quatre principes supérieurs du droit. Ces principes structurent les représentations et les idées politiques contemporaines et forment le socle du droit international public en vigueur.
Ce ne sont pas de simples constructions théoriques ou doctrinales, mais le produit d’une lente mais irrésistible évolution du droit et des relations internationales ; ils ont été forgés dans le réel historique et éprouvés par une application concrète. Le premier de ces principes est assez ancien : c’est celui du droit de tout peuple à la résistance à l’oppression ; le second, plus ancien encore, a été forgé au XVIe siècle et s’est développé au point de devenir le pivot autour duquel s’organisent les relations interétatiques ; c’est le principe de la souveraineté de l’Etat avec ses corollaires, le principe de l’égalité des Etats et celui de la non-intervention ; le quatrième est récent puisqu’il date d’un peu plus qu’une douzaine d’années : c’est «la responsabilité de protéger » — certains disent «le devoir de protéger » —, principe qui oblige la communauté internationale à secourir et défendre, au besoin par les armes, les peuples exposés, du fait de leurs gouvernants, à des violations massives des droits de l’homme. Les principes de souveraineté, d’égalité et de non-intervention sont systématiquement invoqués par les Etats et gouvernements qui pratiquent des politiques autoritaires et n’aiment pas qu’on se mêle de leurs affaires. «Charbonnier est maître chez soi», avait dit devant la SDN le ministre nazi Goebbels, ajoutant pour être bien compris : «Nous n’avons de compte à rendre ni à l’Humanité ni à la Société des nations.» Le droit de résistance à l’oppression et le devoir de protection sont par contre revendiqués par les peuples opprimés et réprimés. «Ce qui fait la noblesse de l’esclave, c’est sa révolte », a observé le philosophe Nietzsche. Apparemment, ces principes s’excluent mutuellement. Cependant, la communauté internationale n’en exclut aucun. Elle en confirme la validité et les applique toujours ; en les relativisant, elle parvient sinon à les concilier, du moins à les rendre compatibles. C’est ce que l’on va essayer de montrer dans cette étude cursive.
Le droit à la résistance
La disposition normative de base qui consacre le droit des peuples à la résistance contre l’oppression est contenue dans le préambule de la Charte universelle des droits de l’homme, adoptée par l’assemblée générale des Nations unies, à Paris, le 10 décembre 1948 ; cette disposition est ainsi rédigée : «Considérant qu'il est essentiel que les droits de l'homme soient protégés par un régime de droit pour que l'homme ne soit pas contraint, en suprême recours, à la révolte contre la tyrannie et l'oppression.» C’est un droit, certes de dernier recours, mais un droit quand même. En effet, qui peut admettre qu’un peuple violemment opprimé et sévèrement réprimé reste sans recours et sans secours ? Les rédacteurs de la Charte, parmi lesquels il faut citer l’ancien résistant et ambassadeur, Stéphane Hessel, partisan, aussi enthousiaste qu’il y a soixante ans, d’un ordre international fondé sur le droit et respectueux de la dignité humaine ; les autres membres étaient des cadres supérieurs, de hauts fonctionnaires, des experts en questions juridiques. Ils se sont tous inspirés, dans leur travail, de trois textes fondateurs, qui sont dans l’ordre chronologique :
Les auteurs de ces trois documents étaient des politiques, des insurgés, ou mieux encore des révolutionnaires. D’où les différences de forme et parfois aussi de fond entre ces divers instruments juridiques, d’une part, et la Charte de 1948, d’autre part.
La formulation retenue par Thomas Jefferson, l’insurgé qui deviendra quatre ans plus tard président des Etats-Unis, est la suivante : «Les gouvernements sont établis parmi les hommes pour garantir les droits, et leur juste pouvoir émane du consentement des gouvernés. Toutes les fois qu'une forme de gouvernement devient destructive de ce but, le peuple a le droit de la changer ou de l'abolir et d'établir un nouveau gouvernement.» La Charte adoptée en 1789, au début donc de la Révolution française, par les «représentants du peuple» réunis en assemblée constituante, utilise des termes plus catégoriques ; son article 2 stipule en effet : «Le but de toute association politique est la conservation des droits naturels et imprescriptibles de l'Homme. Ces droits sont la liberté, la propriété, la sûreté, et la résistance à l'oppression.»
On se rend bien compte que l’on est monté d’un cran par rapport à la formulation de la charte américaine. Quant à la Charte de 1793, adoptée par La Convention qui a fait décapiter le roi de France et instauré le régime de la Terreur, elle est évidemment encore plus radicale que la précédente ; elle consacre à la question quatre articles dans lesquels on trouve ces mots très significatifs de résistance, oppression, tyrannie et insurrection ; il est intéressant de rappeler ici, dans son libellé complet, l’article 35 : «Quand le gouvernement viole les droits du peuple, l’insurrection est, pour le peuple et pour chaque portion du peuple, le plus sacré des droits et le plus indispensable des devoirs.» On comprend aisément que de par leur formation, les fonctions publiques exercées, leur qualité de représentants d’Etats et de gouvernements, les rédacteurs de la Charte de 1948 ne pouvaient utiliser des propos aussi radicaux ; ils ont dû, au contraire, faire montre de beaucoup de retenue et de réserve, afin que la Charte, en étant la plus consensuelle possible, soit approuvée par tous et obtienne vite les ratifications nécessaires à sa mise en vigueur.
S’agissant des fondements doctrinaux de ce droit de résistance, beaucoup d’auteurs les trouvent dans les idées philosophiques des «Lumières», chez Locke, Kant, Hegel et Montesquieu, notamment. D’autres auteurs estiment que ce droit a des racines dans le christianisme ; à cet égard, saint Thomas d’Aquin fait référence comme théoricien du droit de résistance à l’oppression et à la tyrannie.
S’agissant de la tradition musulmane, il convient de rappeler ces propos du calife Omar qui rendait grâce à Allah qui veut qu’il y ait toujours un musulman en mesure de «redresser les déviances de Omar, au besoin par l’épée : wa law bisseyf !» ; on comprend que les déviances dont parlait le calife sont l’absolutisme et l’autoritarisme. On sait par ailleurs, que si il est ordonné aux musulmans d’obéir au gouvernant (wali el amr), il leur est permis, selon le même précepte, de lui désobéir quand lui-même désobéit au Créateur ; il est précisé dans ce précepte — et cela est très important — que «les atteintes à la justice, à l’égalité et à la liberté sont des actes de désobéissance au Créateur». En tout état de cause, le concept de «droit de résistance à l’oppression» fait désormais partie du droit positif et des droits de l’homme reconnus et garantis par la communauté internationale. Ce droit de résistance a du reste été souvent invoqué à travers le monde, pendant la décolonisation (Viêt-Nam 1946- 1954 puis 1959-1975 et Algérie 1945 puis 1954-1962), en pleine guerre froide (soulèvement de Budapest en 1956, Printemps de Prague en 1968), lors du réveil des nationalités dans les Balkans (Bosnie -Kosovo) ; il l’est encore aujourd’hui en Palestine occupée, dans le Caucase (Tchétchénie), aux confins de la Chine (Tibet), au Soudan (Darfour), en Somalie, en Libye, au Yémen, en Syrie et ailleurs… Bien sinistre liste que celle de ces pays africains et arabes, où ceux qui détiennent le pouvoir guerroient contre leurs peuples et refusent qu’on les assiste, sous prétexte que le principe de la souveraineté des Etats et celui de la non-intervention l’interdisent, et il est triste de constater, par la même occasion, que beaucoup d’Etats africains et arabes font partie de ceux qui sont atteints d’un grave déficit démocratique et ont un taux élevé de violations des droits de l’homme et du citoyen.
Dans soir d'algérie 11 Avril 2011
Le soulèvement populaire en Libye et les frappes aériennes effectuées sur ce pays par plusieurs Etats ont remis à l’ordre du jour trois à quatre principes supérieurs du droit. Ces principes structurent les représentations et les idées politiques contemporaines et forment le socle du droit international public en vigueur.
Ce ne sont pas de simples constructions théoriques ou doctrinales, mais le produit d’une lente mais irrésistible évolution du droit et des relations internationales ; ils ont été forgés dans le réel historique et éprouvés par une application concrète. Le premier de ces principes est assez ancien : c’est celui du droit de tout peuple à la résistance à l’oppression ; le second, plus ancien encore, a été forgé au XVIe siècle et s’est développé au point de devenir le pivot autour duquel s’organisent les relations interétatiques ; c’est le principe de la souveraineté de l’Etat avec ses corollaires, le principe de l’égalité des Etats et celui de la non-intervention ; le quatrième est récent puisqu’il date d’un peu plus qu’une douzaine d’années : c’est «la responsabilité de protéger » — certains disent «le devoir de protéger » —, principe qui oblige la communauté internationale à secourir et défendre, au besoin par les armes, les peuples exposés, du fait de leurs gouvernants, à des violations massives des droits de l’homme. Les principes de souveraineté, d’égalité et de non-intervention sont systématiquement invoqués par les Etats et gouvernements qui pratiquent des politiques autoritaires et n’aiment pas qu’on se mêle de leurs affaires. «Charbonnier est maître chez soi», avait dit devant la SDN le ministre nazi Goebbels, ajoutant pour être bien compris : «Nous n’avons de compte à rendre ni à l’Humanité ni à la Société des nations.» Le droit de résistance à l’oppression et le devoir de protection sont par contre revendiqués par les peuples opprimés et réprimés. «Ce qui fait la noblesse de l’esclave, c’est sa révolte », a observé le philosophe Nietzsche. Apparemment, ces principes s’excluent mutuellement. Cependant, la communauté internationale n’en exclut aucun. Elle en confirme la validité et les applique toujours ; en les relativisant, elle parvient sinon à les concilier, du moins à les rendre compatibles. C’est ce que l’on va essayer de montrer dans cette étude cursive.
Le droit à la résistance
La disposition normative de base qui consacre le droit des peuples à la résistance contre l’oppression est contenue dans le préambule de la Charte universelle des droits de l’homme, adoptée par l’assemblée générale des Nations unies, à Paris, le 10 décembre 1948 ; cette disposition est ainsi rédigée : «Considérant qu'il est essentiel que les droits de l'homme soient protégés par un régime de droit pour que l'homme ne soit pas contraint, en suprême recours, à la révolte contre la tyrannie et l'oppression.» C’est un droit, certes de dernier recours, mais un droit quand même. En effet, qui peut admettre qu’un peuple violemment opprimé et sévèrement réprimé reste sans recours et sans secours ? Les rédacteurs de la Charte, parmi lesquels il faut citer l’ancien résistant et ambassadeur, Stéphane Hessel, partisan, aussi enthousiaste qu’il y a soixante ans, d’un ordre international fondé sur le droit et respectueux de la dignité humaine ; les autres membres étaient des cadres supérieurs, de hauts fonctionnaires, des experts en questions juridiques. Ils se sont tous inspirés, dans leur travail, de trois textes fondateurs, qui sont dans l’ordre chronologique :
- la Déclaration d’Indépendance des Etats d’Amérique du 4 juillet 1776 ;
- la Charte universelle des droits de l’homme et du citoyen du 26 août 1789 ;
- la Charte universelle des droits de l’homme et du citoyen du 24 juin 1793.
Les auteurs de ces trois documents étaient des politiques, des insurgés, ou mieux encore des révolutionnaires. D’où les différences de forme et parfois aussi de fond entre ces divers instruments juridiques, d’une part, et la Charte de 1948, d’autre part.
La formulation retenue par Thomas Jefferson, l’insurgé qui deviendra quatre ans plus tard président des Etats-Unis, est la suivante : «Les gouvernements sont établis parmi les hommes pour garantir les droits, et leur juste pouvoir émane du consentement des gouvernés. Toutes les fois qu'une forme de gouvernement devient destructive de ce but, le peuple a le droit de la changer ou de l'abolir et d'établir un nouveau gouvernement.» La Charte adoptée en 1789, au début donc de la Révolution française, par les «représentants du peuple» réunis en assemblée constituante, utilise des termes plus catégoriques ; son article 2 stipule en effet : «Le but de toute association politique est la conservation des droits naturels et imprescriptibles de l'Homme. Ces droits sont la liberté, la propriété, la sûreté, et la résistance à l'oppression.»
On se rend bien compte que l’on est monté d’un cran par rapport à la formulation de la charte américaine. Quant à la Charte de 1793, adoptée par La Convention qui a fait décapiter le roi de France et instauré le régime de la Terreur, elle est évidemment encore plus radicale que la précédente ; elle consacre à la question quatre articles dans lesquels on trouve ces mots très significatifs de résistance, oppression, tyrannie et insurrection ; il est intéressant de rappeler ici, dans son libellé complet, l’article 35 : «Quand le gouvernement viole les droits du peuple, l’insurrection est, pour le peuple et pour chaque portion du peuple, le plus sacré des droits et le plus indispensable des devoirs.» On comprend aisément que de par leur formation, les fonctions publiques exercées, leur qualité de représentants d’Etats et de gouvernements, les rédacteurs de la Charte de 1948 ne pouvaient utiliser des propos aussi radicaux ; ils ont dû, au contraire, faire montre de beaucoup de retenue et de réserve, afin que la Charte, en étant la plus consensuelle possible, soit approuvée par tous et obtienne vite les ratifications nécessaires à sa mise en vigueur.
S’agissant des fondements doctrinaux de ce droit de résistance, beaucoup d’auteurs les trouvent dans les idées philosophiques des «Lumières», chez Locke, Kant, Hegel et Montesquieu, notamment. D’autres auteurs estiment que ce droit a des racines dans le christianisme ; à cet égard, saint Thomas d’Aquin fait référence comme théoricien du droit de résistance à l’oppression et à la tyrannie.
S’agissant de la tradition musulmane, il convient de rappeler ces propos du calife Omar qui rendait grâce à Allah qui veut qu’il y ait toujours un musulman en mesure de «redresser les déviances de Omar, au besoin par l’épée : wa law bisseyf !» ; on comprend que les déviances dont parlait le calife sont l’absolutisme et l’autoritarisme. On sait par ailleurs, que si il est ordonné aux musulmans d’obéir au gouvernant (wali el amr), il leur est permis, selon le même précepte, de lui désobéir quand lui-même désobéit au Créateur ; il est précisé dans ce précepte — et cela est très important — que «les atteintes à la justice, à l’égalité et à la liberté sont des actes de désobéissance au Créateur». En tout état de cause, le concept de «droit de résistance à l’oppression» fait désormais partie du droit positif et des droits de l’homme reconnus et garantis par la communauté internationale. Ce droit de résistance a du reste été souvent invoqué à travers le monde, pendant la décolonisation (Viêt-Nam 1946- 1954 puis 1959-1975 et Algérie 1945 puis 1954-1962), en pleine guerre froide (soulèvement de Budapest en 1956, Printemps de Prague en 1968), lors du réveil des nationalités dans les Balkans (Bosnie -Kosovo) ; il l’est encore aujourd’hui en Palestine occupée, dans le Caucase (Tchétchénie), aux confins de la Chine (Tibet), au Soudan (Darfour), en Somalie, en Libye, au Yémen, en Syrie et ailleurs… Bien sinistre liste que celle de ces pays africains et arabes, où ceux qui détiennent le pouvoir guerroient contre leurs peuples et refusent qu’on les assiste, sous prétexte que le principe de la souveraineté des Etats et celui de la non-intervention l’interdisent, et il est triste de constater, par la même occasion, que beaucoup d’Etats africains et arabes font partie de ceux qui sont atteints d’un grave déficit démocratique et ont un taux élevé de violations des droits de l’homme et du citoyen.
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